La grande désillusion

Que dire de ces milliers de jeunes, vêtus de toges universitaires un jour, mais drapés de déconvenues le lendemain, errant de candidature en candidature, récoltant des “regrets” en série ?


Mehdi Ouassat
Jeudi 30 Janvier 2025

La grande désillusion
Il est jeune. Diplômé. Et ambitieux. Mais il est au chômage. C’est l’histoire tristement banale d’une génération qui a suivi aveuglément le mantra national : “Etudie, décroche ton diplôme, et ton avenir sera radieux”.

Que dire à ces milliers de jeunes, vêtus de toges universitaires un jour, mais drapés de désillusions le lendemain, errant de candidature en candidature, récoltant des refus en série? Leur tort? Avoir cru qu’un parchemin encadré suffirait à les propulser vers la réussite. Pourtant, derrière cette promesse d'ascension sociale, un mur infranchissable s’est dressé.
Entre la salle de cours et le bureau d’embauche, c’est tout un gouffre qui se creuse : celui d’une inadéquation cruelle entre les diplômes délivrés et les besoins d’un marché du travail saturé, indifférent, parfois inexistant.

Dans les amphis bondés des facultés, ils ont appris à jongler avec des concepts théoriques, souvent détachés des réalités économiques et sociales. Ils ont dévoré les manuels, mémorisé les formules et cultivé des espoirs. Mais lorsque s’achève le ballet universitaire, lorsque le grand saut arrive – celui qui transforme l’effort académique en réussite professionnelle – ils découvrent l’ampleur du décalage entre ce qu’ils ont appris durant leurs années de formation et ce qu’exige un monde en perpétuelle mutation.

Trop qualifiés pour les postes d’entrée, pas assez adaptés pour les métiers de demain, ils se heurtent à une dure réalité: ils sont les artisans d’un savoir inutilisé, les victimes d’une faillite morale et économique.

En effet, l’université marocaine, reflet éclaté d’un système éducatif déconnecté, continue de produire chaque année une cohorte de jeunes diplômés sans jamais se soucier de leur insertion ou se poser la question de leur avenir. Le Conseil supérieur de l’éducation, de la formation et de la recherche scientifique, dans son rapport stratégique, l’admet lui-même : l’enseignement supérieur marocain n’a pas su capter les dynamiques économiques pour offrir des opportunités d’employabilité solides.

La Cour des comptes, aussi, dans son rapport de 2023, souligne que le système éducatif marocain persiste à produire des jeunes diplômés sans interroger la pertinence de leurs compétences dans un contexte économique en pleine mutation. Le document estime également que les passerelles entre l’enseignement supérieur et la formation professionnelle restent embryonnaires, faute d’un cadre juridique clair. Résultat? 37% des entreprises peinent à trouver des profils adéquats, et ce sont les secteurs industriels, à hauteur de 52%, qui crient le plus leur désarroi.

Mais le problème va bien au-delà. Les rares emplois créés dans le pays sont souvent peu qualifiés, incapables d’absorber les diplômés qui affluent chaque année sur le marché. Dominée par les petites et moyennes entreprises (93% des entreprises marocaines, selon le HCP), l’économie nationale ne génère que peu de postes exigeant un haut niveau de spécialisation.

Les PME, à la recherche de rentabilité immédiate, privilégient des profils modestes pour contenir leurs coûts. Les diplômés, eux, se retrouvent pris au piège: trop formés pour un emploi d’exécution, pas assez adaptés pour des fonctions spécialisées.

Il faut dire que le mal est systémique. Depuis des décennies, l’enseignement supérieur semble coincé dans une boucle temporelle. Les quelques tentatives de modernisation – comme l’introduction du système LMD (Licence-Master-Doctorat) – ont principalement cherché à imiter des standards internationaux sans se soucier de leur pertinence locale.

Tandis que le monde avance, réinvente ses cursus et s’adapte aux défis du futur - révolution technologique, intelligence artificielle, transition écologique -, nos universités continuent de s’accrocher à des filières surannées, conçues dans un monde qui n’a plus rien à voir avec les enjeux actuels.

La digitalisation, pourtant au cœur des enjeux contemporains, est à peine effleurée. L’entrepreneuriat, ce moteur d’innovation, se résume à des séminaires de façade. Et les langues étrangères, barrière linguistique majeure, demeurent un obstacle insurmontable pour de nombreux étudiants.

Ailleurs, un jeune diplômé sort d’une formation avec un portefeuille de compétences, un réseau professionnel et une vision claire de son futur. Ici, nos jeunes sortent avec un bagage inadapté aux réalités du terrain, des espoirs anéantis et une lettre de motivation qu’ils copient-collent désespérément.

Les conséquences sont terribles. Parce que le chômage des diplômés qui grimpe en flèche n’est pas qu’un problème statistique: c’est une bombe sociale à retardement. Ces jeunes, privés de perspectives, se sentent trahis, inutiles, invisibles. Beaucoup fuient à l’étranger, cherchant sous d’autres cieux l’opportunité qu’ils n’ont pas trouvée ici. Les autres s’enferment dans une routine d’ennui et de précarité, plombant un pays qui a cruellement besoin de leur talent et de leur énergie.

Face à ce constat accablant, la réforme du système éducatif marocain n’est plus une option,  c’est une nécessité impérieuse. Pour de nombreux spécialistes, l’heure est venue de repenser tout le système, des bancs de l’école primaire aux salles de cours des universités. Il ne s’agit pas seulement de former pour former, mais de former pour construire, pour innover, pour s’adapter.
Les universités doivent devenir des incubateurs d’idées, des laboratoires de talents, et non des usines à chômeurs.

Il est temps d’agir, avec courage et ambition. Sinon, nous continuerons à produire des générations de diplômés, fiers de leur éducation mais prisonniers de leur destin, coincés dans un cercle vicieux où leur potentiel reste à jamais inexploité. Le Maroc ne peut se permettre de sacrifier sa jeunesse.
Car sans elle, c’est tout un pays qui reste en suspens, incapable de se hisser au rang des nations qui prospèrent grâce à leur capital humain.

Mehdi Ouassat


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