Le calvaire d’un SDF malgré lui

Moustapha fait aujourd’hui de la résistance. Et depuis le lancement de son sit-in, il est l’objet de harcèlement de la part des autorités locales


Hassan Bentaleb
Mardi 12 Janvier 2016

Moustapha vit avec sa sœur Fatima,
60 ans, sous une tente de fortune
au bord de la route  depuis plus
de 50 jours. Ils sont en sit-in ouvert  pour protester contre la démolition
de leur baraque par les autorités
locales de Ben M’Sick et contre
les conditions de leur relogement
 
La nuit, Moustapha retrouve difficilement le sommeil.  Son abri construit avec des bâches dressées sur des pieux de bois semble de plus en plus  incapable de le protéger du froid.  Même les deux couvertures dans lesquelles il se drape ne semblent pas non plus résister à la chute de la température. Il a les mains et les pieds gelés.  Petit, chétif, mal rasé et mal vêtu, il a l’air misérable et fait pitié. «Regarde mes pieds, ils sont en sang», dit-il en se mouchant le nez qui ne cesse de couler. 
 
«Notre maison
n’existe plus. Il
n’en reste plus
rien»
 
Moustapha vit avec sa sœur Fatima, 60 ans, sous une tente de fortune au bord de la route  depuis plus de 50 jours. Ils sont en sit-in ouvert  pour protester contre la démolition de leur baraque par les autorités locales de Ben M’Sick et contre les conditions de leur relogement. «Notre maison n’existe plus. Il n’en reste plus rien», dit-il avec amertume.
Tout a commencé en cette journée du 20 octobre lorsque des dizaines d’éléments des forces de l’ordre et des autorités locales accompagnés de la Protection civile ont débarqué en force, exhibant une décision du tribunal ordonnant l’évacuation des lieux dans l’immédiat.  Un bulldozer est alors entré en action et a rasé tout sur son passage réduisant leur baraque où ils ont vu le jour en simple souvenir. «On a vécu dans cette braque depuis 1962. Il y avait mes parents, ma sœur,  mon frère, sa femme et ses trois enfants, se souvient-il. Après le départ de ce dernier qui a  préféré  s’installer ailleurs et le décès de mes parents, je suis  resté avec ma sœur qui s’est mariée et a divorcé entre- temps. Et c’est à partir de ce moment que mes ennuis vont commencer puisque les autorités locales vont saisir l’occasion pour m’imposer de partager  avec ma sœur et un autre ménage bénéficiaire, un lot de terrain de 60 m2 non bâti. Les responsables locaux prétendent que je ne mérite pas mieux car «je suis célibataire et que ma sœur est divorcée et sans enfants ».
 
Magouilles
et manipulation
 
Une situation qui va durer plus de trois ans. « Déjà en 2011, pour m’accorder une autorisation de mariage, ces mêmes autorités locales ont exigé que je m’engage par écrit  à emmener ma sœur avec moi  en cas de relogement», se rappelle Moustapha qui a toujours décliné cette offre malgré la pression et les menaces.  «  J’ai refusé parce que j’ai considéré cela comme un chantage. D’autant que mon cas et celui de ma sœur ne font pas l’exception et que je dispose d’une liste où figurent les noms d’un célibataire et  de 22 femmes divorcées dont chacun a pu bénéficier d’un lot de terrain sans aucun problème».
Moustapha et sa sœur Fatima estiment, comme beaucoup d’autres familles, que le dossier des habitants du bidonville de Ben M’Sick a été marqué par la corruption, le favoritisme et le clientélisme, notamment de la part des mokaddems et des caïds, premiers responsables, d’après ces familles,  de la manipulation qui a entaché les listes des bénéficiaires. Elles qualifient de douteuses  les opérations de recensement, notamment celle de 2010, du fait que cette dernière ne s’est pas basée sur des critères objectifs et que son déroulement a été truffé de dysfonctionnements. Particulièrement, dans sa phase dite de validation des résultats par les autorités locales. «Le problème de ce bidonville  perdure depuis 1982. Les multiples opérations de relogement opérées entre cette date et 2013  n’ont pas permis de trancher cette question. Le nombre des ménages relogés aujourd’hui s’élève à plus de 20.000 alors que 13.500 familles avaient été listées pendant le recensement de 1982. Et vous savez pourquoi ce dossier traîne? Parce qu’il y a eu toujours  de la manipulation et du trafic d’influence. Beaucoup d’agents d’autorité et d’élus ont été complices.  Un lobby a fortement bénéficié de la situation et même le contexte du Printemps arabe n’a pas réussi à le stopper. Les opérations de relogement menées jusqu’en 2013 n’ont pas été clean et ont été entachées de manipulation et  d’exactions», a soutenu notre interlocuteur.
Ainsi et malgré une décision du tribunal, Moustapha a encore des doutes et refuse de quitter les lieux. « On a été convoqués par le tribunal en mars 2014. Les héritiers de Oukkacha, propriétaires des terrains sur lesquels a été construit le bidonville de Ben M’Sick nous ont intenté un procès pour évacuation des lieux. On a été 12 personnes à être convoquées par un juge du tribunal de première instance de Casablanca  qui nous a accordé sept jours pour répondre à la requête de l’avocat de la partie plaignante.  Une semaine plus tard, le juge en question s’est volatilisé et la salle du tribunal où nous étions censés être auditionnés était vide », nous a-t-il précisé. Et de poursuivre : « On n’a pas pris les choses au sérieux et on n’a pas jugé utile de poursuivre l’affaire. Deux années après, on a été surpris par les autorités locales qui nous ont manu militari demandé d’évacuer les lieux suite à une décision de justice qui n’a pas été portée à notre connaissance. Ainsi et du jour au lendemain,  on est devenus des  occupants illégaux de ces lieux où nous avions passé le plus clair de notre vie. Je me demande où ont été ces héritiers et ces responsables locaux pendant tout ce temps».
« Beaucoup de gens ont préféré,  par peur, quitter les lieux. D’autres ont été cooptés par les autorités qui ne lésinent pas sur les moyens pour faire évacuer les lieux. Elles ont exploité à fond  l’analphabétisme des uns, la stupidité  ou l’avidité des autres  ou les menaces et le chantage si le besoin s’en faisait sentir. J’ai été dans ce cas puisque le caïd m’a promis un emploi si je mettais un terme à mon sit-in  et que je quitte les lieux».
 
La résistance
 
Pas le temps de dire plus. Moustapha a envie de griller une cigarette, question de se réchauffer un peu. Il l’allume posément et scrute le ciel brumeux. Son visage se matérialise par intermittence sous la forme d'une tache floue chaque fois qu'il tire sur sa cigarette, autrement il demeure invisible. Un silence lourd pèse sur les lieux.
Partir ailleurs n’excite pas trop Mustapha. Partir selon les conditions exigées par les responsables locaux ne lui plaît pas et les récits de ceux qui sont déjà partis, le découragent davantage.  « Nombreux sont ceux qui vivent encore en location depuis plus de deux ans.  Ils ont du mal à trouver une tierce personne pour construire leur maison. Notamment ceux qui ont eu droit à des lots de terrain mal situés. Pis, ces tierces personnes sont devenues de plus en plus rares et très exigeantes».
Moustapha fait aujourd’hui de la résistance. Et depuis le lancement de son sit-in, il est l’objet de harcèlement de la part des autorités locales. Il ne se passe pas un jour sans qu’un responsable fasse un tour sur les lieux. L’idée d’édifier deux tombeaux devant sa tente et de hisser des drapeaux nationaux ne leur plaît pas. « Ces deux tombeaux sont ceux de ma sœur et moi-même. Quand notre baraque a été détruite, c’est notre vie qui a pris fin.  Et cette image symbolique a beaucoup dérangé. Les autorités locales m’ont dit clairement que j’ai le droit de manifester mais sans arborer les photos du Roi et le drapeau national.  Même mes banderoles ont été confisquées, raconte-t-il, parfois, j’ai droit à des visites nocturnes et plusieurs fois, les autorités ont détruit ma tente et dispersé mes affaires aux quatre vents».
Des harcèlements qui ne  semblent pas le faire changer d’avis. Au contraire, il est plus que jamais déterminé à poursuivre sa résistance. «Aujourd’hui, je ne vis que de l’aumône des bienfaiteurs  et de la générosité  de mon voisin.  Mais nombreux sont ceux qui m’encouragent à résister et poursuivre le combat. De simples citoyens qui passent par là affichent souvent leur sympathie envers ma cause et m’incitent à tenir bon». Jusqu’à quand? Il ne le sait pas. En attendant, il pense qu’il est temps de s’étendre sur son lit. Il a dû bâiller une dizaine de fois en me parlant. Il ne demande maintenant qu'à passer tranquillement sa nuit sans être dérangé!


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