Mehdi Alioua : Le PJD et son gouvernement se heurtent de plus en plus à la société civile

Le sociologue marocain livre son analyse des différentes questions sociales au magazine L’OBS


Alain Bouithy
Mercredi 15 Juillet 2015

«Le ministre de la Justice et les électeurs du PJD défendent un certain conservatisme qui diverge de la réalité, car maintenant les femmes divorcent, sont célibataires, s'émancipent... », a déclaré Mehdi Alioua, sociologue et chercheur au Laboratoire d’études politiques et de sciences humaines et sociales de l’Université internationale de Rabat.
Dans un entretien accordé au magazine français L’OBS, il a livré son analyse sur la tentation d’un retour au conservatisme au Maroc, suite aux récentes affaires de mœurs qui ont défrayé la chronique et fait les choux gras de nombreux médias au Maroc et à l’étranger. Comme l’affaire des deux filles d'Inezgane accusées d’avoir porté des « robes trop courtes» (blanchies lundi par le tribunal de première instance d'Inezgane, NDLR) et l’agression contre un travesti à Fès.
Ainsi, à la question de savoir si les positions du ministre la Justice et des Libertés, Mustapha Ramid, au sujet de la dépénalisation des relations sexuelles hors mariage, de l'homosexualité ou encore de la rupture du jeûne en public est révélateur de l'état d'esprit général de la société marocaine, le sociologue marocain assure que «l'état d'esprit de la société n'est pas aussi vindicatif mais ce discours est révélateur de ce que j'appelle la "dictature des mœurs"». Pour lui, «il s'agit d'une partie de la population, surtout des hommes, même si certaines femmes participent à ce processus, qui impose son point de vue à la société pour dire comment bien se tenir, bien se comporter ».
Mehdi Alioua fait aussi remarquer que « c'est dans les endroits où ces dictateurs sont les plus actifs que le parti du ministre de la Justice, le PJD, a remporté le plus de suffrages».  
Pour le chercheur, il n’y a pas de doute que la société marocaine s'est transformée. Il en veut pour preuve que « dans les villes comme dans les campagnes, on se marie de plus en plus tard, en moyenne à 27 ans chez les femmes et à 30 ans chez les hommes, on a de moins en moins d'enfant -environ 2 par femme-, la cellule familiale a changé de forme, la sexualité aussi ».
Cependant, constate-t-il, « dans la sphère privée, les communautés ont évolué mais dans la sphère publique on se veut conservateur, respectueux des traditions, alors, on s'autocensure ».
Aujourd’hui, tout indique que « l'évolution sociétale se fait dans la contradiction et le conflit ». Le chercheur cite en exemple la fameuse histoire des deux filles d'Izegane inculpées pour atteinte à la pudeur. Pour lui, « ce n'est pas tant les robes qui ont gêné mais l'émancipation de la femme qui se cachait derrière. Et, aujourd'hui, on a toute une partie de la société marocaine qui se mobilise et descend manifester dans les rues pour la reconnaissance de ces libertés. Le gouvernement et le parti du PJD ont entraîné la manifestation de personnes qui ne s'étaient jamais exprimées jusque-là.»
Pour Mehdi Alioua, cet état de fait a une explication: parce qu’«ils ont échoué à tous les niveaux en ne tenant aucune des promesses électorales qu'ils avaient faites, comme l'augmentation du salaire minimum, et le peu de choses réalisées sous leur mandature avaient déjà été amorcées par le gouvernement précédent, il ne leur restait que le "combat des valeurs" pour préserver intacte leur popularité. Sauf qu'ils se heurtent de plus en plus à la société civile ».
Qu’à cela ne tienne, il assure que le conservatisme ambiant est un problème de générations. Toutefois, précise-t-il, «cela ne veut pas dire pour autant que certains jeunes ne défendent pas les valeurs conservatrices, on observe des clivages au sein même de la jeunesse. Le Maroc est un pays extrêmement jeune, puisque plus de 50% de la population a moins de 30 ans, et les générations au-delà de 40 ans craignent de voir disparaître le Maroc qu'ils ont connu ».
A propos justement des jeunes, Mehdi Alioua trouve affligeant de voir dans un pays si jeune « que tous les ministres ont l'âge des grands-parents de la plupart des Marocains. Certains partis politiques essaient de jouer la carte de la jeunesse, mais sans grand succès, puisque cette jeunesse se veut réformatrice et porteuse de changements, même au sein des partis islamistes, et cela fait peur ».
Le sociologue pense, en effet, que «la "dictature" mise en place sert justement à empêcher que cela puisse arriver. On cherche à préserver une société patriarcale où les jeunes obéissent sans sourciller à leurs parents», dit-il.
Cependant, avertit-il, il ne s'agit pas, comme on peut souvent le comprendre, d'un conflit entre modernistes et conservateurs, mais d'une opposition entre démocrates et autoritaires. « Parmi les autoritaires, il y a par exemple des modernistes qui défendent la liberté de boire de l'alcool ou de ne pas jeûner pendant le Ramadan. Les démocrates exigent un dialogue public sur toutes les questions pour éviter que la société ne s'ancre dans des idéaux rétrogrades. Les jeunes se mobilisent davantage, on est loin de Mai 68, mais ça se prépare! La jeunesse n'obéit plus aveuglément ».
Au regard de tout ce qui précède, quel rôle joue l'islam dans ces débats? A cette question, le sociologue souligne d’emblée que la religion n’entre pas dans ces débats. Et pour cause : « Le Coran n'est pas un code mais une inspiration. On trouve des versets tels que "Nulle contrainte en religion" et d'autres qu'on pourrait qualifier de plus "liberticides". Le problème ne réside pas dans l’islam, mais plutôt ce qu'en font les gens », estime-t-il.
Et de conclure : « Le Maroc est entré dans une phase de modernité et les communautés traditionnelles volent en éclats. Aussi, le Coran peut être utilisé pour justifier certains comportements ou législations, contre les homosexuels par exemple, même si rien n'en fait état dans le livre sacré. Dans un pays à majorité musulmane, ce n'est pas étonnant que ce soit l'islam qui soit utilisé, mais il ne s'agit en aucun cas d'une affaire de religion, il s'agit d'un problème de société ».


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