La rémunération des dirigeants d’entreprise est-elle appropriée ?


Par Michel Kelly-Gagnon et Jasmin Guénette*
Mercredi 7 Août 2013

La rémunération des dirigeants d’entreprise est-elle appropriée ?
Cette question de gestion interne relevant traditionnellement des administrateurs et des actionnaires de la compagnie est désormais débattue comme une politique intéressant la population en général.
Existe-t-il un problème avec la façon dont la rémunération des dirigeants d’entreprise est fixée?
Le débat touche essentiellement les compagnies cotées en Bourse, dont le rendement et les politiques de rémunération peuvent concerner des milliers et même des millions d’actionnaires qui cherchent à maximiser la valeur de leur investissement. Ils sont les propriétaires de la compagnie et influencent son orientation générale en élisant les membres du conseil d’administration et en participant aux assemblées d’actionnaires.
Cependant, leur influence découle en premier lieu de leur décision d’acheter ou  de vendre des actions. La gestion quotidienne de la compagnie est assurée par des dirigeants engagés par le conseil d’administration pour la gérer au nom de ses nombreux propriétaires.
C’est une chose d’admettre que la maximisation de la valeur pour l’actionnaire doit être l’objectif et une autre de déterminer le meilleur moyen de l’atteindre. Le principal problème repose dans le déséquilibre potentiel entre l’intérêt des actionnaires et les incitations de leurs mandataires. Par exemple, ces derniers pourraient être tentés de prendre des décisions qui sont dans leur propre intérêt à court terme, plutôt que dans l’intérêt à long terme des actionnaires.
Pour analyser ce problème, un champ de l’analyse économique, qu’on appelle la « théorie du mandat » (ou de la délégation), a été développé au cours des dernières décennies. Le problème de la délégation, du point de vue des actionnaires, consiste à aligner les incitations des mandataires et leur propre objectif, en d’autres mots de lier la rémunération des mandataires à leur rendement en matière de maximisation de la valeur pour l’actionnaire.
Par l’entremise de leur conseil d’administration, les actionnaires de différentes compagnies se  concurrencent pour attirer des dirigeants talentueux. En combinant cette demande de dirigeants d’entreprise avec l’offre de ceux-ci – les gens qui possèdent la capacité et la volonté de gérer une entreprise –, on obtient un marché qui détermine la rémunération appropriée. Une compagnie ne pourra pas attirer un bon dirigeant sans payer le prix du marché et les dirigeants d’entreprise ne peuvent obtenir davantage que leurs collègues aux compétences équivalentes. Le fait que 40 % des P-DG américains soient désormais embauchés à l’extérieur de la compagnie – une proportion qui a triplé au cours des dernières décennies – est un indice montrant que ce marché est très compétitif.
Plusieurs études indiquent un lien entre la rémunération des dirigeants d’entreprise et les résultats obtenus, conformément aux intérêts des actionnaires. Des économistes n’ont calculé que la multiplication par six de la rémunération des P.-D.G de 1980 à 2003 est entièrement expliquée par la multiplication par six de la capitalisation boursière des grandes entreprises américaines. Par ailleurs, la valeur médiane des primes de rendement annuelles des dirigeants d’entreprises américaines a chuté de 19 % en 2008 et la diminution a été plus prononcée dans les industries qui ont subi les pires baisses de profits.
De façon générale, les dirigeants qui obtiennent de meilleurs résultats sont mieux rémunérés. C’est la conclusion d’une étude ayant examiné les 1088 plus grandes compagnies américaines. De 2005 à 2006, le bénéfice que leurs dirigeants ont obtenu en exerçant leurs options d’achat d’actions a augmenté de 63 % dans les compagnies au rendement élevé et a diminué de 38 % dans celles au rendement faible.
Au Canada, une étude annuelle du Hay Group se concentrant sur les compagnies canadiennes à grande capitalisation (S&P/TSX 60) a conclu que « bien que la corrélation entre la rémunération et le  rendement soit relativement faible lorsqu’on observe la totalité du groupe d’entreprises étudiées, la comparaison entre les résultats des dix compagnies aux meilleurs rendements et ceux des dix compagnies aux rendements plus faibles, de même que la comparaison entre les dix compagnies ayant obtenu la plus forte croissance de leur rendement et les dix compagnies affichant la croissance la plus faible, tend à démontrer qu’il existe bel et bien une relation entre la rémunération et le rendement ».
Il n’est pas surprenant d’observer une relation étroite entre la rémunération des dirigeants d’entreprise et leurs résultats, puisque des mécanismes automatiques existent afin que les actionnaires puissent contrôler leurs mandataires. Les conseils d’administration, qui deviennent de plus en plus  indépendants, sont l’un de ces mécanismes. Des processus de marché plus généraux sont aussi impliqués. Les fonds spéculatifs, dont plusieurs interviennent de façon active dans la gestion des compagnies au sein desquelles ils investissent, ont beaucoup contribué au renforcement des conseils d’administration.
Les « prédateurs » financiers sont par ailleurs toujours à l’affût de compagnies qui sont incapables de maximiser leur valeur du point de vue des actionnaires.

Optimiser
la prise de risques

Un autre aspect du problème est la composition de la rémunération et ses incitations sous-jacentes. Est-ce que la rémunération des dirigeants d’entreprise, qui comprend une proportion importante de primes de rendement et d’incitations à long terme (particulièrement aux Etats-Unis), les pousse à prendre davantage de risques que ce à quoi les actionnaires pouvaient s’attendre? En bref, la réponse est non.
La sécurité d’emploi n’est pas caractéristique d’un poste de dirigeant. Le taux de roulement des chefs d’entreprise est en croissance. En 2007, 57 compagnies parmi celles incluses dans l’indice S&P 500 ont changé leur P.-D.G.7. En 2006, un P-DG sur trois parmi ceux ayant quitté leur poste au sein d’une entreprise l’a fait contre son gré.
D’une part, un dirigeant met la plupart de ses œufs dans le même panier : la compagnie pour laquelle il travaille. D’autre part, on s’attend à ce qu’il prenne des décisions risquées lorsqu’elles semblent être dans l’intérêt des actionnaires. Qui prendra le blâme si les résultats escomptés ne sont pas au rendez-vous? Par conséquent, les gestionnaires sont généralement plus réfractaires au risque que les actionnaires le voudraient. Le principal problème ne serait pas qu’ils prennent trop de risques, mais qu’ils n’en prennent pas suffisamment afin de garder leur emploi. Ainsi, les actionnaires tenteront de les inciter davantage à prendre des risques calculés.
Si un dirigeant reçoit seulement un salaire fixe, il ne sera pas assez dynamique dans son objectif de hausser continuellement les profits. De même, si son indemnité de cessation d’emploi n’est pas assez généreuse, il évitera les stratégies qui sont risquées pour lui, mais qui sont dans l’intérêt des actionnaires. Si, d’un autre côté, il reçoit uniquement une rémunération variable, il prendra probablement trop de risques, parce que ses pertes seront limitées à son salaire alors que ses gains potentiels pourront croître autant que le marché.

Les pièges de
l’intervention de l’Etat

La rémunération incitative des dirigeants d’entreprises bancaires existe au moins depuis le XIXe siècle. Le phénomène n’est donc pas nouveau.
Cependant, ce qui a changé dans les dernières années – et qui est probablement à la source des controverses actuelles – est que les interventions de l’Etat dans les politiques de rémunération et dans l’économie en général provoquent des distorsions dans les méthodes traditionnelles, fondées sur les mécanismes de marché, de résoudre le problème de la délégation. Dans ce contexte, il devient de plus en plus difficile de juger si l’importance croissante de la rémunération variable au cours des quinze dernières années reflète réellement la volonté des actionnaires de voir leurs mandataires assumer davantage de risques.
La théorie et l’expérience laissent croire que l’Etat ne peut efficacement résoudre des problèmes complexes de délégation.
Parfois, il favorise artificiellement la rémunération variable, comme lorsque le Congrès américain a éliminé en 1993 les déductions fiscales accordées aux entreprises pour la rémunération non incitative versée lorsque celle-ci dépasse un million de dollars. En d’autres occasions, cédant à d’autres types de pressions politiques, il restreint les primes de rendement et favorise la rémunération fixe, comme nous le voyons actuellement. De telles restrictions à la rémunération incitative impliquent un affaiblissement des incitations au rendement pour les dirigeants et une réduction de la flexibilité d’ajustement de la rémunération aux changements de circonstances pour l’avenir.
En fait, le gouvernement américain, qui a adopté une obligation de divulgation de la rémunération des dirigeants plus sévère que ceux des autres pays, pourrait très bien avoir contribué à la hausse de cette rémunération, car les dirigeants savaient désormais combien leurs homologues des autres compagnies gagnaient. Il est aussi probable qu’une réglementation détaillée et sévère de la gouvernance comme celle contenue dans le Sarbanes-Oxley Act de 2002 ajoute une prime de risque et gonfle ainsi la rémunération des dirigeants.
On pourrait aussi affirmer que l’intervention de l’Etat a contribué à ce que certains P-DG puissent quitter leur poste avec des centaines de millions de dollars juste avant que leur compagnie déclare faillite.
Plusieurs économistes ont souligné que les taux d’intérêt artificiellement bas et les politiques monétaires laxistes mises en œuvre par les banques centrales ont créé la bulle techno puis les bulles financières et immobilières lors des quinze dernières années. Evidemment, ceux qui ont exercé leurs options d’achat d’actions au sommet de ces bulles, avant le krach des marchés, ont le plus profité de ces politiques monétaires imprudentes.
De plus, dans le cas de l’industrie financière, le mécanisme auto-correcteur du marché a failli en grande partie à cause d’un problème d’« aléa moral ». Les investisseurs ont présumé que l’Etat sauverait les entreprises jugées « too big to fail » (trop grosses pour qu’on puisse les laisser déclarer faillite), une croyance qui s’est avérée dans la plupart des cas (Bear Stearns, Fannie Mae, Freddie Mac, AIG, Citigroup, etc.). La discipline du marché a été écartée. Il s’agit davantage d’une défaillance de l’Etat que d’une défaillance du marché.

La règle dite
du «say on pay»

Une des solutions qui ont été avancées pour donner plus de contrôle aux actionnaires sur la  rémunération des dirigeants est la règle dite du « say on pay ». Elle permet aux actionnaires d’avoir directement leur mot à dire sur les pratiques de rémunération de l’entreprise – par l’entremise d’un vote qui peut être obligatoire ou simplement consultatif – plutôt que de laisser la question entièrement au conseil d’administration. Aux Etats-Unis, le secrétaire du Trésor Timothy Geithner a affirmé que le gouvernement Obama souhaiterait que la règle du « say on pay » s’applique à toutes les compagnies, pas seulement celles qui ont reçu des fonds publics dans le cadre d’un sauvetage gouvernemental12.
Puisque les actionnaires constituent les propriétaires d’une entreprise, il est tout à fait légitime qu’ils puissent décider d’avoir une influence directe sur les pratiques de rémunération de leurs dirigeants s’ils en décident ainsi par la procédure de vote appropriée. L’impact de cette règle, qu’il soit négatif ou positif, sera révélé par la concurrence et sera sanctionné par les participants au marché. Cependant, l’imposer à toutes les compagnies par la loi nous empêchera de savoir si elle aide à résoudre ou non le problème de la délégation. Il se peut que cette règle ne fasse que dérégler le marché encore plus, à l’image d’autres interventions de l’Etat par le passé.
En 2005, selon des estimations du Congrès américain, le chef d’entreprise médian parmi les dirigeants de 1400 grandes compagnies a gagné 13,5 millions de dollars en rémunération annuelle totale. Même si ce montant peut sembler énorme, il s’applique uniquement aux grandes entreprises. Une autre façon de le mettre en perspective est de noter que le salaire moyen dans la National Basketball Association
(NBA) est de près de 6 millions de dollars et que les acteurs de premier plan peuvent gagner 20 millions de dollars pour le tournage d’un film. On les critique rarement pour cela. Ceux qui dénoncent
la rémunération des chefs d’entreprise semblent souvent plus soucieux d’offrir une critique morale du capitalisme plutôt que des arguments rationnels à propos de l’efficacité économique.
Lorsque, sous la pression de ces critiques, les gouvernements tentent de remplacer l’offre et la demande en fixant la rémunération selon d’autres règles arbitraires, ils dérèglent le mécanisme le plus important par lequel les entreprises peuvent influencer le choix de leurs dirigeants et leur structure de gouvernance globale. Il est dans l’intérêt des actionnaires d’avoir une structure efficace de rémunération des dirigeants. La meilleure façon pour les gouvernements de permettre aux actionnaires d’attirer les dirigeants qu’ils souhaitent et de les rémunérer de façon optimale est de cesser d’interférer dans le fonctionnement du marché et non d’ajouter davantage d’interventions à celles qui existent déjà.

*Respectivement président
et vice-président de l’Institut économique de Montréal


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1.Posté par BEN le 08/08/2013 10:02
Commençons d'abord à lutter contre notre propre faiblesse par une proposition de loi d'opprtunité fixant un seuil au total des salaires et primes des dirigeants de certaines entreprises familiales'(le pére,la mére,les fils,le chauffeur,la bonne etc..) qui dépassent souvent 50% de la masse salariale et bien sûr deux poids deux mesures au détriment des salariés non consanguins et elles sont nombreuses.Il s'agit de salaires et primes supposés fictives,des rentes qui curieusement les syndicats évoquent très rarement. et encore plus le droit du travail..Ne devrait-on pas analyser la raison?

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