Mustapha Jmahri : J’ai toujours besoin de relire, d’être relu et de réécrire la même chose plusieurs fois


Abdelkrim Mouhoub
Vendredi 13 Septembre 2024

Mustapha Jmahri : J’ai toujours besoin de relire, d’être relu et de réécrire la même chose plusieurs fois
Le privilège de l’écrivain est de nous entraîner là où il veut et où nous ne serions pas allés sans lui. Et comme le lecteur disposant d’outils de recherche, il va d’aventure en aventure pour pouvoir solliciter les plis et replis du texte afin d’en dégager un sens et en déguster sa part du plaisir qu’il lui offre.
Nos écrivains sont là pour nous ouvrir, à nous lecteurs, quelques pistes de lecture et même des outils, un avant-goût de ces jouissances amenant la satisfaction, voire la satiété, étant leurs complices. 

 
Libé : Quel a été votre premier texte, nouvelle ou roman, que vous avez publié, que vous avez soumis au lecteur ?

M.J : J’avais quitté ma ville El Jadida, au début des années 1970, pour continuer mes études au lycée Imam Malik à Casablanca (ancienne école de la Gare pendant le Protectorat). J’étais alors en classe de baccalauréat lettres et ce fut à l’internat que je découvris avec mes camarades élèves venus de plusieurs petites villes et villages reculés plusieurs passions : cinéma, théâtre, sport, lecture et écriture. Nous avions alors constitué une troupe de théâtre parmi les élèves appelée « Association du théâtre des Avares » et en même temps, j’avais commencé à écrire de petites nouvelles en arabe ancrées dans la réalité comme on la vivait et comme on l’avait appréhendé dans ces années-là, m’inspirant des nouvellistes marocains en vogue à l’époque tels Mohammed Zefzaf, Driss Khoury, Abdeljebbar Sehimi, entre autres.
Un élève en particulier de Khouribga qui avait déjà publié par deux fois dans un journal marocain Al-Alam, m’avait alors montré comment envoyer mes essais à ce journal qui consacrait chaque semaine une page « Aswat » aux jeunes débutants. Après un ou deux essais infructueux, un certain lundi matin du mois de janvier 1972 rentrant au lycée après la Grande sortie du week-end, et passant par l’avenue Mohammed V, j’avais acheté Al-Alam à 50 centimes et je tombais sur ma nouvelle intitulée « La recherche du dîner », postée une semaine plus tôt, publiée dans ladite page. C’était alors mon premier texte publié dans la presse. Je ne vous cache pas l’euphorie qui m’avait alors pris. Je marchais dans la rue me précipitant vers mon lycée mais je sentais comme si je volais au-dessus des nuages. Un demi-siècle plus tard, je continue toujours à écrire.

Quels sont alors les auteurs ayant influencé votre manière de regarder les faits et de les écrire ?

-A l’époque, c’étaient des auteurs qu’on avait découvert entre nous, jeunes élèves, ou en discussion avec nos professeurs dont beaucoup étaient de jeunes Français de la coopération d’un esprit moderne ou tiers-mondiste pour certains d’entre eux et aussi quelques jeunes professeurs marocains dont la majorité était affiliée à gauche. Parmi nos auteurs préférés figuraient Albert Camus et son roman « L’étranger » qui nous avait fascinés par sa simplicité tout autant que par sa profondeur. On lisait facilement ce roman à tel point qu’on se disait que nous pouvions écrire de même. Ce semblant de facilité était là un point fort chez cet écrivain d’exception. Il y avait aussi Victor Hugo et son roman « Les misérables ». En langue arabe, il y avait l’Egyptien Mostafa Lotfi Manfalouti et ses écrits profondément romantiques, qui titillaient notre adolescence, sans oublier un écrivain libanais philosophe et rêveur, Jabrane Khalil Jabrane. Quant aux Marocains, je lisais notamment Abdeljebbar Sehimi et Mohammed Zefzaf. On était de fidèles lecteurs des suppléments culturels des journaux en arabe Al-Moharrir et Al-Alam qui nous permettaient de suivre l’actualité littéraire marocaine et la production de ses principaux représentants. Il y avait aussi des écrits à caractère politique notamment d’inspiration marxiste-léniniste qui circulaient discrètement parmi les élèves. Et puis, nous étions une génération pétrie de curiosité malgré la modestie de nos origines sociales, c’est ainsi qu’on cherchait, par exemple, à connaître la vie de l’opposant Mehdi Ben Barka, du révolutionnaire Ernesto Che Guevara et de Léon Trotski. Des fois, un seul livre comme « De la dictature » de Maurice Duverger, dans sa traduction arabe, passait chez tous les internes qui le lisaient à tour de rôle. On pouvait également emprunter des livres à l’Institut français du boulevard Zerktouni et là on avait l’embarras du choix pour des livres et romans de Jean Paul Sartre, de Françoise Sagan et autres écrivains qu’on disait de gauche ou iconoclastes.

Pour écrire, faudrait-il se faire imposer un cérémonial quelconque, se soumettre à ses contraintes ? En est-il de même pour tous vos textes ?

 L’écriture a besoin d’isolement et de concentration dans un coin de la maison. Aujourd’hui, j’écris de mon bureau chez moi devant mon ordinateur, mais dans ma jeunesse, c’était un coin de la maison familiale. La concentration n’était jamais garantie. Hier comme aujourd’hui, la contrainte c’est celle du temps, j’ai besoin de beaucoup de temps, de la 25ème heure comme disait le film, ce qui fait que je n’écris pas facilement mes textes. J’ai toujours besoin de relire, d’être relu et de réécrire la même chose plusieurs fois. Dans mon cas, il ne faut pas perdre de vue que j’ai longtemps écris en arabe avant de prendre le chemin de l’écriture en français. Cela est arrivé suite à ma rencontre décisive avec Abdelkébir Khatibi après ma participation à son atelier « L’écriture et la région » tenu à El Jadida en 1990. J’ai alors investi un champ où on ne se bousculait pas : les études du local. On n’est donc jamais satisfait de ce que l’on fait et si l’on l’est, c’est que quelque chose ne marche pas. L’insatisfaction vous laisse vigilant car les mots ne sont jamais faciles à manier.

« Ecrire, c’est le double plaisir de raconter et de se raconter une histoire, et c’est aussi le plaisir d’écrire, qui est inexplicable », dit Françoise Sagan dans un entretien accordé au Magazine littéraire en juin 1969.

Françoise Sagan a raison de le dire. Roland Barthes avait, lui aussi, consacré un livre sur ce thème « Le Plaisir du texte ». Le plaisir est là au départ du travail intellectuel quel qu’il soit. Il est au préalable dans la recherche de l’histoire, dans son écriture, puis après sa publication et dans les échanges qu’il suscite. J’en fais l’expérience chaque jour, précisément à travers mon projet éditorial « Les Cahiers d’El Jadida » et je découvre que certains textes par exemple biographiques ou des récits de vie sont lus en famille et appréciés par des lecteurs qui découvrent une partie de leur histoire personnelle et familiale. Leur satisfaction vient du fait qu’ils sentent que cette écriture leur a donné une reconnaissance. Là on peut parler d’un plaisir partagé entre l’écrivain et ses lecteurs à la fois.

D’autant plus que le plaisir dans et de l’écriture est très sentimental. Si le plaisir vient de manquer ou s’il manque déjà à la base, il n’y aurait pas « une bonne » écriture.

Vous avez publié votre unique roman « Les sentiers de l’attente » il y a une vingtaine d’années, quelle est son histoire ?

C’est en 2014 que les éditions de L’Harmattan à Paris ont publié mon premier roman (et unique à ce jour) intitulé. Les sentiers de l’attente paru dans la collection Lettres du monde arabe. Il s’agit d’un roman d’amour dans le Maroc des années soixante-dix et dont les faits se passent à El Jadida et Casablanca que j’ai nommées Mazagan et Anfa.  Ce roman représente une halte plaisante dans mon parcours de chercheur en histoire locale. Je ne cache pas que j’ai écrit ce roman, au départ, pour moi-même. Après plus d’une trentaine d’années de labeur sur l’histoire d’El Jadida et qui ont donné naissance à presque une trentaine de publications. J’ai estimé qu’écrire un roman léger serait une sorte d’évasion. Au départ, je n’avais pas l’intention de le publier car c’était ma première expérience en tant que romancier et je ne me sentais pas capable de réaliser une œuvre romanesque de quelque qualité. Mais j’ai pris la décision de partager cette expérience avec le public après avoir reçu des avis encourageants de mes amis qui ont lu le manuscrit.

La technique d’écriture de ce roman repose sur le croisement de deux histoires : celle d’un journaliste retraité qui cherche à écrire un roman d’amour et celle de son collègue, historien, qui vient de retrouver, par hasard, son amie de jeunesse perdue de vue pendant une quarantaine d’années. On peut donc considérer que le récit principal, c'est-à-dire celui du journaliste-narrateur, encadre le deuxième récit, celui de l’historien. Le thème central de l’histoire est la rencontre amicale de deux anciens amoureux : l’historien Zouine et son ex-amie Menny. Toute l’histoire est prise comme prétexte pour évoquer le passé commun des deux amoureux dans le contexte des années soixante-dix au Maroc et les effets du temps sur le physique et le psychisme de chacun d’eux.

Avec ce roman, je peux dire que j’avais retrouvé ma liberté d’imaginer et de rêver, laquelle liberté m’avait un peu manqué en lançant « Les Cahiers d’El Jadida ». Les Sentiers de l’attente est un roman qui exalte les petites choses de la vie.

Un mot sur votre projet « Les Cahiers d’El Jadida » qui entame aujourd’hui sa 31ème année d’existence

Lancée en 1993, la série Les Cahiers d’El Jadida a pour objectif de mettre à la disposition des lecteurs, qu’ils soient chercheurs ou simples curieux, des données sur le passé récent de cette cité cosmopolite et historique. Il fallait d’urgence s’atteler à cette tâche car les éléments du passé (archives et souvenirs) sont toujours sujets à disparition et risquent de se perdre à jamais. Consigner les bribes de mémoire sur le papier, les sauver de l’oubli fut pour moi un devoir moral.

Faire connaître l’histoire locale, c’est enrichir l’Histoire du Maroc en général dans sa diversité et ses spécificités. Cette idée n’est pas nouvelle, elle avait été affirmée auparavant par des intellectuels éminents comme Mokhtar Soussi, Germain Ayache et Paul Pascon.

A ce jour, la série a révélé une partie de la bibliographie historique de la ville et a recueilli les souvenirs des anciens Jdidis marocains sur leur vie au temps du Protectorat, ceux des Français anciens de la ville ainsi que les témoignages des Marocains de confession juive sur leur attachement à la cité. Elle a permis aussi l’évocation de la vie d’autres communautés européennes. La série a abordé également le rôle du port dans la création de la cité, la vie des agriculteurs étrangers dans les Doukkala, l’histoire consulaire de la ville, les chroniques secrètes, le patrimoine portugais classé patrimoine mondial et l’aspect sanitaire au cours des derniers siècles.

Certaines investigations, par exemple, ont permis de mettre à jour la visite d’Antoine de Saint-Exupéry à la kasbah de Boulaouane en 1927 et l’installation de l’écrivaine suisse Grethe Auer à Mazagan en 1898.

Propos recueillis par Abdelkrim Mouhoub

Biographie

Ecrivain marocain, Mustapha Jmahri, journaliste de formation, est membre de l’Association « Doukkala mémoire pour le patrimoine» et de l’Union des écrivains du Maroc. Il est l’auteur-éditeur des Cahiers d’El-Jadida (25 ouvrages à ce jour) et a également publié quatre œuvres littéraires chez L’Harmattan dont son récit autobiographique intitulé A l’ombre d’El Jadida. En 2014, il a publié son premier roman « Les sentiers de l’attente ».

Parmi ses ouvrages sur El Jadida : Souvenirs marocains, L’histoire consulaire de Mazagan, Médecines et médecins à El Jadida, Mémoires du lycée Ibn Khaldoun, Le port d’El Jadida, Traces de pas sur la plage, El Jadida fragments de vie, La communauté juive d’El Jadida…
Les Cahiers d’El Jadida est une série d’ouvrages sur la cité d’El Jadida et les Doukkala lancée par l’auteur et qui a fêté en 2023 son trentenaire. Cette fresque mémorielle a vu naître sa première publication en 1993 avant d’atteindre en 2024 le nombre de 25 ouvrages sans compter les romans, les recueils de nouvelles, les essais et les chroniques.


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