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![Les institutions traditionnelles dans le Haut Atlas : Les «leffs» comme stratégie face aux aléas Les institutions traditionnelles dans le Haut Atlas : Les «leffs» comme stratégie face aux aléas](https://www.libe.ma/photo/art/default/3051636-4350547.jpg?v=1307972585)
Le principal problème rencontré, aujourd’hui, par les pays en développement est, sans aucun doute, celui du développement social et économique durable. Beaucoup d’importance a été donnée à l’économique au détriment du savoir culturel, surtout dans son volet traditionnel. Plusieurs chercheurs contemporains ont montré que sans le savoir culturel traditionnel, il est difficile aux politiques de développement de réussir et d’atteindre leurs buts. L’héritage culturel local permet de surmonter bon nombre d’obstacles (Rachid Najib Sifaw).
Au Maroc, les sociétés traditionnelles ont créé des institutions et des systèmes traditionnels qui ont toujours joué un rôle prépondérant dans le maintien des équilibres au sein de la société. Des institutions sociales qui fonctionnent d’une façon simple afin de gérer l’espace ainsi que le quotidien. Ces institutions ont fait l’objet de plusieurs études (R. Montagne 1930, 1931 ; J. Berque 1955 ; Charles de Foucauld 1888 ; P. Pascon 1977 ; A. Boukous 1977 ; A. Tawfiq 1983 ; A Amahan 1994 ; E. Westermarck 1914 ; le capitaine Coursimault 1917 ; G. Marcy 1937 ; Gellner 1969 ; Hart 1981, H. Belghazi 2003, etc.). Les plus connues de ces institutions sont : tadâ, ljmaàt (anfalis ou inflasse), amazzal, car, im∂ukkal, leff.
A travers cet article on va essayer de mettre l’accent sur l’actualité de ces pratiques à travers l’exemple des leffs. Dans les sociétés de montagne, au Maroc, l’aléa est une donnée permanente, toujours présente. Et ce, qu’il s’agisse d’aléas d’ordre climatique, ou bien d’ordre socio-politique (la rupture de relations d’alliance ou de coopération entre groupes ou encore les fluctuations démographiques). Il ne s’agit pas d’accidents, ou de catastrophes imprévisibles, mais bel et bien de contretemps, craints certes, mais toutefois attendus dans la mesure où chacun sait qu’ils se produisent régulièrement (Garrigues-Cresswell et Lecestre-Rollier, 2002).
La menace est quelque part tapie dans l’ombre et il faut être prêt à y faire face à n’importe quel moment. La société tout entière s’organise, se structure même, au regard de cette donnée.
Le Haut Atlas marocain présente les caractéristiques de la plupart des milieux montagnards : un relief à fortes pentes qui limitent considérablement l’extension des cultures concentrées dans les fonds de vallées (entre 1 500 et 2 000 m d’altitude) où coule l’eau ; une grande dissémination des ressources, fonction de l’exposition, de l’altitude, des sols, des possibilités d’irriguer, etc.; de fortes amplitudes thermiques dues à la haute altitude ; enfin, des sols arables pauvres. Dans ce milieu fortement marqué par la précarité, le système productif intègre l’ensemble des étages écologiques et des ressources disponibles aux différents moments de l’année. Le système de production est caractérisé par une grande diversification des produits agricoles (orge, blé, mil, seigle et maïs, auxquels s’ajoutent, ou se substituent désormais, pommes de terre et luzerne ainsi que des cultures maraîchères et légumineuses : navets, courges, oignons, haricots, lentilles, pois...), des produits arboricoles (noyers, pommiers, pruniers, cerisiers, pêchers...) et des activités pastorales (élevage des bovins, des caprins, des ovins, parfois même des équidés, basse-cour). Toutes ces activités sont extrêmement entremêlées.
Il s’agit d’utiliser toutes les possibilités de diversification et de complémentarité des ressources qui s’étagent sur des gradients bioclimatiques divers, et de trouver les aménagements les plus efficaces, techniquement comme socialement, pour mettre en valeur l’ensemble des espaces.
Dans le Haut Atlas, les populations ont toujours essayé de constituer leurs finages perpendiculairement aux axes principaux des montagnes, depuis les pâturages de haute altitude jusqu’aux vallées encaissées et si possible, au-delà, jusqu’aux terres de culture et aux steppes pastorales des piémonts, voire de la plaine. Une même population peut occuper plusieurs étages écologiques, soit d’un seul tenant, soit de façon discontinue avec un territoire en montagne et un territoire séparé en plaine ou dans la zone de piémont. À travers la transhumance agropastorale, le groupe exploite ainsi directement plusieurs micro-niches à différents niveaux d’altitude (Garrigues-Cresswell et Lecestre-Rollier, 2002).
Dans le même but, une population, confinée dans une seule zone, peut se spécialiser dans certaines activités agricoles et/ou pastorales, nouant des relations commerciales, voire des alliances, avec des partenaires installés sur un territoire susceptible de fournir les ressources manquantes, en premier lieu des parcours d’hiver pour les troupeaux. Cette instauration de liens privilégiés est un phénomène ancien, et nombreux sont les montagnards qui ont hérité de leur père leur correspondant en plaine. De nouvelles relations s’établissent encore à présent, car les échanges économiques qui en résultent sont nombreux : échanges de produits complémentaires (noix, maïs, animaux, aujourd’hui également pommes de terre et fruits, contre huile d’olive et céréales de la plaine), cadeaux réciproques sous forme de don et de contre-don, concession de droits de parcours en contrepartie d’une main-d’œuvre disponible, etc. (Garrigues-Cresswell et Lecestre-Rollier, 2002).
Une autre issue pour les montagnards est d’acheter ou de prendre en métayage des terres de culture en plaine. A certaines époques de l’année, les membres d’un groupe domestique se trouvent alors répartis sur plusieurs étages écologiques : l’habitation permanente du village ou les bergeries de haute montagne sur les parcours estivaux, enfin les parcelles en plaine ou sur le piémont.
L’idéal de verticalité peut même, en certaines circonstances, céder la place à un idéal d’autosubsistance qui permet aux populations de faire face aux aléas politiques. Car si le milieu physique est difficile, le milieu humain ne l’est pas moins. Si les groupes peuvent se répandre en plaine ou sur les piémonts, et donc compléter leurs ressources locales par celles de ces territoires différents, ils peuvent aussi se réfugier en altitude pour échapper à la menace du pouvoir central ou fuir la puissance d’autres groupes. Leurs stratégies spatiales et sociales se complètent et s’adaptent en permanence aux aléas climatiques comme aux vicissitudes politiques (Garrigues-Cresswell et Lecestre-Rollier, 2002).
À ces contraintes des milieux montagnards, auxquelles plusieurs formes de verticalité apportent autant de réponses, s’ajoute ici celle d’un milieu semi-aride caractérisé par une très grande et très brusque variabilité des conditions climatiques. Si ces dernières permettent le développement des activités agricoles et pastorales, la productivité est limitée par le froid hivernal, par la sécheresse estivale ainsi que par la nécessité d’une constante et rapide adaptation aux aléas : irrégularité des pluies, de la neige, du gel. Ces altérations brutales des conditions de la production peuvent aller jusqu’à compromettre la reproduction de l’assise matérielle des groupes.
Dans le Haut Atlas, toute décision se présente sous la forme d’une alternative relative aux aléas du milieu, physique comme humain. Comme le souligne Alain Bourbouze (1982), les systèmes de production du Haut Atlas ne réalisent-ils pas un équilibre optimal sous l’effet des multiples contraintes qui leur sont appliquées ?
En plus des aléas physiques, il y a aussi les aléas d’ordre politique et démographique. Il importe de rappeler qu’avant l’instauration du Protectorat français en 1912 et dans les premières décennies qui ont suivi, le Haut Atlas marocain était le théâtre d’une grande instabilité politique (bled Siba). Les conflits y étaient nombreux, pour des raisons tant internes qu’externes, en liaison avec le Makhzen, le pouvoir central. Différentes institutions permettaient aux populations de survivre pendant les périodes de conflit. Retenons notamment les greniers-citadelles ou greniers collectifs fortifiés (Agadirs ou Iggoudars), les trêves instaurées pour la tenue des marchés, les lieux sacrés —et donc protégés— comme les sanctuaires, enfin les pactes d’alliance et de protection, leffs, sur lesquels nous centrerons ici notre attention.
Depuis les travaux de Robert Montagne (1930), le système des leffs au Maroc est bien connu. Le terme arabe de leff renvoie au terme berbère de amqqun. Soulignons aussi que dans la langue actuelle, les habitants du Haut Atlas n’emploient généralement aucune de ces dénominations, alors qu’y demeure bien présente la distinction entre groupes appartenant à des ligues différentes. Dans le Haut Atlas, les groupes montagnards, comme de nombreuses sociétés du monde arabo-berbère, se partagent en deux grandes alliances ou ligues politiques. Dans cette région, ce n’est pas la tribu entière mais chacune de ses fractions qui se rattache à l’un des deux leffs. Chacune entre isolément dans l’un ou l’autre parti et les leffs se partagent en un immense échiquier à deux couleurs. Traversant la division en tribus, l’institution des leffs permet, en temps de guerre, d’équilibrer les forces en présence et donc de limiter la portée des conflits (Garrigues-Cresswell et Lecestre-Rollier, 2002). Si l’accent a été mis sur le rôle politique de cette institution, en revanche on n’a pas assez réfléchi à ses fonctions économiques et d’adaptation écologique. Robert Montagne suggérait déjà cette idée :
« Entre les cantons du même leff -ceux de la haute montagne et ceux du Dir-, s’établissent aussi des relations économiques d’une grande importance. Dans les premiers se trouvent de riches pâturages d’été, des récoltes de noix, de la laine en abondance, mais on y manque d’orge et de maïs, car la terre est rare dans les vallées encaissées. Au contraire, les cantons du Dir ont à leurs pieds d’immenses espaces qui peuvent se cultiver en bour ainsi que des champs irrigués, mais les troupeaux ne peuvent subsister en plaine au cœur de l’été. Ces raisons suffisent à créer des échanges importants : les troupeaux des Seksawa descendent en plaine à l’automne, ceux des Mzouda, des Dwiran et des Gedmiwa montent vers les sommets à la fin du printemps. Mais chacun ne se confie qu’à ses frères de leff afin d’obtenir protection pour ses biens si la guerre venait à éclater. » (Montagne 1930 : 191-192).
Jean Dresch quant à lui, apporte dans son commentaire quelques nuances à la théorie de Montagne : « Malgré leur stabilité, les leffs ne sont pourtant pas immuables […]. Il est non moins difficile d’établir la correspondance entre des leffs de nom différent […]. Dans d’autres régions, enfin, il est impossible de trouver trace de leffs […] Malgré une confusion apparente, qui résulte souvent de troubles, plus ou moins récents, il n’est pas rare de constater une coïncidence entre ces alliances et des intérêts économiques communs : des vallées entières et leurs débouchés sont tenus par le même leff (ex. : Aït Bkhar et Taskemt, Aït Chaib et Aït Messaoud, les Seksaoua); ou bien des groupements du même leff tiennent toute la zone de bordure, les sources des vallées, les terrains bour et les pâturages des plateaux (ex. : fractions bordières des Irguiten et des Mentaga); d’autres tiennent au contraire les hauts massifs, comme les Aït Iberdaten, Aït Ouardouz, les hauts villages de l’Anougal sur le versant Nord du massif Erdouz-Gourza, les villages des Aït Tidili situés au pied des hauts pâturages des montagnes du Zat, à moins qu’au contraire on ne retrouve, sur chaque versant, des alliés qui gardent les passages; d’autres alliance paraissent s’expliquer par le partage de l’eau ou de terrains » (Dresch, 1941 : 10).
Les observations de Garrigues-Cresswell et Lecestre-Rollier (2002) dans le Haut Atlas occidental (chez les Rherhaya, les Ourika ou les Mesfiwa), ont montré que la répartition entre les deux leffs intervenait dans la gestion de l’irrigation, de l’accès aux prairies d’altitude ou de la transhumance en plaine.
Ainsi, le relevé du système d’irrigation du Haut Rherhaya fait apparaître que la prise d’eau sur le torrent d’où dérive un canal destiné à irriguer les terres d’un village se situe fréquemment non pas sur le finage du village concerné mais sur le territoire du village situé en amont, lequel appartient parfois à une autre fraction, rattachée à l’autre leff. Les villageois sont parfaitement conscients de ce fait «stratégique» et de ses enjeux. Ils indiquent évidemment qu’en cas de guerre, couper l’eau du canal du village des Ayt Souka (leff des Ayt Fademt), qui prend son embranchement dans le territoire d’Imlil (leff des Ayt Tzgout) sur le Haut Rherhaya, risquerait d’entraîner la réaction immédiate des habitants de Wanskra (Ayt Fademt), lesquels couperaient alors l’eau que le village de Tamguist (Ayt Tzgout) fait dériver sur leur propre territoire dans la vallée de l’Imenan (Garrigues-Cresswell et Lecestre-Rollier, 2002).
De manière générale, les leffs ont pu contribuer à limiter la portée des incidents et à empêcher l’extension des conflits survenant sur les grands pâturages collectifs d’altitude pendant l’estivage, comme l’Oukaimeden et le Yagour, où séjournent pendant plusieurs semaines des centaines de bergers relevant de fractions et même de tribus différentes. Ils viennent en cela soutenir le rôle pacificateur des descendants des saints, Sidi Fars pour l’Oukaimeden et Sidi Bou Jemaa pour le Yagour, qui, par leur caractère sacré, assurent la protection des pâturages (Gellner, 1969).
Enfin, rappelons que les ressources des hautes vallées ne permettent pas d’assurer l’alimentation des ovins pendant la période d’enneigement. Il est donc nécessaire de trouver des parcours chez des « partenaires » en plaine ou sur le piémont, dans des endroits situés à plusieurs dizaines de kilomètres. L’appartenance au même leff facilite alors l’établissement de ces rapports privilégiés entre montagnards et villageois de la plaine. Et la répartition des villages traversés lors de la conduite du troupeau entre les deux leffs opposés accorde également une certaine sécurité, comme on l’a vu à propos des droits sur l’eau. Ajoutons enfin que si la plupart des mariages ont lieu au sein des fractions, les mariages lointains s’effectuent, eux, de préférence entre membres du même leff.
Ainsi, le système des leffs, outre ses fonctions politiques (alliances guerrières et sécurité des sources, des biens et des troupeaux en temps de paix), jouait un rôle important dans la vie économique en venant conforter les accords concernant la répartition de l’eau ou des parcours de transhumance. Il procurait également des partenaires commerciaux, parallèlement aux échanges s’effectuant sur les marchés.
Ainsi, ces institutions traditionnelles, avec les moyens socioculturels dont elles disposent, ont des rôles à jouer dans l’effort de développement.
* (Docteur en géographie,
environnement,
aménagement de l’espace
et paysages- Université Nancy 2 - GEOFAO,
Études et Ingénierie, Agadir)00000
Au Maroc, les sociétés traditionnelles ont créé des institutions et des systèmes traditionnels qui ont toujours joué un rôle prépondérant dans le maintien des équilibres au sein de la société. Des institutions sociales qui fonctionnent d’une façon simple afin de gérer l’espace ainsi que le quotidien. Ces institutions ont fait l’objet de plusieurs études (R. Montagne 1930, 1931 ; J. Berque 1955 ; Charles de Foucauld 1888 ; P. Pascon 1977 ; A. Boukous 1977 ; A. Tawfiq 1983 ; A Amahan 1994 ; E. Westermarck 1914 ; le capitaine Coursimault 1917 ; G. Marcy 1937 ; Gellner 1969 ; Hart 1981, H. Belghazi 2003, etc.). Les plus connues de ces institutions sont : tadâ, ljmaàt (anfalis ou inflasse), amazzal, car, im∂ukkal, leff.
A travers cet article on va essayer de mettre l’accent sur l’actualité de ces pratiques à travers l’exemple des leffs. Dans les sociétés de montagne, au Maroc, l’aléa est une donnée permanente, toujours présente. Et ce, qu’il s’agisse d’aléas d’ordre climatique, ou bien d’ordre socio-politique (la rupture de relations d’alliance ou de coopération entre groupes ou encore les fluctuations démographiques). Il ne s’agit pas d’accidents, ou de catastrophes imprévisibles, mais bel et bien de contretemps, craints certes, mais toutefois attendus dans la mesure où chacun sait qu’ils se produisent régulièrement (Garrigues-Cresswell et Lecestre-Rollier, 2002).
La menace est quelque part tapie dans l’ombre et il faut être prêt à y faire face à n’importe quel moment. La société tout entière s’organise, se structure même, au regard de cette donnée.
Le Haut Atlas marocain présente les caractéristiques de la plupart des milieux montagnards : un relief à fortes pentes qui limitent considérablement l’extension des cultures concentrées dans les fonds de vallées (entre 1 500 et 2 000 m d’altitude) où coule l’eau ; une grande dissémination des ressources, fonction de l’exposition, de l’altitude, des sols, des possibilités d’irriguer, etc.; de fortes amplitudes thermiques dues à la haute altitude ; enfin, des sols arables pauvres. Dans ce milieu fortement marqué par la précarité, le système productif intègre l’ensemble des étages écologiques et des ressources disponibles aux différents moments de l’année. Le système de production est caractérisé par une grande diversification des produits agricoles (orge, blé, mil, seigle et maïs, auxquels s’ajoutent, ou se substituent désormais, pommes de terre et luzerne ainsi que des cultures maraîchères et légumineuses : navets, courges, oignons, haricots, lentilles, pois...), des produits arboricoles (noyers, pommiers, pruniers, cerisiers, pêchers...) et des activités pastorales (élevage des bovins, des caprins, des ovins, parfois même des équidés, basse-cour). Toutes ces activités sont extrêmement entremêlées.
Il s’agit d’utiliser toutes les possibilités de diversification et de complémentarité des ressources qui s’étagent sur des gradients bioclimatiques divers, et de trouver les aménagements les plus efficaces, techniquement comme socialement, pour mettre en valeur l’ensemble des espaces.
Dans le Haut Atlas, les populations ont toujours essayé de constituer leurs finages perpendiculairement aux axes principaux des montagnes, depuis les pâturages de haute altitude jusqu’aux vallées encaissées et si possible, au-delà, jusqu’aux terres de culture et aux steppes pastorales des piémonts, voire de la plaine. Une même population peut occuper plusieurs étages écologiques, soit d’un seul tenant, soit de façon discontinue avec un territoire en montagne et un territoire séparé en plaine ou dans la zone de piémont. À travers la transhumance agropastorale, le groupe exploite ainsi directement plusieurs micro-niches à différents niveaux d’altitude (Garrigues-Cresswell et Lecestre-Rollier, 2002).
Dans le même but, une population, confinée dans une seule zone, peut se spécialiser dans certaines activités agricoles et/ou pastorales, nouant des relations commerciales, voire des alliances, avec des partenaires installés sur un territoire susceptible de fournir les ressources manquantes, en premier lieu des parcours d’hiver pour les troupeaux. Cette instauration de liens privilégiés est un phénomène ancien, et nombreux sont les montagnards qui ont hérité de leur père leur correspondant en plaine. De nouvelles relations s’établissent encore à présent, car les échanges économiques qui en résultent sont nombreux : échanges de produits complémentaires (noix, maïs, animaux, aujourd’hui également pommes de terre et fruits, contre huile d’olive et céréales de la plaine), cadeaux réciproques sous forme de don et de contre-don, concession de droits de parcours en contrepartie d’une main-d’œuvre disponible, etc. (Garrigues-Cresswell et Lecestre-Rollier, 2002).
Une autre issue pour les montagnards est d’acheter ou de prendre en métayage des terres de culture en plaine. A certaines époques de l’année, les membres d’un groupe domestique se trouvent alors répartis sur plusieurs étages écologiques : l’habitation permanente du village ou les bergeries de haute montagne sur les parcours estivaux, enfin les parcelles en plaine ou sur le piémont.
L’idéal de verticalité peut même, en certaines circonstances, céder la place à un idéal d’autosubsistance qui permet aux populations de faire face aux aléas politiques. Car si le milieu physique est difficile, le milieu humain ne l’est pas moins. Si les groupes peuvent se répandre en plaine ou sur les piémonts, et donc compléter leurs ressources locales par celles de ces territoires différents, ils peuvent aussi se réfugier en altitude pour échapper à la menace du pouvoir central ou fuir la puissance d’autres groupes. Leurs stratégies spatiales et sociales se complètent et s’adaptent en permanence aux aléas climatiques comme aux vicissitudes politiques (Garrigues-Cresswell et Lecestre-Rollier, 2002).
À ces contraintes des milieux montagnards, auxquelles plusieurs formes de verticalité apportent autant de réponses, s’ajoute ici celle d’un milieu semi-aride caractérisé par une très grande et très brusque variabilité des conditions climatiques. Si ces dernières permettent le développement des activités agricoles et pastorales, la productivité est limitée par le froid hivernal, par la sécheresse estivale ainsi que par la nécessité d’une constante et rapide adaptation aux aléas : irrégularité des pluies, de la neige, du gel. Ces altérations brutales des conditions de la production peuvent aller jusqu’à compromettre la reproduction de l’assise matérielle des groupes.
Dans le Haut Atlas, toute décision se présente sous la forme d’une alternative relative aux aléas du milieu, physique comme humain. Comme le souligne Alain Bourbouze (1982), les systèmes de production du Haut Atlas ne réalisent-ils pas un équilibre optimal sous l’effet des multiples contraintes qui leur sont appliquées ?
En plus des aléas physiques, il y a aussi les aléas d’ordre politique et démographique. Il importe de rappeler qu’avant l’instauration du Protectorat français en 1912 et dans les premières décennies qui ont suivi, le Haut Atlas marocain était le théâtre d’une grande instabilité politique (bled Siba). Les conflits y étaient nombreux, pour des raisons tant internes qu’externes, en liaison avec le Makhzen, le pouvoir central. Différentes institutions permettaient aux populations de survivre pendant les périodes de conflit. Retenons notamment les greniers-citadelles ou greniers collectifs fortifiés (Agadirs ou Iggoudars), les trêves instaurées pour la tenue des marchés, les lieux sacrés —et donc protégés— comme les sanctuaires, enfin les pactes d’alliance et de protection, leffs, sur lesquels nous centrerons ici notre attention.
Depuis les travaux de Robert Montagne (1930), le système des leffs au Maroc est bien connu. Le terme arabe de leff renvoie au terme berbère de amqqun. Soulignons aussi que dans la langue actuelle, les habitants du Haut Atlas n’emploient généralement aucune de ces dénominations, alors qu’y demeure bien présente la distinction entre groupes appartenant à des ligues différentes. Dans le Haut Atlas, les groupes montagnards, comme de nombreuses sociétés du monde arabo-berbère, se partagent en deux grandes alliances ou ligues politiques. Dans cette région, ce n’est pas la tribu entière mais chacune de ses fractions qui se rattache à l’un des deux leffs. Chacune entre isolément dans l’un ou l’autre parti et les leffs se partagent en un immense échiquier à deux couleurs. Traversant la division en tribus, l’institution des leffs permet, en temps de guerre, d’équilibrer les forces en présence et donc de limiter la portée des conflits (Garrigues-Cresswell et Lecestre-Rollier, 2002). Si l’accent a été mis sur le rôle politique de cette institution, en revanche on n’a pas assez réfléchi à ses fonctions économiques et d’adaptation écologique. Robert Montagne suggérait déjà cette idée :
« Entre les cantons du même leff -ceux de la haute montagne et ceux du Dir-, s’établissent aussi des relations économiques d’une grande importance. Dans les premiers se trouvent de riches pâturages d’été, des récoltes de noix, de la laine en abondance, mais on y manque d’orge et de maïs, car la terre est rare dans les vallées encaissées. Au contraire, les cantons du Dir ont à leurs pieds d’immenses espaces qui peuvent se cultiver en bour ainsi que des champs irrigués, mais les troupeaux ne peuvent subsister en plaine au cœur de l’été. Ces raisons suffisent à créer des échanges importants : les troupeaux des Seksawa descendent en plaine à l’automne, ceux des Mzouda, des Dwiran et des Gedmiwa montent vers les sommets à la fin du printemps. Mais chacun ne se confie qu’à ses frères de leff afin d’obtenir protection pour ses biens si la guerre venait à éclater. » (Montagne 1930 : 191-192).
Jean Dresch quant à lui, apporte dans son commentaire quelques nuances à la théorie de Montagne : « Malgré leur stabilité, les leffs ne sont pourtant pas immuables […]. Il est non moins difficile d’établir la correspondance entre des leffs de nom différent […]. Dans d’autres régions, enfin, il est impossible de trouver trace de leffs […] Malgré une confusion apparente, qui résulte souvent de troubles, plus ou moins récents, il n’est pas rare de constater une coïncidence entre ces alliances et des intérêts économiques communs : des vallées entières et leurs débouchés sont tenus par le même leff (ex. : Aït Bkhar et Taskemt, Aït Chaib et Aït Messaoud, les Seksaoua); ou bien des groupements du même leff tiennent toute la zone de bordure, les sources des vallées, les terrains bour et les pâturages des plateaux (ex. : fractions bordières des Irguiten et des Mentaga); d’autres tiennent au contraire les hauts massifs, comme les Aït Iberdaten, Aït Ouardouz, les hauts villages de l’Anougal sur le versant Nord du massif Erdouz-Gourza, les villages des Aït Tidili situés au pied des hauts pâturages des montagnes du Zat, à moins qu’au contraire on ne retrouve, sur chaque versant, des alliés qui gardent les passages; d’autres alliance paraissent s’expliquer par le partage de l’eau ou de terrains » (Dresch, 1941 : 10).
Les observations de Garrigues-Cresswell et Lecestre-Rollier (2002) dans le Haut Atlas occidental (chez les Rherhaya, les Ourika ou les Mesfiwa), ont montré que la répartition entre les deux leffs intervenait dans la gestion de l’irrigation, de l’accès aux prairies d’altitude ou de la transhumance en plaine.
Ainsi, le relevé du système d’irrigation du Haut Rherhaya fait apparaître que la prise d’eau sur le torrent d’où dérive un canal destiné à irriguer les terres d’un village se situe fréquemment non pas sur le finage du village concerné mais sur le territoire du village situé en amont, lequel appartient parfois à une autre fraction, rattachée à l’autre leff. Les villageois sont parfaitement conscients de ce fait «stratégique» et de ses enjeux. Ils indiquent évidemment qu’en cas de guerre, couper l’eau du canal du village des Ayt Souka (leff des Ayt Fademt), qui prend son embranchement dans le territoire d’Imlil (leff des Ayt Tzgout) sur le Haut Rherhaya, risquerait d’entraîner la réaction immédiate des habitants de Wanskra (Ayt Fademt), lesquels couperaient alors l’eau que le village de Tamguist (Ayt Tzgout) fait dériver sur leur propre territoire dans la vallée de l’Imenan (Garrigues-Cresswell et Lecestre-Rollier, 2002).
De manière générale, les leffs ont pu contribuer à limiter la portée des incidents et à empêcher l’extension des conflits survenant sur les grands pâturages collectifs d’altitude pendant l’estivage, comme l’Oukaimeden et le Yagour, où séjournent pendant plusieurs semaines des centaines de bergers relevant de fractions et même de tribus différentes. Ils viennent en cela soutenir le rôle pacificateur des descendants des saints, Sidi Fars pour l’Oukaimeden et Sidi Bou Jemaa pour le Yagour, qui, par leur caractère sacré, assurent la protection des pâturages (Gellner, 1969).
Enfin, rappelons que les ressources des hautes vallées ne permettent pas d’assurer l’alimentation des ovins pendant la période d’enneigement. Il est donc nécessaire de trouver des parcours chez des « partenaires » en plaine ou sur le piémont, dans des endroits situés à plusieurs dizaines de kilomètres. L’appartenance au même leff facilite alors l’établissement de ces rapports privilégiés entre montagnards et villageois de la plaine. Et la répartition des villages traversés lors de la conduite du troupeau entre les deux leffs opposés accorde également une certaine sécurité, comme on l’a vu à propos des droits sur l’eau. Ajoutons enfin que si la plupart des mariages ont lieu au sein des fractions, les mariages lointains s’effectuent, eux, de préférence entre membres du même leff.
Ainsi, le système des leffs, outre ses fonctions politiques (alliances guerrières et sécurité des sources, des biens et des troupeaux en temps de paix), jouait un rôle important dans la vie économique en venant conforter les accords concernant la répartition de l’eau ou des parcours de transhumance. Il procurait également des partenaires commerciaux, parallèlement aux échanges s’effectuant sur les marchés.
Ainsi, ces institutions traditionnelles, avec les moyens socioculturels dont elles disposent, ont des rôles à jouer dans l’effort de développement.
* (Docteur en géographie,
environnement,
aménagement de l’espace
et paysages- Université Nancy 2 - GEOFAO,
Études et Ingénierie, Agadir)00000