Le chaînon manquant entre littérature et cinéma au Maroc


Par Nizar Lafraoui*
Vendredi 29 Mars 2013

Le chaînon manquant entre littérature et cinéma au Maroc
Le corpus narratif marocain ne semble pas avoir gagné les faveurs des cinéastes nationaux qui, dans la plupart des cas, lui ont préféré des scénarios originaux, exacerbant par là même une certaine dissonance en vogue entre écriture littéraire et expression audiovisuelle.
Ces deux formes d’expression artistique, qui ont en partage le récit et la reconstitution du monde et des choses et la recherche de l’esthétique et des symboles, quoique chacune d’entre elles garde ses secrets et son alchimie propre, se sont sous d’autres cieux enrichies mutuellement, tant et si bien que l’écriture romanesque a servi de source d’inspiration pour le cinéma dans bien des expériences de par le monde.
Dans le contexte marocain, cette relation a souvent été marquée par une certaine tiédeur au mieux ou d’incompréhension au pire, sachant que l’ouverture limitée opérée par les réalisateurs dans ce sens n’a pas été de l’avis de nombre de critiques et d’observateurs, toujours concluante. Pis, certains cinéastes, visiblement échaudés par l’expérience, ont fini par tourner carrément le dos au récit.
La dernière édition du Festival national du film de Tanger a beau entamer un contact "officiel" sur la voie de l’instauration de passerelles d’échange entre ces deux univers, avec le soutien du Centre cinématographique marocain (CCM) et l’Union des écrivains du Maroc (UEM), la réalisation de cette entente ne saurait faire l’économie d’un effort de maturation de part comme de l’autre.
A ce propos justement, le réalisateur marocain Jilali Ferhati soutient qu’on ne saurait écrire des textes littéraires à la demande d’un cinéaste tant cette démarche tuerait la créativité même de l’œuvre à la base, précisant que seule une évolution sui generis du champ littéraire pourrait ouvrir des options plus larges devant les possibilités d’adaptation à l’écran.
Le réalisateur de "La Plage des enfants perdus" explique à la MAP que nombre d’écrits romanesques marocains s’apparentent à des impressions fermées qui n’offrent aucune possibilité d’adaptation en termes de personnages, d’espaces ou de trame narrative, contrairement à l’œuvre de Najib Mahfoud qui présente des scénarios "prêts"  à la reconversion technique au cinéma.
Ceci n’empêche, dit-il, que le metteur en scène peut prendre une certaine liberté en s’inspirant de l’esprit du roman pour l’adapter sans pour autant coller au texte, comme en témoigne sa nouvelle expérience avec le roman de Bachir Damoune "Le lit des secrets".
L’on retiendra pourtant que des textes comme "Le coiffeur du quartier des pauvres" de Youssef  Fadil a trouvé le chemin de l’écran grâce à la caméra de Mohamed Reggab, que Driss Mrini a travaillé sur un écrit d’Ahmed Ziyadi dans "Bamou", que Hamid Bennani a reconverti "La prière de l’absent" de Tahar Benjelloun et que Hassan Benjelloun est parti dans "La Chambre noire" d’un texte de Jawad Mdideche.
Il en va de même pour Abdelhay Laraki qui a travaillé dans son film "Les ailes de l’amour" sur un roman de Mohamed Nédali, Mohamed Abderrahmane Tazi qui a adapté le roman "Les voisines d’Abou Moussa" d’Ahmed Toufiq, ou encore "Boulanouar" de Hamid Zoughi sur un roman d’Othmane Achqra.
Ce sont là des expériences avec des approches et des sensibilités artistiques aussi variées que diverses, quoique le succès n’ait pas forcément été au rendez-vous de toutes.
Sur ce registre, l’universitaire et critique de cinéma Hammadi Guiroume salue l’expérience de Mohamed Reggab dans "Le coiffeur du quartier des pauvres" et celle de Hassan Benjelloun dans "La Chambre noire", tout en faisant part de sa  « grande déception » de la démarche de Mohamed Abderrahmane Tazi dans « Les voisines d’Abou Moussa ».
"J’étais membre de la commission de soutien à l’époque. Nous avons apprécié le texte et on a décidé de débloquer une aide de 3,6 millions de DH au film, mais le résultat final sur écran a été décevant",   se souvient-il. Le même académicien rappelle que l’adaptation d’un roman à l’écran s’apparente à un travail d’alchimiste très élaboré, assurant que le célèbre roman de Gustave Flaubert "Madame Bovary" a été adapté par sept cinéastes selon des approches toujours renouvelées, loin de toute dichotomie entre fidélité/trahison de l’œuvre littéraire. La démarche de Salah Abou Seif avec les romans de Najib Mahfoud participe de la même vision.
Pour lui, les cinéastes marocains sont arrivés à la conclusion que "les écrivains hantent la langue et ne produisent pas d’évènements ou de personnages forts, mais plutôt une brume lexicale, à quelques exceptions limitées comme Abdelkrim Ghellab, Rabie Moubarak ou Mohamed Zefzaf", considérant que "les jeunes écrivains ont cédé à la célébration de la langue qui, elle, ne peut produire un monde cinématographique".
Dans ce contexte, le critique et écrivain Mohamed Chouika considère que ce déphasage entre écriture et cinéma est tout à fait naturel du fait que rares sont les cinéastes qui s’intéressent à la littérature marocaine et rares aussi sont les écrivains qui s’intéressent au cinéma ou aux autres formes d’expression artistique.
Déplorant le manque d’ouverture du cinéma sur l’œuvre romanesque nationale au moment où le septième art passe par une crise en termes d’imagination et de créativité comme en témoignent la plupart des films produits ces dix dernières années, le critique estime que les textes littéraires peuvent voler à la rescousse du cinéma. Chouika en veut pour preuve le succès des films adaptés à partir de ces textes, dont nul ne saurait ignorer la profondeur des thèmes abordés, la richesse et la densité des personnages ou encore les possibilités d’imagination dont ils sont porteurs.
Selon lui, si le succès d’un roman ne garantit pas forcément le succès du film qui s’en inspire, il n’en demeure pas moins que la maîtrise par le cinéaste des arcanes de son métier est la voie royale pour une adaptation réussie du langage écrit à une écriture filmique vivante et créative.
Cinéastes et écrivains marocains ne semblent pas avoir quitté l’ornière de leur ignorance mutuelle, renchérit de son côté l’écrivain et plasticien Mahi Binebine qui, rejetant cette accusation d’incompatibilité du texte écrit avec le langage cinématographique, estime que les réalisateurs marocains cultivent une propension à tout faire, tous seuls (écriture, scénario, réalisation, etc).
"Nous avons des merveilles littéraires d’un rare acabit qui n’attendent qu’à être transformées en chefs-d’œuvre cinématographiques", se défend-il, avant de livrer un témoignage poignant sur l’expérience de Nabil Ayouche dans "Les chevaux de Dieu", qui s’est inspiré de son roman "Les étoiles de Sidi Moumen".
"Nabil Ayouche est tombé amoureux du roman avant même sa parution. Il a demandé à le lire et, deux jours après, il m’a proposé l’achat des droits. J’étais enthousiaste et j’ai signé immédiatement, contre même la volonté de l’éditeur", confiera-t-il.
Conscient que chaque métier créatif a ses secrets et ses arcanes, Binebine dit avoir refusé d’écrire le scénario du film. La tâche en est revenue à Jamal Belmahi, alors que le romancier s’est contenté de jeter un coup d’œil sur le texte. Peut-être est-ce là une expérience singulière en termes de coopération entre un romancier et un cinéaste que le champ culturel marocain est appelé à mieux investir  ?
Dans l’entre-temps, Mahi Binebine rappellera ce qu’il dit à Nabil Ayouche lors de la signature de l’accord : "Mon fils s’appelle + Les étoiles de Sidi Moumen+. Ce que tu produiras t’appartient à toi".

*Chef du desk culturel à la MAP


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