Le mal, un défi à la philosophie et à la théologie


PAR BRAHIM BOUMESHOULI *
Mardi 7 Décembre 2010

Le mal, un défi à la philosophie et à la théologie
«Le mal, un défi à la philosophie et à la théologie » : ce petit livre est à l'origine une conférence que Ricœur avait présentée à l'Université de Lausanne en 1985. Le livre débute par affirmer que le mal est un problème majeur qui ne cesse de défier  aussi bien les théologiens que les philosophes. D'où la question : comment penser le mal ? Autrement dit, la question du mal ne peut pas se saisir suivant la modalité de la pensée communément admise, à savoir la « cohérence logique », impliquant le principe de la non-contradiction et la réflexion systématique. Cette modalité prévaut dans la pensée théologique. La principale carence  de cette pensée est le fait de ne pas remettre en question ladite modalité de pensée. Donc le cadre même de la pensée, soucieuse de cohérence et de système, est inapte à saisir le problème du mal. Que faire alors ?
 Ricœur propose d'abord de montrer les limites des spéculations sur le mal ; avant de lister les différents types de discours, relatifs au mal ; et enfin il invite à relier la pensée à l'action et à la sensation, puisque le mal n'est pas seulement « un problème spéculatif ».

Les limites des
spéculations sur le mal

Le  mal, dans la pensée occidentale, permet de désigner des « phénomènes disparates » comme le péché, la souffrance et la mort. Voilà la cause de l'énigme du mal. Il faudrait donc opérer les distinctions essentielles entres ces phénomènes.
Le péché (le mal moral) implique : a) l'imputation d' « une action susceptible d'appréciation morale » à un sujet responsable ; b) l'accusation de l'action pour avoir violé un code éthique ; c) le blâme comme jugement condamnant l'action.
La souffrance est subie et variée : l'adversité de la nature, les maladies, les affections, la peur de la mort, etc.  C'est donc le contraire de l'imputation. La souffrance prive le sujet du plaisir, c'est donc  le contraire de l'accusation. La souffrance provoque la lamentation, c'est donc le contraire du blâme.
Pourquoi alors les spéculations théologiques et philosophiques accordent-elles à ces phénomènes hétéroclites une même source : le mal ? Cela s'explique par l'intersection de deux phénomènes : a) la punition infligée au sujet dans le cadre du péché est en même temps ressentie comme une souffrance ; b) le mal commis par un sujet est en même temps mal subi par un autre.  
Les spéculations vont même jusqu'à soutenir que le péché, la souffrance et la mort ont une unité profonde, puisqu'ils « expriment de  différentes manières la condition humaine ». Ainsi, le péché est  relayé à des forces qui séduisent l'homme. Cette passivité, déculpabilisant le sujet, opère un « brouillage de la frontière entre coupable et victime». Le brouillage touche également la souffrance : cette dernière n'est-elle pas méritée, (tout comme la punition) suite à une faute personnelle ou collective? Voilà donc comment on considère la souffrance et le péché comme « l'expression des mêmes puissances maléfiques ». Autrement dit, ce «fond ténébreux », qu'on n'a pas encore démythifié, accorde au mal son « unique énigme ».  

Les discours sur le mal : au commencement était
le mythe

Le mythe raconte l'origine du mal. Ce niveau du discours est susceptible d'assumer les deux côtés du mal : le ténébreux et le lumineux. En plus, le stade mythique enclave les expériences éparpillées du mal dans une seule vision englobant ethos et cosmos. Autrement dit, ils inscrivent la condition lamentable de l'homme dans des récits d'origine.  C'est ainsi que les mythes ont proposé beaucoup de récits, ayant pour but de raconter l'origine de l'énigme qu'est le mal. L'un des exemples est le récit biblique de la chute. Si le stade du mythe, en se préoccupant de l'origine du mal, est la source de la crise majeure que connaîtra la religion ultérieurement, il a ouvert cependant  la voie aux théodicées rationnelles, qui articuleront leurs spéculations sur la question: d'où vient le mal ?
    
Vint la sagesse

Le stade de la sagesse réhabilite l'ethos, en le dissociant du cosmos. Il ne s'agit pas de raconter pourquoi le mal dans l'ordre cosmique, mais de répondre à la question : pourquoi moi ? Le registre du discours change. Si celui du mythe raconte pour expliquer le mal, celui de la sagesse argumente pour expliquer pourquoi le mal frappe untel.
L'explication la plus décisive que la sagesse avance est celle de la rétribution : s'il y a souffrance, c'est pour expier un péché individuel ou collectif. Mais, la théorie de la rétribution ne peut plus satisfaire du moment où un code juridique mesure la peine au degré de culpabilité de chacun. Dans cette nouvelle donne, la rétribution paraît disproportionnée, quand elle n'est pas arbitraire et aveugle. C'est justement ce qui donne toute la force qu'on connaît à la lamentation de Job.

La gnose et la gnose
anti-gnostique

La gnose représente les forces du bien en lutte contre les forces du mal, pour libérer les parelles des lumières emprisonnées dans les ténèbres de la matière. La gnose anti-gnostique, qui récuse cette gigantomachie, est représentée par Saint Augustin. S'appuyant sur la philosophie, notamment le néoplatonisme, Augustin dénie au mal toute existence substantielle : le mal n'est pas une substance. Le mal est expliqué dans la doctrine augustinienne comme un choix  libre, fait par des créatures déclinant, eu égard à leur déficience, loin de Dieu vers le néant.
Du coup, la question: d'où vient le mal ?  est remplacée par la question : d'où vient que nous fassions le mal ? Ce qui est en jeu dès lors est l'agir, la volonté et le libre arbitre. Le mal s'explique par la volonté mauvaise. Pélage dans sa controverse avec Augustin radicalise la responsabilité humaine, en rejetant l'idée du péché originel.  Mais ni Augustin ni Pélage n'étaient en mesure de répondre au problème de la souffrance injuste.

La théodicée

La théodicée argumente pour innocenter Dieu de toute responsabilité du mal. Le modèle du genre est la Théodicée de Leibniz. Le mal moral, la souffrance et la mort sont appelés le mal métaphysique. Ce dernier est le défaut immanquable de tout ce qui est créé, puisque Dieu ne saurait créer un autre Dieu, aussi parfait que lui. En plus, la création est le meilleur des mondes possibles, puisque Dieu avait plusieurs modèles de monde, et il a choisi celui qui contient le maximum de perfections et le minimum de défauts : c'est le principe de raison suffisante. Le problème avec l'idée du meilleur des mondes est l'excès des maux et des douleurs qui se traduisent dans la lamentation du juste souffrant. Comme elle a ruiné la théorie de la rétribution, la lamentation ruine celle de la raison suffisante.  
La théodicée sera réduite par Kant, dans Critique de la raison pure, en une « illusion transcendantale ». Désormais, le mal est inscrit dans la sphère pratique. L'homme est sommé de cultiver ses dispositions à la sociabilité. Autrement dit, il s'agit d'une tâche morale. Dès lors, la question de l'origine du mal-souffrance tombe en désuète.  
Kant introduit, dans La religion dans les limites de la simple raison, la notion fondamentale du mal radical. L'origine du mal n'est pas temporelle, elle s'identifie à la maxime suprême qui se décline chez le sujet en tant d'autres maximes mauvaises. Cette maxime suprême fonde le penchant au mal chez tous les hommes. Seulement voilà. Cette maxime est impénétrable, et la raison du penchant au mal demeure incompréhensible. Après Kant la philosophie est contrainte de trouver d'autres ressources intellectuelles pour penser le mal. En atteste la pléthore des systèmes philosophiques à l'époque de l'idéalisme allemand : Fichte, Schelling, Hegel, Hamann, Jacobi, Novalis.
Hegel introduit dans la dialectique le concept de négativité. Dans ce cas, le malheur est partout, mais partout il est dépassé. Car chaque figure de l'Esprit se renverse dans son contraire et engendre une nouvelle forme, supprimant et conservant en même temps la précédente. Dans un texte intitulé « Le mal et son pardon » (ch. 6 de La Phénoménologie de l'Esprit), Hegel représente l'esprit divisé à l'intérieur entre la « conviction » et la « conscience jugeante ». Cette dernière dénonce la violence de la première. Cependant, la conscience doit aussitôt reconnaître que son mal est égal à celui de la conviction, puisqu'elle dissimule sa finitude dans la prétention à l'universalité, et qu'elle réduit la défense de l'idéal moral à la seule parole. Ainsi le mal est perçu dans la dénonciation même de la source du mal. Quel sens donner alors au « pardon » ? C'est reconnaître réciproquement la particularité de la « conviction » et la « conscience jugeante ». Ce qui donne lieu à leur réconciliation, définie comme « l'esprit (enfin) certain de lui-même».  Il va sans dire que la récupération de la conscience jugeante par la conviction ne ménage pas de place à la souffrance des victimes.
Dans la Philosophie de l'Histoire, Hegel subordonne le sort des individus au destin de l'esprit d'un peuple et à celui de l'esprit du monde. Le mal est considéré comme une ruse de la raison : l'esprit du monde se sert des passions des grands hommes, et déploie à l'insu de ces derniers une intention seconde dissimulée dans les intentions égoïstes issues des passions.  Une telle conception abolit la notion du bonheur et du malheur : l'Histoire n'est pas le lieu de la félicité. Le système exclut ainsi la souffrance et la lamentation récidive pour montrer les limites de la spéculation hégélienne.
De Leibniz à Hegel, la théodicée totalisante se heurte à un échec. Y a-t-il une manière autre que la théodicée pour penser le mal ?

La dialectique brisée

Karl Barth affirme, dans son livre Dieu et le Néant, que seule une théologie renonçant à la totalisation, c’est-à-dire. « brisée », est susceptible de traiter l'aporie du mal. Brisée, elle concède au mal une réalité incompatible avec la bonté de Dieu. Ce qui doit être tributaire de Dieu, c'est la seule bonté de la création, d'où est exclu complètement le cycle du mal. Ce dernier n'est pas une rétribution, et il n'est pas inclus dans l'idée de la providence : il est un néant hostile à Dieu. Anéantir le néant est l'affaire de Dieu seul. En voulant combattre le mal, l'homme le sert. En plus le mal est déjà vaincu. Mais ce qui fait défaut, c'est la pleine manifestation de sa défaite. Il en découle l'idée de la permissio : Dieu permet que nous ne voyions pas encore son règne et que nous soyons encore menacés par le néant. Pour Barth, le mal n'est pas voulu par Dieu, car il est engendré par sa  « main gauche » : « le néant est ce que Dieu ne veut pas. Il n'existe que parce que Dieu ne le veut pas». C'est dire que le mal ne se trouve que pour être un objet de la colère de Dieu.  Ricœur note que cette dialectique brisée se réduit en fin de compte à un faible compromis.  En plus, une telle manière de penser peut donner lieu à ce que Kant appelle enthousiasme et folie mystique.  
Il est donc plus prudent d'avoir conscience du caractère extrêmement difficile du problème du mal. D'où la nécessité de le penser plus et autrement. Pour ce faire, il convient de combiner l'effort de la pensée, de l'action et des sentiments.     

Penser, agir, sentir

p Penser.
La pensée a révélé le caractère aporétique du mal. Ce dernier est donc un défi, signifiant à la fois l'échec des systèmes philosophiques et une incitation à penser plus et différemment. L'échec n'engendre pas l'abdication devant le problème, mais le raffinement de la spéculation. Cette  aporie, qu'est le mal, fera l'objet de l'action.
p Agir.     
Agir, c'est répondre à la question : que faire contre le mal ? Il s'agit de penser l'avenir, non d'explorer une origine. Une action éthique ou politique est en mesure de diminuer les nombres des souffrants. Mais puisqu'il y aura toujours  des victimes innocentes, et qu’il y a une source naturelle de la souffrance (catastrophes naturelles, etc.), l'agir n'est pas suffisant.
p Sentir.
Une transformation spirituelle est requise pour percevoir autrement la souffrance. La lamentation deviendrait alors une sagesse enrichie par la spéculation. Ricœur en donne l'exemple du deuil, comme l'a analysé Freud, dans son essai Deuil et mélancolie. Le deuil est un travail de détachement progressif de tout ce qui nous lie sentimentalement à notre objet d'amour. Après le travail de deuil, nous sommes libres et nous pouvons aimer un autre objet. De même, la sagesse et  les spéculations philosophiques seront une aide spirituelle au travail de deuil. L'objectif ? Opérer un changement qualitatif de la lamentation et la plainte.
Pour ce faire, Ricœur propose trois stades. Premièrement, avouer son ignorance, et réduire la plainte au degré zéro de la spiritualisation : je ne sais pas pourquoi; il y a du hasard dans le monde, etc. Deuxièmement, articuler une « théologie de la protestation » : La lamentation se répand contre Dieu. Cette spiritualisation a son origine dans le cri du psalmiste : « Jusques à quand, Seigneur ? ». Troisièmement, dissocier la croyance en Dieu et le besoin d'expliquer l'origine du mal : nous croyons en Dieu, en dépit du mal.  

 *CPGE- Salé
Paul Ricœur, «Le mal, un défi à la philosophie et à la théologie», éditions Labor et Fides, 2004, 65 pages.



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