La réforme qui suscite tensions et spéculations

Surréactions du marché de change et réaction de la Banque centrale


Par Rédouane Taouil Professeur agrégé des universités Système de change de dirhams
Vendredi 21 Juillet 2017

“L’amour lui-même n’avait pas fait perdre  la tête à plus de gens que les ruminations  sur l’essence de la monnaie”. William Ewart Gladstone

A observer les tensions survenues au printemps dernier sur le marché des changes, on songe immanquablement à ce propos que Marx emprunte à un parlementaire britannique. Les transactions sur ce marché ont connu, en effet, un emballement  sans précédent, atteignant 44 milliards de dirhams, soit 1,2 milliards par jour. 
La baisse corrélative du stock de devises n’était pas sans susciter des inquiétudes quant à la réforme du change. Une telle situation est, à y regarder de près, passible de l’analyse en termes de surréactions à l’information publique de Stephen Morris et Hyun Song Shin publiée dans American Economic Review(2002). L’annonce du passage à un régime de change flexible s’est traduite par des craintes de dépréciation accompagnées de pressions sur les réserves de devises qui ont nourri des anticipations défavorables sur la capacité de la banque centrale à préserver la parité de la monnaie nationale. Dans ce contexte, certains segments du marché s’attendaient à une dévaluation qui viendrait relancer la compétitivité des produits nationaux et l’activité. 
Face à ce comportement, l’autorité monétaire a réagi en affirmant que ce pari, qui reflète des propensions à la spéculation, n’est pas justifié par les fondamentaux de l’économie considérant ainsi que la révision de la parité à la baisse est aussi inopportune que contreproductive.
 

Information publique et concours de beauté


C’est à une grille d’analyse remarquée de Morris et Shin que l’on doit un examen original du rôle de l’information publique de la banque centrale dans la détermination du comportement des acteurs des marchés. Centrée sur la problématique de la transparence, cette grille postule une différence essentielle entre les signaux publics, qu’elle définit à partir de l’information sur les fondamentaux de l’économie, et les signaux privés qu’elle analyse dans les termes de la métaphore du concours de beauté de Keynes. Ce concours, organisé par un journal, consiste à élire les six plus beaux visages parmi une centaine de photos. Les lecteurs gagnants sont ceux qui optent pour les photos qui recueillent le plus de suffrages. Comme telle, cette règle suppose que chacun détermine son choix, non selon ses propres critères, mais en imaginant les choix des autres. Appliqué aux marchés financiers, ce processus d’interaction implique que le prix d’un titre est déterminé à partir d’une logique fondée sur le fait que chacun tient à former son  jugement en devinant celui des autres.  Dans ce contexte, l’information publique sert de référent aux opinions des participants au marché en ce que chacun y prend appui pour conjecturer les actions des autres. Lorsqu’elle est jugée précise, elle remplit une fonction coordinatrice. En revanche, quand elle apparait imprécise, les opérateurs surréagissent en adoptant des comportements qui contredisent les fondamentaux. La valeur sociale des annonces publiques est dès lors entachée d’ambigüité.
Cette approche en termes de surréactions des marchés offre un cadre explicatif  approprié à l’examen de l’annonce de la réforme du régime de change et des turbulences survenues sur le marché des devises. « Quand nous disons ou annonçons quelque chose, nous ne jouons pas avec les mots » clame le Wali de Bank Al-Maghrib comme pour réitérer une maxime consacrée par The Economist « les paroles des banques centrales sont aussi importantes  que leurs actions » (2004). Cette attitude est la conséquence de l’impératif de crédibilité de la politique monétaire dont la transparence est une condition majeure. Cette dernière tient à la qualité de l’information aussi bien sur les objectifs et des instruments, les modalités de prise de décision que sur les diagnostics et prévisions conjoncturelles. La communication est à cet égard un levier d’orientation des anticipations des agents privés. La Banque centrale s’est évertuée dans ce sens à organiser l’information sur le contenu de la réforme du change en insistant sur son opportunité. L’état des fondamentaux est jugé approprié à la transition vers la flexibilité : la stabilité macroéconomique est assurée grâce à la maîtrise de l’inflation et du déficit public, le système bancaire et financier est résilient, la valeur du dirham est proche de son niveau d’équilibre, le stock de devises est adéquat. Dans le même temps, la flexibilité est parée de la  vertu de consolider l’ouverture commerciale et l’intégration financière, de renforcer les capacités d’absorption des chocs externes et d’ajustement et  d’étendre l’autonomie de la politique monétaire.
L’argumentaire en faveur de la réforme n’a pas manqué de susciter des doutes : la flexibilité du change est tenue pour génératrice de volatilité du cours de la monnaie et du taux d’intérêt. En réponse à l’attente de la hausse de l’exposition au risque, la banque centrale a mis en avant le caractère graduel de la transition à la flexibilité en soulignant que l’étape en cours de préparation consiste principalement en l’élargissement de la bande des fluctuations sans changement de composition du panier (60% euro et 40% dollar). Sous ce rapport, l’information de la banque centrale est à double tranchant : d’un côté, elle livre des indications sur le comportement global de l’économie, de l’autre, elle sert de base commune de formation des décisions des agents du marché. A s’interroger sur les tensions qui ont affecté le marché du change, on peut parler de surréactions au contenu informationnel des signaux de la banque centrale. Les pressions spéculatives semblent naître de la crainte que l’abandon du mode de fixation de la parité de la monnaie nationale induise une baisse du cours qui, suite au fléchissement des réserves de change, contraint les autorités monétaires à la dévaluation. Ce pari, formé par une fraction des opérateurs, repose sur des arbitrages de conversion de la monnaie nationale en devises en vue de réaliser des plus-values qui sont de nature auto-réalisatrice dans la mesure où la 
dépréciation attendue est censée être validée par une décision de réajustement à la baisse de Bank Al-Maghrib.
« Le défi pour les banques centrales et autres organisations publiques -écrivent Amato, Morris et Shin- est d’assurer un équilibre correct entre la fourniture d’une information opportune et fréquente au secteur privé pour que celui-ci poursuive ses objectifs tout en reconnaissant les limites inhérentes à toute annonce, et se protéger contre le dommage potentiel du ‘bruit’ »(2004). Bank Al-Maghrib s’est trouvé confronté à ce dilemme dans sa communication sur la réforme. Ses signaux ont été en effet perturbés par divers bruits. D’une part, la dépréciation a été perçue comme la tendance inéluctable du taux de change après le passage à la flexibilité. Le privilège, au demeurant indu, accordé au cas de l’Egypte, a conduit à sous-estimer l’importance de la question de l’instauration d’une nouvelle bande de fluctuations aussi bien que le caractère progressif de la transition. Très souvent, les propos étaient tenus comme s’il s’agissait de l’instauration d’un flottement pur. D’autre part, bien que la politique de change relève également de leurs prérogatives, les autorités gouvernementales ont été peu disertes sur la nature d’une réforme pourtant préparée de concert avec l’autorité monétaire. Ce qui a conduit à minorer la coordination entre la stratégie de cette dernière et la banque centrale. Les rares messages à ce sujet introduisaient plus de confusions qu’ils n’en éliminaient. En témoigne avec éloquence le propos on peut plus obscur, « la flexibilité du change ou le chaos…égyptien ».
En déclarant qu’elle ne renonce pas à la parité en vigueur sous les pressions du marché, l’autorité monétaire exprime son souci de respecter son engagement en faveur d’un passage ordonné à la flexibilité. Ce faisant, elle affiche à un triple titre son attachement à la crédibilité bâtie grâce à la conduite constante de sa politique selon l’objectif primordial de stabilité monétaire. D’abord, le maintien de la parité apparait cohérent avec la cible d’une inflation faible et stable. Le réajustement vers le bas aurait été un signal de surévaluation du dirham de nature à renforcer la tendance à la dépréciation à moyen terme et à compromettre la stabilité des prix sous l’effet de la transmission des prix internationaux à l’inflation domestique. Ensuite, en invalidant la perception de la vulnérabilité des réserves de change, elle manifeste sa réactivité. Enfin, elle exprime sa détermination à donner des signaux fermes en vue de contrecarrer les tensions susceptibles d’engendrer l’instabilité financière et d’affecter le système de paiements. En réaffirmant ainsi le bien-fondé de sa politique, la banque centrale rappelle l’obligation du respect de l’organisation institutionnelle du change et, partant, des règles du jeu. L’infraction à l’adossement obligatoire des transactions sur les devises à des opérations tangibles a pris au dépourvu l’autorité monétaire en même temps qu’elle a révélé l’inefficacité des incitations à des comportements coopératifs auprès d’une fraction des opérateurs.

La dévaluation, non merci

La dévaluation, antienne récurrente, est drapée de nouveau aujourd’hui de la dignité d’une mesure de politique économique pertinente. Elle améliore, selon ses avocats, la balance commerciale en stimulant les exportations et en réduisant le volume réel des importations, crée  des revenus et des emplois supplémentaires et permet une réallocation des facteurs de production en faveur du secteur exportateur. A examiner ces arguments, force est de noter que la dévaluation  ne possède pas les avantages qui lui sont prêtés. 
De par ses mécanismes, elle produit deux effets opposés : d’un côté, la hausse  du prix unitaire des importations et la diminution du prix unitaire des exportations, consécutive à la réévaluation de la monnaie étrangère, entraînent, à volume d’échanges extérieurs constants, une détérioration de la balance commerciale, de l’autre, la hausse des exportations  et la réduction des importations exercent une influence positive sur le solde de cette balance. A ce titre, son impact dépend du jeu combiné de ces deux effets, termes de  l’échange et compétitivité. Cet impact peut négatif ou positif selon  l’intensité de réaction des d’exportation et d’importation aux prix. C’est donc l’élasticité des quantités échangées avec l’étranger qui commande l’efficacité de la dévaluation. Cette condition, qui implique que la hausse des exportations et la diminution des importations doivent compenser le déficit induit par la détérioration des termes de l’échange, ne se vérifie pas. Les élasticités de demande des produits agricoles, agro-alimentaires, ou textiles  sur une période de six mois sont très faibles. La dévaluation produit en ce sens des effets sont mitigés : l’incidence sur le volume d’exportations est lente et faible et la réaction des importations se manifeste avec beaucoup de retard. 
Lorsque la dévaluation stimule les activités exportatrices, elle consolide l’option en faveur des productions soumises à la concurrence par les prix au détriment de celles à forte valeur ajoutée. De ce fait , Elle cré une trappe  à routine qui paralyse l’amélioration de l’efficience productive,  freine l’adaptation de capacités d’offre à la demande externe et entrave la diversification des marchés et des produits.
En tant qu’instrument d’ajustement, la dévaluation présuppose que les économies partenaires de l’échange international sont parfaitement flexibles. Les conditions sur les élasticités, qui sont à elles seules fort contraignantes, supposent que l’offre intérieure et étrangère des biens répond instantanément à la demande. Même en acceptant cette hypothèse, l’efficacité de la dévaluation n’est pour autant établie. Ainsi, si l’on suppose que les firmes possèdent une marge de liberté en matière de fixation des prix, elles peuvent déjouer les effets de la dévaluation en révisant les prix. Les firmes locales peuvent, par exemple, accroître les prix à l’exportation préférant ainsi augmenter leurs profits immédiats. 
Les firmes étrangères peuvent, de leur côté, baisser leur prix pour conserver leurs parts de marché. En second lieu, Une baisse des importations induit, en l’absence de substitution de produits locaux aux produits importés, une baisse de la demande interne. L’amélioration de la balance commerciale agit négativement sur le niveau d’activité. La baisse de la production sera d’autant plus importante que le quotient importations/produit intérieur brut est élevé. Enfin, si l’offre interne réagit favorablement à la baisse des prix à l’exportation, on peut légitimement supposer que la réponse à la demande externe passe, en cas de saturation des capacités de production, par une extension du capital. Cette extension requiert une hausse des importations qui vient grignoter l’effet favorable de l’augmentation des recettes d’exportation. La hausse de l’activité ne va pas de pair avec l’amélioration de la balance commerciale. L’importation à des prix plus élevés conduit également à une hausse des coûts que les firmes peuvent répercuter sur les prix des produits exportés. D’où une baisse du taux de change réel qui effrite les avantages attendus de la modification nominale de la parité.
Si l’on introduit des rigidités, les conditions d’efficacité de la dévaluation sont également réduites. Dans le cas où la production des biens destinés à l’exportation est soumise à des contraintes techniques imposant des combinaisons fixes entre biens d’équipement et biens intermédiaires importés, la variation du taux de change n’entraîne pas une baisse des importations. Par ailleurs, supposer que les firmes réajustent nécessairement leur comportement en fonction des modifications du cours de change ne prend pas compte les contraintes liées à l’existence de coûts fixes de production. Celles-ci limitent la mobilité du capital d’une branche à l’autre et entraîne une inadéquation entre la structure de l’offre interne et la demande d’exportation. Cet effet, qu’on appelle tête de ponts, exprime l’inertie, de l’offre aux variations des prix. 
La dévaluation crée également des chocs d’offre.  A travers le renchérissement des importations,  elle génère de tensions sur les prix susceptibles de se propager à l’ensemble des activités. D’abord, elle est de nature à  induire une hausse directe des prix de biens consommations a fortiori dans un contexte de réduction des subventions aux produits de base. Ensuite, elle se traduit par une augmentation des coûts des biens intermédiaires qui, transmise aux  biens de consommation,  vient entretenir l’inflation domestique. Dans le cas où les salariés réagissent à la hausse du niveau général des prix en exigeant le rattrapage de leur revenu réel, les coûts salariaux s’en trouvent accrus et le niveau d’activité affecté dans le cas où la demande de travail est tributaire du niveau des salaires. A cet effet s’ajoute celui que suscite la contraction du crédit bancaire. Les banques sont incitées, dans un contexte de de montée de l’inflation, à accroître les taux d’intérêt et les primes de risque. Ce faisant, elles   rationnent  les entreprises et pèsent ainsi sur le niveau de l’offre globale.
Dans un contexte caractérisé par la stagnation de la productivité globale des facteurs, la faiblesse du rendement de l’investissement et l’insuffisance du taux d’emploi, la dévaluation apparait contre-productive : outre qu’elle est porteuse de faibles gains de compétitivité, elle renforce les facteurs d’atonie de la demande et ses corollaires, le chômage de masse et les pertes de bien-être social. Si l’instauration de la flexibilité provoque une dépréciation prolongée de la monnaie domestique, les mêmes effets de la dévaluation se feraient jour. L’autorité monétaire devrait dans ces conditions intervenir sur le marché des changes pour influencer le cours de la monnaie domestique. Ainsi que l’illustrent les cas du Chili, du Mexique ou du Brésil auquel le parangon de l’Egypte a fait de l’ombre dans le débat public, le flottement requiert nécessairement des interventions correctrices qui sont dictées également par la régulation de l’évolution du niveau général des prix à moyen terme, mission primordiale de la banque centrale.
 « L’opinion semble partagée entre la crainte et l’inquiétude ». Ce titre retenu par un quotidien suite aux interventions du Ministre des finances et de l’économie au parlement semble résumer les attitudes face à la transition vers la flexibilité du dirham. La mise en avant de tels sentiments de réalité reflète à coup sûr un déficit d’idées. Dans le forum de l’expertise, la réforme a fait l’objet de discussions concernant essentiellement les modalités de gestion du risque par les banques et les entreprises et les instruments de couverture.

La réforme qui suscite tensions et spéculations
Dans le forum politique, les partis observent un silence d’autant plus surprenant qu’il s’agit d’une question intimement liée aux choix fondamentaux de politique économique et donc au bien-être social et à la responsabilité démocratique. Pour sa part, le forum scientifique ne fait pas écho des divergences qui traversent l’opinion tant il ne connait  pas une confrontation entre argumentations serrées susceptibles d’éclairer les enjeux de la flexibilité du change et de ses rapports avec la stratégie de ciblage de l’inflation que Bank Al Maghrib entend mettre en place. Faute de débat d’idées, le devant de la scène est occupé par une rhétorique qui use à l’excès de l’exemple de l’Egypte, de la fausse analogie entre le marché des changes …et le marché de la tomate autant que de la charge positive ou négative conféré au  vocable de « flexibilité » et de l’argument d’autorité telle la référence au Fonds monétaire international. Pareille rhétorique combinée au déficit de débats d’idées, ne permet guère de saisir la portée de la réforme du change. 
Comme l’écrit Mervin King, ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre, « les idées sont beaucoup plus importantes que ne le reconnait le  débat public sur la politique monétaire, lequel se focalise trop sur les personnalités » (2012).
 


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