L'eau, un bien précieux mal géré au Maroc

Le diagnostic accablant de la Cour des comptes


Hassan Bentaleb
Mardi 17 Décembre 2024

L'eau, un bien précieux mal géré au Maroc
Des textes juridiques en attente; des commissions préfectorales et provinciales de l'eau non opérationnelles; des lacunes au niveau de la planification stratégique, des outils de programmation et de l'élaboration de nombre de conventions de partenariat pour l'approvisionnement en eau potable; des ressources hydriques mobilisées insuffisantes pour répondre aux besoins nationaux; des retards  dans l'élaboration et l’application des contrats de gestion participative pour les nappes; d’importantes pertes d’eau au niveau des réseaux d’adduction et de distribution; retard dans la réalisation des projets de raccordement des bassins versants… ». Tel est le diagnostic opéré par la Cour des comptes concernant l’approvisionnement en eau potable.
 
Crise de gouvernance
 
Selon ce dernier, concernant le cadre juridique et institutionnel relatif à l'eau, et jusqu’à mars 2024, « seuls neuf (9) textes réglementaires ont été publiés, ne couvrant pas tous les aspects auxquels a renvoyé le législateur dans la loi n°36.15 relative à l’eau (70 renvois), en particulier ceux abordés pour la première fois, et portant surtout sur les modalités et conditions de conclusion des contrats de gestion participative, d’établissement et révision des plans de gestion des pénuries d'eau, et d’élaboration du système d’information relatif à l’eau. Ladite loi ne traite pas non plus certains aspects essentiels tels que la déminéralisation des eaux saumâtres, l'audit des réseaux de distribution d'eau potable, et l’encadrement de l’intervention des associations dans la production et la distribution de l’eau potable, notamment en milieu rural ».

En outre, ajoute le document, « les commissions préfectorales et provinciales de l'eau  n'ont pas été créées dans 16 préfectures et provinces, ou ont été créées tardivement dans une préfecture et 5 provinces, ou bien n’ont pas été activées dans 7 provinces. De plus, les ressources humaines et matérielles allouées à la police de l’eau s’avèrent assez faibles. En effet, celle-ci ne disposait, en 2022, que de 144 agents répartis entre le ministère de l’Equipement et de l’Eau (86 agents), et les agences des bassins hydrauliques (58 agents); ce qui ne favorise pas la réalisation d’enquêtes sur le terrain de façon continue et dans tout le périmètre d’intervention de la police de l’eau ».

Au niveau de la planification stratégique et des outils de programmation, le document de la Cour précise que «l'élaboration de nombre de conventions de partenariat pour l'approvisionnement en eau potable, soulève des lacunes tenant surtout au manque de convergence, à la non-précision de la nature et de la consistance des projets, ainsi qu’à la non-détermination de la programmation et des lieux de leur réalisation. Par ailleurs, l’intervention de plusieurs parties dans la réalisation des projets liés à l’approvisionnement en eau potable, à la gestion et l’exploitation des ouvrages hydrauliques réalisés, autant qu’au contrôle de la qualité de l’eau distribuée, et en l’absence de mécanismes de coordination et de garantie de la convergence, pourrait affecter négativement l’efficacité des actions publiques, en termes de satisfaction des besoins de manière intégrée et globale, rendant ainsi difficile l’évaluation des actions entreprises et la détermination des responsabilités ».
 
Ressources hydriques insuffisantes
 
S’agissant de l’offre et de la demande en eau potable, les juges de la Cour observent que « les ressources hydriques mobilisées restent insuffisantes pour répondre aux besoins nationaux.  En effet, plus de 50% des ressources en eau de surface sont concentrées dans les deux bassins du Loukkos et Sebou, qui couvrent 7% de la superficie du Royaume, et enregistrent un excédent annuel de 1,23 milliard de m3 ; alors que les huit autres bassins connaissent un déficit annuel total de 3,03 milliards de m3 ; et il est prévu que les besoins nationaux en eau augmentent de 44% à l’horizon 2050. De plus, l’écart enregistré sur la période 2018-2022, entre les cadences d’accroissement de la demande (20%) et de l’offre (17%), pose de sérieux défis liés à l’approvisionnement en eau potable, surtout qu’il est fait recours à cet égard, pour 99%, aux ressources conventionnelles (68% eau de surface et 31% eau souterraine), et pour seulement 1% aux ressources non-conventionnelles (eaux saumâtres ou de mer dessalées) ».

La même source constate que « durant la période 2017-2022, les ressources en eau souterraine ont servi à satisfaire plus de la moitié des besoins en eau potable dans sept régions; ces ressources subissent d’ailleurs une surexploitation au niveau de tous les bassins, dès lors que leur volume mobilisé dépasse de plus d'un milliard (01) de m³ celui exploitable. Cette situation est due à la non-mise en action des mécanismes de protection et de préservation desdites ressources en eau, autant qu’à l’insuffisance des efforts de leur exploration ». « Dans le même sens, poursuit le document en question, des retards ont été constatés dans l'élaboration et l’application des contrats de gestion participative pour les nappes, qui constituent un des mécanismes les plus importants prévus par la loi sur l’eau, afin d’assurer une utilisation durable de ces ressources hydriques ainsi que leur préservation ; seulement 5 contrats ont été conclus sur les 36 prévus ».

« Par ailleurs, en se basant sur les données de 2021 fournies par les parties concernées (l’ONEE, les régies autonomes et les sociétés de gestion déléguée), et en considérant des taux de rendement national des réseaux de distribution et de production qui s’établissent, respectivement, à 76% et 80%, les réseaux d’adduction et de distribution connaissent d'importantes pertes d’eau, estimées à 653 millions de m3 par an, dont 320 millions de m³ d’eau potable », indique la Cour. Et de nuancer que  « néanmoins, l’autonomie de stockage varie parfois considérablement, selon les différents systèmes de distribution, avec des valeurs allant de 2 à 61 heures dans la région de l’Oriental, de 4 à 24 heures dans la région de Casablanca-Settat, de 3 à 53 heures dans la région de Drâa-Tafilalet, et de 4 à 36 heures dans la région de Tanger-Tétouan-Al Hoceima ».
 
Retards dans la réalisation des projets
 
En ce qui concerne les mesures prises pour assurer l’approvisionnement durable en eau potable, ledit rapport explique qu’« il a été constaté un retard dans la réalisation des projets de raccordement des bassins versants,  prévus dans la stratégie nationale de l'eau 2009-2030, tel que le projet portant sur le transfert de l'excédent d'eau du bassin du Sebou vers le barrage de Sidi Mohamed Ben Abdallah dans le bassin du Bouregreg, et le raccordement de celui-ci au barrage d’Al-Massira dans le bassin d'Oum Errabia, visant à renforcer et sécuriser l'approvisionnement en eau potable du Grand Marrakech.

De même, les travaux de construction de six (6) barrages accusent un retard par rapport aux prévisions de la stratégie susvisée ; il s’agit des barrages de Sidi Abbou dans la province de Taounate (8 ans), Kheng Grou dans la province de Figuig (7 ans), Taghzirt dans la province de Béni Mellal et Boulaouane dans la province de Chichaoua (5 ans), Beni Azimane dans la province de Driouch (4 ans), et Ait Ziat dans la province d’Al Haouz (1 an).

En outre, il est relevé le non-respect du calendrier prévu pour la réalisation du projet relatif à la construction de la station de dessalement à Casablanca, qui devait être lancé en 2010, mais dont l'appel à manifestation d'intérêt n'a été lancé qu'en mars 2022; en plus de la non-réalisation du projet de dessalement à Saïdia, qui devait être lancé en 2015; en revanche, il a été programmé le lancement en 2022, d’une étude de faisabilité d’un projet de dessalement de l’eau de mer à Nador ».

De plus, ajoute le document, il a été relevé que l’exécution de 78 projets portant sur la production et la distribution de l’eau potable, dont le coût global s’élevait jusqu’au juillet 2022 à 3,9 MMDH, connaît des difficultés liées principalement aux conséquences de la pandémie de Covid-19, et au renchérissement des prix des matières premières, d’une part, et aux dommages ayant affecté ces projets à cause des travaux de construction de routes et de pistes adjacentes, sans prendre les précautions nécessaires, d’autre part.
 
Inadéquation entre législateur et acteurs politiques
 
Pour plusieurs experts, le diagnostic de la Cour des comptes révèle que « la crise de l’eau ne résulte pas uniquement de facteurs naturels, comme le changement climatique, mais également de problèmes institutionnels et stratégiques. « La fragmentation des responsabilités, le retard dans la mise en œuvre de politiques clés et le manque de coordination entre les différents acteurs affaiblissent la capacité du pays à gérer efficacement ses ressources hydriques », notent-ils.

Ils ajoutent que cela reflète également « une inadéquation entre les intentions du législateur et la capacité à traduire ces intentions en actions concrètes ». Selon eux, « l'absence de réglementation sur des enjeux critiques, tels que la déminéralisation des eaux saumâtres ou l’encadrement des associations rurales, montre une vision incomplète de la gestion des ressources hydriques ».

Pis, ces spécialistes estiment qu’il y a une faiblesse dans la décentralisation de la gestion de l’eau ainsi qu’une gestion fragmentée. Une situation qui nuit, selon eux,  à l’efficacité des actions entreprises, rend leur évaluation difficile et complique la détermination des responsabilités.

En conclusion, les experts considèrent que « le diagnostic de la Cour des comptes illustre un système confronté à des défis multiples, mais non insurmontables. Une gestion intégrée, alliant réformes institutionnelles, innovations technologiques et implication citoyenne, est essentielle pour garantir la sécurité hydrique du Maroc à long terme ».

Hassan Bentaleb


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