Mohamed Charfi : Journal d'un homme des lumières

Ce n'est pas un journal au sens de confessions intimes : Mohamed Charfi, l'excellent ancien ministre de l'Education nationale tunisien, nous livre plutôt une sorte de carnet de route d'un homme public qui a choisi très tôt de s'engager par ses propres moyens  sur la voie de la modernisation de son pays;  modernisation qui veut tout simplement dire permettre aux gens d'accéder à un minimum de dignité en conformité avec l'esprit du temps. Bien sûr, pour être en conformité morale avec cet engagement qui a une dimension éthique indéniable, Mohamed Charfi nous met souvent au cœur d'aspects  intimes de son parcours notamment au niveau de sa réflexion interne mue par les contingences d'une époque mouvementée. Il n'hésite pas non plus à nous restituer les séquences les plus marquantes de sa biographie pour mettre en perspective les choix fondamentaux d'une vie entièrement dédiée au service de la Tunisie et des droits de l'Homme.  Car, s'il y a une leçon à tirer de cet important ouvrage "Mon combat pour les Lumières" édité chez Zellige (Paris, 2009) c'est que l'engagement au service de son pays n'a pas de sens s'il n'est pas inscrit dans le cadre d'un projet humaniste ouvert sur les acquis de l'universalité de l'esprit. Charfi n'est pas un théoricien d'une nouvelle philosophie, ce qui lui permet d'éviter les écueils du dogmatisme. Ce n'est pas non plus un adepte d'un courant de pensée à la mode. C'est un militant sincère qui, à plusieurs moments de ses mémoires politiques, nous met dans l'ambiance de ses  moments de doute et d'incertitude.
Beaucoup de militants démocrates et progressistes marocains et maghrébins ont été pendant longtemps séduits par le degré d'ouverture et de modernisation atteint par la société tunisienne à une certaine époque de son évolution. Beaucoup d'observateurs  de la chose éducative et scolaire avaient suivi avec attention et non sans sympathie les réformes introduites par un certain Charfi dans l'école tunisienne. Eh bien avec son livre, Mohamed Charfi nous permet de suivre le cheminement qui l'a conduit de la critique du système à la participation au niveau de l'exécutif à la mise en application des réformes qu'il souhaitait voir introduites, conscient de leur utilité pour réaliser le décollage de son pays…Force est de reconnaître que nous sortons de la lecture de ce témoignage sincère, bien écrit avec un sentiment ambivalent: beaucoup de sympathie pour le personnage et beaucoup de doute sur les possibilités d'une transformation ou d'une réforme en douceur du système.
Si Mohamed Charfi est sorti globalement indemne de ce parcours de combattant, c'est grâce à son pragmatisme, à son humilité et à la forte dose de bon sens qu'il a accumulée dans ses années de formation initiale auprès de sa famille et du petit peuple. Mais sur le fond, l'expérience qu'il nous rapporte est terrible dans sa vérité. Si la réforme paraît au terme de la lecture du livre comme une utopie ce n'est pas uniquement de la faute des contraintes imposées par le système, c'est aussi parce que le camp de la réforme est fragmenté, traversé de courants contradictoires. La réforme étant par principe le fruit d'un consensus, la conséquence de l'hégémonie de la pensée réformiste, Charfi s'est très vite rendu compte que chacun mettait un sens différent derrière les mots génériques. Arriver au consensus devient alors un exercice périlleux…
Et à ce propos les passages qu'il consacre à l'idée maghrébine, renforce ce sentiment de pessimisme qui traverse le livre en filigrane. Il n'empêche que c'est un pessimisme "positif" porté jusqu'au bout par l'optimisme de la volonté.  Ce combat pour les Lumières est un éclairage lucide et sincère.