Le Brésil en quête d’une refondation de sa politique


Par Patrick Dahlet
Vendredi 23 Août 2013

Le Brésil en quête d’une refondation de sa politique
Le Brésil a été secoué dernièrement par d’intenses manifestations qui ont conduit plus d’un million de personnes à protester dans les rues de près de cinq cents villes du pays – Brasilia bien sûr, mais aussi les vingt-six autres capitales de cet Etat fédéral et des centaines d’autres agglomérations.
Personne n’aurait imaginé qu’une telle vague de protestations puisse avoir lieu, probablement pas même au sein de la société civile, alors que la cote de popularité de la présidente Dilma Rousseff, issue du Parti des Travailleurs (PT), frôlait les 80 % d’opinions favorables et que la Coupe des Confédérations allait faire vibrer le pays tout entier à l’unisson de son équipe de football. Et pourtant….

A l’origine, le prix des transports

Tout a commencé par l’appel d’un mouvement social, le Movimento Passe Livre (MPL, Mouvement pour la gratuité des transports collectifs), relayé sur Facebook et Twitter, à manifester contre l’augmentation du prix du ticket de bus de 3 reais à 3,20, annoncée par la mairie de São Paulo le 6 juin dernier.
Dès la cinquième manifestation, le 17 juin 2013, alors que les forces de l’ordre réprimaient violemment le mouvement et que les grands médias le déconsidéraient en l’identifiant aux exactions d’une infime minorité, ils étaient déjà près de 250 000 (dont 100 000 à Rio et 50 000 à São Paulo) à occuper les rues d’une douzaine de villes. Le pays n’avait rien connu de tel depuis les mobilisations qui avaient obtenu en 1992 la destitution pour corruption du président Fernando Collor de Mello. Ceci ne signifie pas, loin de là, que le Brésil ignore les conflits sociaux, mais que la couverture médiatique les rend invisibles en les neutralisant : l’épopée des dix-sept jours de la « Marche pour la justice sociale et la souveraineté populaire » des 12 000 paysans de Goiânia à Brasilia en 2005 est entrée dans l’imaginaire des luttes et, à la périphérie des centres urbains, le conflit social est permanent et fréquemment violent.
Le 18 juin, la présidente Dilma Rousseff déclarait dans une allocution télévisée combien elle comprenait « ce message direct des rues » et la « valeur intrinsèque de la démocratie et de la participation des citoyens à la conquête de ses droits » dont il témoignait.
Pourtant, ni la parole présidentielle, ni même l’annulation de l’augmentation du titre de transport, le lendemain du 19 juin, par le maire PT de São Paulo, suivie par l’annonce de baisses du même ordre à Rio (de 2,95 à 2,75 reais) et dans la plupart des capitales du pays, n’ont empêché l’amplification du mouvement. Celui-ci va jusqu’à réunir le 20 juin plus d’un million de personnes dans 150 municipalités ; des manifestants forcent même, dans la soirée, l’entrée du palais présidentiel à Brasilia ou installent des campements devant la résidence du gouverneur du PMDB (Parti du mouvement démocratique du Brésil) de Rio, Sergio Cabral. Le 21 juin, la Confédération nationale des municipalités avait recensé des manifestations dans 438 villes du pays.

Catalyseur d’une constellation
de revendications


Si l’extension du mouvement a été exponentielle, après la victoire même que consacrait l’abrogation de la hausse du titre de transport, c’est parce que cette revendication initiale en recouvrait une constellation d’autres, dont elle a été le catalyseur, et qui couvaient sans doute depuis des mois dans les réseaux du web. L’heure de résister était venue, et pas seulement contre les insuffisances des transports publics qui obligent les habitants des périphéries – ceux qui n’ont pas de voiture et encore moins d’hélicoptères pour survoler la ville – à des déplacements quotidiens infernaux. Il fallait aussi protester contre les carences de tous les autres services publics : dans le domaine de l’éducation (dans la classe d’âge des 14-25 ans, 51 % seulement terminent le collège, 33 % le lycée et pas plus de 11 % une filière d’enseignement supérieur) ; de la santé (le déficit en médecins et en équipements contraint à des mois d’attente pour une consultation spécialisée qui pourra être expédiée en quelques minutes, exposant aux risques de traitements précaires) ; du traitement des eaux usées (près de la moitié de la population ne dispose pas encore du tout-à-l’égout). Le tout sur fond de révolte contre la part colossale du budget public investie dans la préparation de la Coupe du monde de football de 2014 et des Jeux olympiques de Rio en 2016, mais aussi contre l’insécurité, contre l’inefficacité des institutions et des corps constitués, et contre les délits d’initiés et la corruption endémique qui détourne des milliards de Reais de la satisfaction des besoins communs.
Depuis la victoire contre la hausse des tarifs des transports urbains, l’événement majeur est devenu l’entrecroisement pêle-mêle, en d’innombrables slogans et pancartes de toutes les couleurs et de facture le plus souvent artisanale, de toutes ces motivations dans des cortèges qui se sont présentés comme apartidaires et d’où ont été systématiquement écartées toutes les délégations des partis et organisations syndicales traditionnelles.
Bien plus, la dissémination des manifestations dans les petites villes du pays a revisité la multiplicité des revendications nationales, en y superposant un ensemble de doléances locales, allant de l’absence d’éclairage public, de voies asphaltées, de signalement des rues et d’enlèvement des déchets, à l’émancipation de la collectivité concernée comme municipalité autonome, en passant par les déficiences du ramassage scolaire et l’indigence des cantines scolaires, ou encore l’inexistence d’un commissariat de police civile.
Dans les capitales, l’entrecroisement des contestations a alimenté l’hétérogénéité des manifestants. Autour d’une majorité de jeunes et d’étudiants, issus des classes moyennes, on a pu retrouver des travailleurs dont le budget est grevé par le prix des transports, des exclus (sans travail, voire sans domicile et sans papiers) et, se mêlant au mouvement progressiste, des groupes conservateurs (au sein desquels on pouvait compter des petits enfants des participants aux « marches pour la famille, Dieu et la liberté » qui précédèrent le coup d’Etat militaire de 1964) qui, eux, tenaient un virulent discours anti-institutionnel et étaient prompts à agresser les militants qui affichaient leur appartenance politique ou syndicale de gauche pour les chasser manu militari de la manifestation.

Apartidaires, mais pas antipolitiques

Assurément, ces mobilisations ont décliné à la face du monde un « autre Brésil » que celui que l’on trouve au même moment dans les stades. Mais c’est un « autre » qui, tout en frappant la vue, n’est pas facile à identifier. Comment définir en effet ce mouvement aux composantes et initiatives devenues si hétérogènes, déclenché par la matérialité d’une opposition au coût du transport urbain et l’immatérialité des réseaux sociaux, et qui entrera dans l’histoire du Brésil sans avoir vraiment de nom ni de leader et de coordination qui parlent pour lui ?
Sans prétendre résoudre la question de cette introuvable identité, on peut en situer rapidement les contours en disant que coexistent en son sein trois histoires. Il y a d’abord la plus ancienne, plusieurs fois centenaire, puisqu’elle a commencé avec la colonisation. C’est une histoire de déclassements et d’exclusions qui marginalisent des populations en leur interdisant ou en limitant toutes formes de participation à la vie publique : les esclaves dans les senzalas, les cases, les indigènes sous tutelle dans les réserves, les opposants dans les geôles de la dictature, les paysans sans terre sous tentes en bord de route, les favelados dans les favelas des périphéries urbaines.
C’est ensuite, comme pour contrebalancer radicalement la première, l’histoire plus récente – dans le prolongement de la dynamique constitutionnelle de 1988 et relayée à partir de 2001 par les quatre éditions du Forum social mondial de Porto Alegre – des projets de démocratie participative en œuvre aujourd’hui dans plus d’une centaine d’agglomérations brésiliennes, et qui en font une sorte de laboratoires démocratiques, observés à la loupe par le reste du monde.
C’est enfin, depuis dix ans, une histoire d’inclusion sociale, avec la politique de résorption de la pauvreté et de lutte contre la discrimination raciale, inaugurée en 2003 dans le cadre du premier mandat du président Lula. Cette politique a intégré quarante millions de Brésiliens à une « nouvelle » classe moyenne (la classe dite « C », caractérisée par un revenu familial total entre 1064 reais et 4561 Reais, soit entre 350 euros et 1500 euros) et permis à vingt millions d’autres de franchir le seuil de pauvreté déterminé par la Banque mondiale (deux dollars par jour).
A la confluence de ces trois histoires, la réalité de ces mobilisations est complexe. Ni indignation d’une génération de jeunes nantis, ni révolte des plus pauvres, elles associent, dans une lutte non bornée, une majorité de manifestants qui ont déjà à perdre à une partie de la population qui a encore tout à conquérir et à des collectifs constitués autour de plateformes pour des pratiques de démocratie participative et/ou directe, dont les membres peuvent bien entendu coïncider avec des protagonistes de l’un des deux autres regroupements.
C’est le croisement de ces trois types de luttes qui a déterminé l’ampleur et la fermeté du mouvement, et la différence de leurs ancrages qui explique leur diversité et leur déplacement, quelquefois aux limites de la contradiction, au gré de leurs contextes d’expression dans ce pays-continent. Cela d’autant plus que la frontière entre les trois séries est loin d’être étanche, ce qui sépare les nouveaux intégrants de la classe « C » des plus pauvres étant souvent pour le moins précaire et ténu.
Mais par-delà la dissymétrie des histoires dans lesquelles ils se sont inscrit, la multitude de ces manifestants a été reliée par une cause essentielle : celle d’une préoccupation commune pour les affaires communes. En ce sens, ce qui a fédéré en profondeur le mouvement, c’est moins le combat contre les inégalités matérielles et symboliques extrêmes qui perdurent dans le pays que le sentiment du fossé, voire d’un abyme, qui existe entre l’Etat et eux. Contrairement à ce que les partis d’opposition et l’empire TV Globo se sont hâtés de propager, leur apartidarisme proclamé ne signifie pas qu’ils soient antipolitiques ou rassemblés contre le gouvernement actuel, mais qu’ils veulent refabriquer du politique. Ce qu’a réclamé le peuple brésilien dans les rues, ce n’est pas moins d’Etat, mais de l’Etat avec plus de peuple : un Etat qui ne décide pas tout seul pour le peuple, par la grâce de son administration et de ses élus, mais une gouvernance de la cause publique (aux différents niveaux, fédéral, régional et municipal) d’où le peuple ne serait pas absent et à laquelle il participerait directement.

Partager le progrès

Derrière l’étendue des revendications, incluant la condamnation de violences sociales spécifiques (ainsi à Rio contre la répression de la police dans les favelas), une exigence fondamentale des manifestants : que le système institutionnel les reconnaisse et prenne conscience que son horizon et le leur est le même.
Réunies le 25 juin, les organisations politiques (PT, PSOL, PSTU entre autres), syndicales (CUT, Via Campesina, UNE) et associatives (la MMM, Marche mondiale des femmes, notamment), au début réservées sur le caractère progressiste des manifestations, voire hermétiques à leurs modalités et contenus, ont appelé, le 11 juillet, à une grande journée nationale de lutte, grèves et manifestations « pour les libertés démocratiques et les droits des travailleurs et travailleuses ». C’est une initiative unitaire que l’on n’avait pas vue ici depuis longtemps.
La présidente Rousseff a compris qu’il fallait repartir de ce que veulent et peuvent les citoyens ordinaires pour penser et agir au plus près de leurs besoins. Le 21 juin, elle a présenté, dans un discours à la nation, un pacte national pour l’éducation (avec l’affectation à son développement de 75 % des royalties issues de l’extraction du pétrole – le Sénat s’est accordé sur 34 % le 4 juillet), la santé (accélération des investissements, augmentation du numerus clausus pour les étudiants et internes en médecine, recrutement dans l’immédiat de milliers de médecins étrangers ; mesures financées, entre autres, par 3,8 % des royalties du pétrole, mesure approuvée par le Sénat le 4 juillet) et les transports (plan national de mobilité urbaine adossé à une défiscalisation de la consommation d’essence et d’énergie électrique des bus et trains). Le Sénat a également approuvé le 26 juin un projet de loi qui qualifie la corruption de « crime atroce », comme le sont les meurtres.
Ensuite, après avoir rencontré les représentants du Mouvement pour la gratuité des transports et d’un ensemble d’organisations politiques et sociales, Dilma Rousseff a annoncé, le 24 juin, la tenue d’un « plébiscite » pour une grande réforme politique. Cette réforme a proposé notamment de changer les modalités d’élection des parlementaires (le bulletin de vote serait affecté à un candidat et non plus seulement à un parti) et le financement public des campagnes électorales (dépendant actuellement exclusivement de fonds privés perméables aux corruptions). Elle devait être associée à une Assemblée constituante spécifique pour l’instituer. Certes, ces mesures doivent être adoptées par le Congrès.
Mais quelles que soient les réserves que l’on puisse émettre sur le gouvernement, il faut reconnaître que la proposition a été audacieuse puisqu’elle a reconnu implicitement que la Constitution qui, en 1988 au sortir de la dictature, rétablit la démocratie représentative, ne suffit pas à déterminer l’exercice d’une démocratie effective. L’idée d’une Constituante a d’ailleurs suscité une levée de boucliers de la part de toute l’opposition conservatrice, relayée par une bonne partie des médias, qui a conduit la présidence à la retirer de la proposition.
Reste que le « plébiscite » pour une réforme d’un système politique doit être en mesure de produire de nouveaux dispositifs de redistribution économique et de reconnaissance sociale.
L’histoire du « Juin brésilien » de 2013 est loin d’être terminée. Une absence de réponse à la hauteur de l’indignation populaire et de l’espérance de changement exposerait au risque de dilapider les effets somme toute globalement positifs des dix ans écoulés de présidence « pétiste » – du gouvernement du PT. On veut croire ici qu’il n’en sera rien et qu’au contraire, en plaidant par-delà les clivages, l’articulation du changement social et des transformations de société, ces mobilisations ouvriront la voie à de nouvelles logiques d’émancipation et de progrès solidaire au sein de la démocratie brésilienne.

*Membre du laboratoire
«Transgressions, imaginaires et images» de l’Université fédérale du Minas Gerais (Brésil).
Article publié par la Fondation Jean-Jaurès


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