Interview du sociologue marocain Noureddine Zahi

“Les questions à débattre et à penser ne peuvent faire l’objet de report ni d’interdiction”


Propos recueillis par Mustapha Elouizi
Samedi 18 Janvier 2014

Interview du sociologue marocain Noureddine Zahi
Depuis ses premières recherches sociologiques, Noureddine Zahi n’a cessé de poser les questions qu’il faut pour cerner les phénomènes traversant la société. La relation politique/religion reste l’une de ses préoccupations. Son livre «Barakat Assoultan» (la Baraka du Sultan) est révélateur en la matière. Dans cet entretien, il revient sur les questions de débat public, de la vague d’excommunications ayant marqué la scène politique ces dernières semaines et les voies pour une société libérée des carcans religieux et idéologiques.
 
 
Libé : Quel regard portez-vous sur le débat public au Maroc ? 
 
Noureddine Zahi : Le débat public est généralement conditionné par l’existence d’un champ scientifique bien fondé, d’une part, et très ancré dans la réflexion sur les questions sociétales de l’autre. Car, tout champ scientifique a la mission de mettre, de manière dynamique, la société devant une panoplie de questions posées au débat public. Une carte qui liste les questions soumises au débat par les acteurs politiques, médiatiques, civils, culturels … Il s’agit de la matière à penser, de manière publique et générale. Ce qui veut dire, par conséquent, que cette liste évoque, de manière indirecte, les questions «impensées» et non soumises à la réflexion publique, et sans lesquelles, la société ne peut comprendre les phénomènes qu’elle entend soumettre au débat de manière publique. 
Ainsi, le champ scientifique procède à une orientation de l’espace public, vers ce qu’il faut penser et réfléchir de manière expresse, et ce afin de rehausser le débat public au stade de ce qui a été dissimulé, occulté, oublié par la société. Certes, l’impensé est conditionné aussi par la pression politique, idéologique, historique ou religieuse données… le champ scientifique met ainsi la société devant ses responsabilités majeures et des choix à faire. Il faut, ou bien élargir le champ de la liberté, et donc le champ de l’espace public, ou bien choisir la voie de l’aveuglement volontaire et par ricochet restreindre le champ des libertés et des réflexions.
 
Y a-t-il des questions «impossibles à débattre»?
 
Effectivement, et en parallèle avec ce que j’ai dit précédemment, le champ scientifique entreprend une opération par laquelle il isole certaines questions débattues, directement ou indirectement, par le débat public. Mais, il les met dans la catégorie « impossible à penser », dans les conditions scientifiques actuelles. D’où la nécessité d’établir un plan à même de favoriser les conditions de les soumettre au débat public. Dans ce sens, il pourrait y avoir des questions relatives à un moment historique déterminé, mais la recherche historique n’a pas accumulé  les archives ni les recherches nécessaires à son égard, ou un fait politique dont les acteurs et la mémoire vivante ont disparu à jamais  ou bien encore des questions religieuses qui nécessitent davantage de recherches archéologiques non encore réalisées.
 
Peut-on établir une règle d’or pour ce débat public? 
 
D’abord, c’est sur la base de cette carte de questions/sujets qu’on aménage un débat public, loin de toutes prétentions. La règle générale qui régit ce débat public reste bien claire : les questions à débattre et à penser ne peuvent faire l’objet de report ni d’interdiction, et dans ce cas de figure, il n’existe ni ligne rouge, ni tabou, encore moins de négociations. Toutefois, il n’y a pas lieu de polémiquer sur ce qui est impossible à débattre de manière scientifique. 
 
Que faire alors face aux questions de la polygamie, de l’héritage et de l’avortement ? 
 
Ce genre de questions relève de la raison pratique et non théorique. C’est pourquoi, il existe une forte demande pour son examen et débat de la part des acteurs civils et politiques. Il s’agit de questions qui sont au cœur même de la vie quotidienne et traversent les relations sociales. Un état où les textes légaux se trouvent de loin dépassés par la réalité quotidienne. 
L’avortement est une réalité indéniable, l’héritage et ses conflits n’arrivent pas encore à constituer un phénomène sociologique ou juridique, la question de la polygamie a été, quant à elle, tranchée avec la promulgation du Code de la famille. Il est donc recommandable de faire sortir l’avortement de cette situation opaque et occulte vers une autre situation de clarté et de légalité. Il faut ainsi un plaidoyer scientifique et une pression bien organisée, puis après, la question doit être examinée par les juristes, pour l’élaboration d’un texte de loi. L’interdiction et les vagues de takfirisme ne seront jamais une solution, car ils ne font qu’envenimer  l’atmosphère d’un débat public sain, sinon on ne serait jamais arrivé là.  L’héritage, lui, n’a pas la même ampleur ni le même poids dans la société. Certes, les femmes se trouvent bien lésées dans cette équation légale

consacrant une discrimination indéniable, mais c’est aussi une question d’hommes, dans la mesure où ils en sont les bénéficiaires. 
Comment … ? 
 
Si les pères et frères se mettent d’accord sur un pacte d’honneur public  à travers lequel ils renoncent volontairement au système d’héritage légal, on aurait actuellement abouti à une pétition de plus d’un million de signataires, où les Marocains annoncent le droit de gérer librement leurs petites ou grandes richesses envers leurs progénitures. A ce moment, ni la loi, ni la chariâa ne peuvent les empêcher d’en faire l’usage qu’ils souhaitent. Le document s’érige en une preuve tangible pour le plaidoyer, si nécessaire. 
 
Quel rôle,  le champ scientifique joue-t-il pour investir l’espace public, ses débats et plaidoyers à cet effet ? 
 
La mission du débat public soutenu scientifiquement est de faire émerger les questions phare, à même d’éclairer la voie à suivre par la société. L’objectif étant de convaincre la société, afin qu’elle admette l’idée de changement et sans pour autant se poser de fausses questions du genre : ceci est-il conforme aux préceptes de l’islam? Parmi les principales interrogations, l’on trouve la suivante : L’Islam permettrait-il d’être soumis à l’examen scientifique des sciences humaines : telles que la philosophie, les sciences de religions comparées, la sociologie, la psychologie des religions, la psychologie … ? Dans ce cas de figure, l’espace public se trouvera confronté aux origines des différentes problématiques  d’avortement, de polygamie et d’éducation sexuelle. Si l’anthropologue, le sociologue, le psychologue n’ont pas le droit d’intervenir au niveau religieux dans sa relation avec la société et toute la légitimité religieuse, pourquoi étudie-t-on donc ces sciences? Si la société ne reconnaît pas ces chercheurs comme érudits, quel est donc son devenir? Ainsi l’espace public et ses délibérations continues constituent une locomotive pour une réflexion sur l’avenir de la société. Il faut surtout qu’ils ne s’impliquent pas  dans des débats stériles et des mythes du passé qui ne servent plutôt à rien aujourd’hui. 
 
Etablir une nette distinction entre islamiste/idéologie et oulémas/religion, est-ce bien là la relation entre politique et religion ? 
 
Le problème de ces discussions actuelles relatives à la relation entre religion et politique est qu’elles sont confuses. Les débats des acteurs civils et politiques portant sur les axes en relation avec la religion, sont généralement menés avec des islamistes modérés ou extrémistes. Jamais l’on n’avait distingué entre l’habilité de l’islamiste activiste à débattre et trancher des questions religieuses, et celle de l’érudit objectif de la chariâa. Les premiers polémiquent plutôt dans un objectif idéologique, mais ne maîtrisent pas beaucoup le corpus islamique. C’est pourquoi, ils sont toujours à l’offensive. C’est là, l’une des caractéristiques des idéologies religieuses. 
 
Voulez-vous dire que les oulémas ne jouent pas leur rôle ?
 
Je dis simplement que l’espace public doit clarifier le fait que les islamistes occupent le champ qui revient normalement aux oulémas. Ces derniers doivent récupérer ce qui leur revient de droit. Ainsi, l’on fera nettement la distinction entre le âlem/fquih qui est un patrimoine commun de tous les Marocains et le prédicateur islamiste et takfiriste, qui prône une idéologie religieuse mortelle. 
Le débat public marocain doit arriver à un point où celui qui tient des propos de Hadith ou de Coran n’est pas obligatoirement habilité à trancher sur des questions religieuses et que celui qui analyse à la faveur d’outils relevant des sciences humaines n’est pas automatiquement ignorant des questions ayant trait à la religion. 
 
Mais, un problème se pose : les réactions populaires sont plutôt timorées, face à ces vagues d’excommunications ? 
 
Il est vrai que les réactions populaires n’arrivent pas à satisfaire les acteurs civils et politiques modernistes notamment. Mais, il faut réaliser que ce n’est point parce que la société a perdu le sens du progrès et de l’évolution mais que cela relève d’une autre explication. A mon humble avis, cela est dû à deux facteurs : 
- Un grand fossé sépare l’islam populaire de l’islam des élites. Si l’islam des élites modernistes s’avère sociologique, en atteste l’assertion itérative : nous sommes tous musulmans, et si l’islam des élites islamistes est politique, visant à instaurer le Califat et la société de la chariâa, l’islam des Marocains est un islam diachronique et historique. Formé des siècles durant, sa principale caractéristique est qu’il avait adapté l’islam de Médine (Al Madina) à ses propres spécificités. C’est ce qui a produit ce que beaucoup de chercheurs marocains et étrangers appellent : l’islam populaire, l’islam marocain, ou encore l’islam maraboutique. Cet islam historique se situe aux antipodes de l’Islam politique, ne connaissant pas son langage ni ses métaphores et son éloquence. Mais étant donné sa nature idéologique, l’islam politique tire bien profit et exploite la simplicité de l’islam populaire pour le mettre de son côté, selon les circonstances. Cet aspect historique est donc un facteur responsable des réactions froides et indifférentes envers les polémiques et discussions au sujet du champ religieux. 
- Le second facteur réside dans la vie quotidienne d’une grande partie de Marocains, vivant dans des conditions de vie difficiles, sur les plans social et économique.  Ainsi, tous les débats autour de l’héritage de la femme, la polygamie et l’avortement, autant ils requièrent une importance capitale et stratégique, autant ils jouent également un rôle négatif, puisqu’ils relèguent au second plan les questions relatives au train-train quotidien des Marocains (eau, électricité, pain, chômage, éducation, santé…).  
 
Mais, nous savons que l’islam a été toujours permissif quant à la jurisprudence ? 
 
La jurisprudence (Ijtihad) a été prônée par les élites de gauche  marocaine et revendiquée face aux prêcheurs de l’islam politique et aux Fouqha. Mais, ce n’est guère chose aisée. Il faut dire que l’histoire se rappelle encore les oulémas et Fouqha ayant brillé en matière de jurisprudence. Et pour rester uniquement dans le 20ème siècle, nous pouvons dire qu’il y a deux faits majeurs : 
1 – L’événement survenu en Turquie en 1924, lorsqu’on avait renoncé à l’Etat religieux et installé un Etat laïc. 
2-La réforme de l’état civil en Tunisie en 1957. 
Deux événements essentiels qui dénotent de l’aptitude de l’islam à faire introduire des réformes et des jurisprudences qui permettent la progression de la société et des individus. Ces deux événements confirment que la réforme religieuse est certes possible, à condition que les forces sociales et politiques de gauche aient la volonté d’aller de l’avant. La jurisprudence est un effort théorique, mais son côté pratique au sein de l’Etat et de la société présuppose des forces sociales, politiques et culturelles, capables d’agir et d’impacter la réalité sociale, et de décider de son avenir. Par conséquent, et étant donné la faiblesse des élites politiques de gauche au sein de la société marocaine et l‘élitisme des élites civiles, le débat portant sur la jurisprudence et la revendication de la réforme religieuse ne peut dépasser le cas de «marquer les points» dans l’espace public. Elargir le cercle des prises de position, sans pour autant renforcer ou radicaliser cette sphère au sein de la société n’est pas du tout un point positif. Ce qui fait que le degré d’enthousiasme est plus élevé dans la sphère politique que dans la société. 


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