Les premiers contacts entre les nationalistes et le gouvernement français


Par Abderrahim Bouabid
Mardi 1 Septembre 2009

Les premiers contacts entre les nationalistes et le gouvernement français
L’écrit de feu Abderrahim Bouabid que nous publions à partir d’aujourd’hui a été rédigé d’un seul trait, à Missour, au cours de l’hiver 1981-82.
Le texte de ce manuscrit évoque une période charnière dans le processus qui a conduit à la fin du protectorat. De l’épisode d’Aix-les-Bains aux entretiens d’Antsirabé, en passant par l’évocation des mouvements insurrectionnels, l’auteur s’emploie à restituer le climat de tensions, d’incertitudes et de tâtonnements qui préfigure le dénouement de la crise franco-marocaine dont l’été 1955 reste un moment fort. L’occasion lui est ainsi fournie de donner sa lecture des événements. Surtout et s’agissant de ce qui deviendra a posteriori la « controverse d’Aix-les-Bains », l’auteur développe ses arguments et revient sur le sens, les motivations et la portée de cette rencontre.
L’histoire de l’indépendance du Maroc, est, de ce point de vue, sans doute aussi l’histoire d’un système complexe d’équivoques et de tensions qui structurent dès son origine le
mouvement national. Abderrahim Bouabid nous en fournit ici un aperçu saisissant.


Sept. déc. 1954
• Fin sept. - oct. 1954 :
le Tribunal Militaire de
Casablanca annonce la
libération de 51 militants
de l’Istiqlal et cégétistes,
parmi lesquels A. Bouabid.
Départ d’Abderrahim
Bouabid pour Paris.
• Oct. 1954 : Dubois-
Roquebert se rend en
mission à Antsirabé
à la demande du
gouvernement Pierre
Mendès France.
• 9 déc. 1954 : Mémoire
de l’Istiqlal transmis à Sidi
Mohammed Ben Youssef.
• 26 déc. 1954 : Lettre de
Mohammed Ben Youssef
d’Antsirabé.


Février - août 1955
• 23 février 1955 :
Investiture du
Gouvernement Edgar
Faure.
• 20 mars : Création de
l’UMT.
• 7-8 mai : Conférence
nationale pour la solution
du problème francomarocain,
à Paris avec
participation de A.
Bouabid.
• 11 juin : Assassinat à
Casablanca de Jacques
Lemaigre-Dubreuil.
• 20 juin : Gilbert
Grandval désigné
résident Général au
Maroc.
• 7 juillet : Gilbert
Grandval prend ses
fonctions au Maroc.
• 14 juillet : Attentat
à Casablanca suivi
d’émeutes.
• 20 juillet : Retour du
colonel el Bekkaï au
Maroc.
• 21 juillet : Expulsion du
Dr Causse.
• 1er août : Plan d’Action
Gilbert Grandval.
• 11-12 août : Plan Faure
adopté par le comité
interministériel de
l’Afrique du Nord.
• 19-21 août : Emeutes
à Khénifra, Oued-Zem et
Khouribga.



«Savez vous, Bouabid, quel est le premier devoir d’un Président du conseil ? Je vais vous le dire : c’est de rester à la tête du gouvernement.
N’attendez donc pas de moi, que je sacrifie mon gouvernement pour la cause marocaine, si légitime soit-elle. Cela dit, nous pouvons discuter et essayer de dégager un plan d’ensemble. Plan transitoire peut-être mais destiné à ouvrir la voie à une solution de conciliation et d’apaisement... » .
Tels furent les propos que m’a tenus le président Edgar Faure, lors d’une rencontre qu’il a bien voulu m’accorder en privé à son domicile Avenue Foch. Roger Stéphane assistait à l’entretien1 . Ce fut vers le début de juin 1955, quelques jours avant le retour de Bourguiba à Tunis.
J’accueillis cette entrée en matière avec une surprise amusée. Elle eût pour effet de me mettre à l’aise devant un homme que je ne connaissais pas encore en personne. Le contact humain était pris. Je répondis à mon interlocuteur, que pour nous Marocains, la meilleure façon d’être habile, était d’être franc, direct et d’exposer le fond de notre pensée.
Après un long exposé sur la détérioration de la situation au Maroc, l’attachement du peuple marocain à son souverain légitime, l’échec du plan Lacoste, je concluais que les objectifs de notre parti et des organisations de résistance, était le retour de Mohammed V sur son trône et l’abrogation du traité de protectorat.
Mon exposé n’avait pas l’air de le surprendre. Il avait déjà connaissance, par l’intermédiaire de G. Izard, de notre correspondance avec Mohammed V et du mémorandum que le monarque avait envoyé de son exil où il précisait son attitude2 .
« Il n’y a pas, tout au moins pour le moment, de majorité possible à l’Assemblée pouvant admettre le retour du sultan sur son trône », me répondit-il, et d’ajouter en souriant : « je ne savais pas que les Marocains étaient aussi fétichistes !... ».
J’essayai de souligner que l’attachement du peuple marocain à son souverain était l’attachement à l’homme qui incarnait toutes ses aspirations. Plus qu’un monarque, il était notre compagnon de lutte. Plus que la légitimité légale, dynastique qu’il représentait, c’est surtout sa légitimité historique qu’il fallait considérer.
Dans le passé séculaire du Maroc, il y avait bien eu des « révolutions de palais », qui intronisaient des monarques ou en écartaient d’autres, mais le peuple marocain, celui des villes ou des campagnes, était en marge de toutes ces intrigues : il subissait. Ce sont les grandes familles Makhzen, des chefs de tribu, les oulémas, qui faisaient ou défaisaient les monarques.
En 1953, tout avait changé. Les grandes familles, les grands caïds et les oulémas, à quelques exceptions près, étaient subordonnés au général Guillaume et à l’administration du protectorat. La révolte du peuple marocain était, principalement, une révolte contre ces institutions dites « traditionnelles ». Elle signifiait la volonté de participer à « l’élection du souverain », en rejetant toute forme coutumière de désignation désormais inacceptables.
Car, bien qu’installé sur le trône en 1927, suivant la procédure dite traditionnelle, Mohammed V avait été en réalité plébiscité. En effet, en 1943, lors de sa rencontre avec le général de Gaulle à Rabat, il avait insisté auprès de son illustre visiteur sur la nécessité de mettre fin à la tutelle du protectorat. En 1944, il a donné au Manifeste de l’indépendance, le caractère d’un document officiel, traduisant l’unanimité nationale. En 1945, lors de sa visite à Paris, à l’occasion de la célébration du 5ème anniversaire de l’appel du 18 Juin, il a repris son entretien avec le général de Gaulle sous le même thème, au sujet de l’abrogation du traité de Fès. Enfin, c’est l’homme, conscient qu’il était d’être dépositaire de la souveraineté nationale, qui s’était opposé à toutes les réformes tendant à instaurer un régime de cosouveraineté.
Tous ces faits historiques et bien d’autres de moindre importance, font que notre monarque exilé, a reçu de la part de tout un peuple, une consécration que bien d’autres monarques pourraient lui envier. Il n’était plus considéré comme le descendant légitime d’une dynastie : il était, aux yeux du peuple marocain, avant tout, un compagnon de lutte, le premier compagnon.
Me tournant vers R. Stéphane, je lui dis : « Vous avez eu votre homme du 18 Juin. Nous aussi, Marocains, bien que les situations historiques soient différentes, nous avons notre homme du 11 Janvier... ».
Le président E. Faure m’a écouté avec la plus grande attention, sans m’interrompre.
Il a convenu qu’une faute grave et même une injustice avaient été commises en 1953. Il a toutefois souligné de nouveau, que le retour de Mohammed V à
Rabat, ne pouvait être envisagé dans l’immédiat, étant donné la composition du gouvernement français et l’hostilité quasi certaine de la Chambre des députés.
Mettant fin à notre discussion, notre hôte m’a demandé la discrétion la plus totale et laissé entendre que cet entretien ne serait pas le dernier si les circonstances l’exigeaient. Je lui promis de garder la confidentialité de nos propos et pris congé, avec le sentiment que le véritable dialogue était ouvert.
J’ai noté l’expression dans « l’immédiat » : cela laissait supposer, que le Président du conseil n’excluait pas à priori lui même le retour à Rabat de notre souverain.
Mais dans quel délai, et dans quelles circonstances ?
Si c’est bien cela le fond de sa pensée, ce serait pour notre pays un point marqué, d’une importance de premier ordre dans la conjoncture de l’époque.
Je mis au courant les autres membres de la délégation du parti de l’Istiqlal à Paris, Haj Omar Abdeljalil et M’hamed Boucetta de mon entretien avec le président Edgar Faure.
Bien sûr, il ne s’agissait que d’un entretien privé. Au surplus rien de précis n’en avait été dégagé. Cependant Omar Abdeljalil et moi-même avions conclu que le contact était positif et qu’il fallait poursuivre, si possible, les échanges de vue.
En effet, à l’époque, notre préoccupation la plus obsédante était d’éviter l’abdication Repères chronologiques écrits de Mohammed V, abdication qui paraissait la seule voie possible, aux yeux mêmes des milieux politiques français les plus libéraux.
Le résident général F. Lacoste, dont le plan de « réformes » était en panne, soutenait, dans ses rapports au gouvernement Mendès France, la solution du «troisième homme», qui préconisait en même temps que l’élimination de Ben Arafa, l’abdication de Mohammed V. Cette orientation avait, il est vrai, l’approbation implicite sinon explicite de certains milieux de la bourgeoisie marocaine et de divers milieux libéraux français3 . Les dirigeants politiques ou syndicalistes de notre parti étaient encore en détention, à la prison centrale de Kénitra.
Dès notre libération, sur les instructions du gouvernement Mendès-France, le résident Lacoste invita une délégation de l’Istiqlal à la Résidence. Mohammed Lyazidi, Ben Barka, Omar Abdeljalil et moi-même avons répondu à cette invitation. La rencontre fut courtoise et chaleureuse : ni l’ambassadeur ni nousmême n’avions évoqué notre détention et la répression brutale que nous avionssubie.
Tout se passait entre gens bien élevés, qui évitaient de rappeler tout ce qui pouvait assombrir le climat de détente souhaité. Après un exposé sur le sens évolutif des « réformes » qu’il avait auparavant annoncées, il en vint à ce qu’on appelait alors « la question dynastique ». Il nous dit, avec beaucoup de tact, qu’après avoir consulté les milieux marocains les plus divers, il en concluait que les deux extrêmes étaient à éviter : le maintien de Ben Arafa et le retour de MohammedV sur le trône. La solution du « troisième homme » était, selon lui, celle de la sagesse et de l’apaisement. Le résident général était allé jusqu’à nous confier, qu’il pensait que Moulay Hassan Ben Mehdi, Khalifa du roi à Tétouan, pourrait être le « troisième homme » recherché. Mais cela demanderait des négociations délicates avec le gouvernement espagnol.
C’était viser à faire d’une pierre deux coups : éliminer de façon définitive Sidi Mohammed Ben Youssef et régler, sur le dos du peuple marocain, le différend franco-espagnol né du coup de force de 1953. Les organisations de résistance, qui jouissait d’une certaine liberté de mouvement et d’action dans la zone nord du protectorat espagnol, seraient paralysées, voire pourchassées. Nous fîmes remarquer au résident général, qu’il était illusoire d’escompter la résignation du peuple à cette solution, qu’il n’y avait pas de troisième homme à introniser, puisque le seul homme qui pouvait réellement ramener le calme et l’apaisement était Mohammed Ben Youssef. Au surplus, avions-nous ajouté, jamais le patriotisme ardent des Marocains n’admettrait, que l’Espagne mette cette fois-ci à la tête de l’Etat marocain un homme de son choix.
Notre ligne de conduite, à la suite des entretiens avec F. Lacoste, était toute tracée : combattre par tous les moyens cette orientation. Nous décidâmes de chercher par tous les moyens à entrer en rapport avec le souverain exilé.
Le Dr Dubois-Roquebert, qui était un ami de longue date de Ben Youssef, avait été envoyé en mission, le 23 octobre 1954, à Antsirabé. Mission qui consistait à exposer le « plan » du résident, au sujet de la question du trône. A son retour, il s’est refusé à nous révéler l’objet de son voyage éclair : il s’est contenté de nous dire que le souverain restait plus ferme que jamais sur ses positions4 . Cette réponse, quoique réconfortante ne dissipait pas nos inquiétudes. Ce fut finalement à Paris, que nous pûmes établir le contact avec Antsirabé, grâce à G. Izard.
Dès notre arrivée, Omar Abdeljalil et moi envoyâmes un premier message en deux
points :
- Rejeter toute abdication.
- Subordonner toute négociation officielle à la libération du roi et de sa famille.
Le message fut transmis fidèlement et jamais, au cours de toute cette période, G. Izard n’a essayé d’infléchir notre attitude. Mais il demeurait plutôt pessimiste. En effet le gouvernement Mendès France était menacé. Les négociations avec les Tunisiens progressaient, mais l’autonomie interne promise était considérée comme la concession maximum pouvant être obtenue. Le maréchal Juin, qui avait accompagné le président Mendès France à Carthage, était là pour exiger en retour, sinon le maintien de Ben Arafa, le rejet de toute solution laissant entrevoir la possibilité pour Mohammed V de retrouver son trône. G. Izard prit l’initiative de demander une audience au Président du conseil. Il nous fit part de ses appréhensions à la suite de cette rencontre : « Le gouvernement français reste ferme : l’abdication de Mohammed V est indispensable pour débloquer la situation. Sinon, le dossier marocain restera dans le frigidaire ! ».
(A suivre)


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