Certaines déclarations d’hommes politiques français contribuent à forger une image négative de la laïcité
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Franck Frégosi, directeur de recherche au CNRS, spécialiste de la gouvernance de l’islam en France et chargé de cours à Sciences Po Aix a accordé à Libé un entretien suite au débat qu ’ a connu la France pour une “ charte des principes ” et la création du Conseil national des imams en France.
Libé : Le Conseil français du culte musulman (CFCM) a formellement approuvé, dimanche 17 janvier, une “charte des principes” de l’islam de France. Que pensez-vous de cette avancée ?
Franck Frégosi : C’est la deuxième fois dans l’histoire que différentes composantes (fédérations, mouvements, unions d’associations…) de l’islam en France, aboutissent à un texte commun qui donne l’impression d’être fédérateur. Le premier texte remontait en 1995, il s’agissait déjà d’une charte du culte musulman qui avait été présentée par la Grande Mosquée de Paris. Au départ,sa rédaction avait été préparée avec les autres fédérations (UOIF, FNMF, FFAIACA…), pour à la fin n’être ratifiée que par un petit nombre. C’était un projet exposant l’organisation future de l’islam en France. Aujourd’hui, la nouveauté de cette charte est qu’elle est censée compléter la création récente du Conseil national des imams. Ce texte, dès son préambule, rappelle la primauté de la loi civile sur toute forme de loi et de conviction religieuse. C’est une manière de répondre à un débat récurrent en France, alimenté par certains sondages selon lesquels une majorité de jeunes musulmans privilégieraient les lois islamiques sur les lois de la République. La charte répond donc à la crainte de l’opinion publique quant au fait de savoir si les musulmans préféreraient les lois de la Charia à celles de la République. L’affirmation de la primauté de la loi civile est répétée plusieurs fois, ce qui revient à dire que l’on est censé être d’abord citoyen de la République avant d’être musulman. Le deuxième apport de cette charte est d’affirmer que la pratique de l’islam n’est pas en contradiction avec les principes républicains. Pour le dire autrement, le musulman qui pratique sa foi, n’est pas en délicatesse avec la République. C’est aussi une réponse à ceux qui, en France, attisent la suspicion envers l’islam. Il s’agit d’insister sur le fait que les musulmans veulent être considérés comme des citoyens à part entière, et non comme des citoyens complètement à part.
Donc l’islam de France est compatible avec la laïcité ?
L’islam, ou plutôt les musulmans, dans leur très grande majorité en tant que croyants ordinaires, ne sont pas en contradiction avec l’un des éléments centraux de la République, à savoir la laïcité, comme l’affirme la charte. Elle mentionne également la nécessité de respecter l’égalité femme-homme, la lutte contre toutes les discriminations, et dénonce l’homophobie, comme la misogynie. C’est d’ailleurs la seule religion en France qui dans une charte met en avant la dénonciation de la misogynie au même titre que l’antisémitisme.
Mais la charte ne parle pas de l’islamophobie ?
Exactement, la charte ne fait, à l’opposé, aucune mention à l’islamophobie. L’absence volontaire de toute référence à l’islamophobie traduit le fait que les responsables de l’islam de France ont intériorisé les réticences des pouvoirs publics quant à l’utilisation de ce terme, par crainte de se voir accuser d’islamophobie d’Etat. Si je peux comprendre la stratégie prudente des acteurs institutionnels de l’islam en France, qui cherchent d’un côté à ménager les pouvoirs publics avec lesquels ils négocient, d’un autre côté, en se refusant d’évoquer cette problématique de l’islamophobie, ils se coupent des jeunes générations musulmanes en France. Nombre de jeunes musulmans pensent à tort ou à raison que l’islam fait l’objet d’une critique systématique et obsessionnelle de la part de responsables publics (parlementaires, ministres, responsables de partis politiques). Il y a même des déclarations d’hommes politiques qui vont jusqu’à s’étonner du port du voile, qui ne devrait pas, selon eux, avoir sa place en France dans l’espace public, et d’autres qui, comme le ministre Darmanin en personne, regrettent de voir des rayons Halal (ou Cacher) dans les grandes surfaces. Cela crée de la confusion.
Est-ce une façon de créer la polémique de la part de certains politiques pour gagner des voix ?
C’est dans ce sens que les acteurs du CFCM ont été très prudents, en affichant un loyalisme qu’on peut dire forcené envers les pouvoirs publics en place. Mais alors, dans ces conditions, à quoi sert de maintenir l’Observatoire de l’islamophobie, qui existe aux côtés du CFCM ? Si les membres du CFCM sont cohérents suite à cette nouvelle charte, il faudrait le supprimer. Dans la rédaction de cette charte, il y a belle et bien une injonction, une pression gouvernementale afin que sur ce sujet (de l’islamophobie) les acteurs de l’islam de France adoptent le texte le plus neutre possible. Bien d’autres éléments méritent aussi d’être discutés comme l’aspect financier. Actuellement, il y a un débat au Parlement à propos de la question du financement des cultes. Or, quand on regarde la charte sur les financements, il n’y a rien, simplement l’idée de faire davantage appel à des sources de financement nationales. Parmi les cinq fédérations qui ont signé ce texte, certaines bénéficient de financements en provenance d’Etats étrangers, comme c’est le cas de la Grande Mosquée de Paris et de l’Union des mosquées de France, l’une est liée à l’Algérie, l’autre au Maroc ! Ceux qui ont écrit ces textes risquent de devoir renoncer à ces financements, ils sont à la fois juges et parties.
S’il n’y a pas de financement des pays comme le Maroc, qui va financer l’islam de France?
Oui c’est la question qui se pose ! Est-ce que les musulmans de France ont les moyens d’auto-financer leur culte ? Aujourd’hui 2/3 du financement vient déjà des fidèles eux-mêmes. C’est un progrès et un nombre croissant de musulmans en France souhaite l’autonomie. Cela voudrait dire qu’à plus ou moins long terme, les musulmans devraient aussi pouvoir former via des instituts privés leurs propres imams. Or, actuellement, il n’y a aucune mutualisation entre les fédérations en matière de formation.
Cela pose un autre problème au niveau de la pluralité de l’islam. Par exemple, les Marocains sont attachés à un islam modéré, et l’Etat marocain met à leur service un savoir, des structures et des formations. Peut-on imaginer une collaboration bilatérale entre le Maroc et la France ?
Soyons honnête, ça existe déjà. Vous savez très bien qu’un certain nombre de futurs imams français d’origine marocaine sont allés se former à l’Institut Mohamed VI de Rabat. Le Maroc exporte son modèle de formation des imams non seulement vers la France mais aussi vers des pays africains tels le Mali et le Niger notamment. Stratégiquement, certains Etats font valoir qu’ils disposeraient de la bonne méthode de formation, adaptée à la promotion d’un islam réputé du juste milieu jugé efficace pour contrecarrer des versions plus littéralistes et exclusivistes. Mais aujourd’hui, dans le contexte pesant lié aux attentats, on veut couper le lien avec ce type de formation à l’étranger. Encore faut-il être en mesure de démontrer qu’il y a bien aujourd’hui un lien étroit entre le financement étranger et le développement de l’islamisme radical.Ace jour, on n’est pas arrivé à démontrer que ceux qui ont commis des attentats les auraient commis via des réseaux religieux financés par des Etats. Croyant vouloir lutter contre les dérives violentes se réclamant de l’islam, on finit pars’en prendre aux acteurs du culte, alors que justement tous ces jeunes Français qui sont séduits par les discours radicaux ne transitent pas par les lieux de culte et ne fréquentent pas les mosquées.
Les enjeux de la radicalisation sont donc sur la «toile» ?
Ils sont sur la toile, mais aussi au cœur du social, c’est-à-dire qu’il faut quand même rappeler que le président de la République avait dit dans son discours des Muraux : «Il faut s’intéresser au terreau qui favorise ce type de comportement», or jusqu’à preuve du contraire aujourd’hui, on a totalement évacué la question du contexte social qui peut favoriser le développement de discours radicaux. On est simplement dans une logique sécuritaire, qui se justifie, et une logique de contrôle idéologique. Or ça ne suffit pas, il faut aussi s’intéresser aux situations qui font que des individus sont séduits par un discours de radicalité.
Pourquoi ? En écoutant les débats à l’Assemblée nationale à propos du projet de loi de lutte contre les séparatismes, un certain nombre de députés ont d’ailleurs déclaré que si des gens en viennent à dire que les lois de l’islam priment sur la République, c’est aussi parce qu’ils estiment que le contrat républicain n’a pas toujours été rempli. Finalement, la République, ils ne la voient pas au quotidien, il faut aussi intégrer cette dimension-là. Il y a aussi un autre élément, vous l’avez peut-être noté, d’un côté la charte reconnaît (c’est une différence par rapport au Maroc ou d’autres pays) que l’islam est pluriel en France, et puis d’un autre côté, on dénonce de façon assez confuse l’islam politique. Le problème est que la notion de l’islam politique est extrêmement floue dans ce texte. Puisqu’on met à la fois le Tabligh qui est un groupe piétiste qui précisément n’a aucun engagement politique, c’est une règle fondamentale pour ses militants de ne jamais porter un jugement sur l’environnement politique. Et après on rajoute la pensée des frères musulmans, les Salafistes qui sont identifiés dans le texte comme étant les wahhabites. Puis les courants nationalistes, qui désignent surtout les mouvements turcs. La question que je pose est de savoir que si c’est là effectivement l’objectif de rompre avec ces sensibilités, il faudrait alors envisager que l’Etat français commence par rompre les relations avec l’Etat saoudien ! (rires) Après tout,soyons cohérents! Vous savez très bien que cela ne sera jamais fait ! Nous savons qu’historiquement l’Etat saoudien est sinon un grand pourvoyeur de prédicateurs salafistes, du moins le lieu privilégié où a été élaborée la doctrine salafiste. Or d’un côté, on dit qu’on ne va pas hiérarchiser les courants religieux puis finalement dans le texte on veut en exclure certains. Et là aussi, comme à propos du rapport aux Etats étrangers, certains de ces courants participent au Conseil français du culte musulman depuis sa création. Qu’ont-ils fait ? Certains ont déjà signé ce texte, d’autres ne l’ont pas encore fait. C’est intéressant quand on voit les arguments développés. Concrètement, ce texte contient beaucoup de paradoxes de mon point de vue. A aucun moment les acteurs de terrain, les recteurs de mosquée ou les imams n’ont été sollicités d’une manière ou d’une autre.
Cette charte semble être un texte pondu d’en haut pour le bas, et qui, parfois, ne prend pas suffisamment en compte les réalités locales. Que pensez-vous de cette situation ?
C’est un peu l’islam vu d’en haut, pensé sans prendre en compte les dynamiques territoriales. Je prends un exemple : la Grande Mosquée de Lyon que dirige Kamel Kabtane qui est un acteur historique de l’organisation de l’islam en France. A aucun moment il n’a été associé à la discussion. Tarek Oubrou de la Mosquée de Bordeaux, qui est un réformateur, n’a pas été sollicité non plus, or il est imam. Il y a toute une série d’autres acteurs que je pourrai citer qui ne sont pas hostiles à l’idée d’une charte de l’islam de France. Ils sont hostiles au mode d’élaboration retenu. Je pense qu’on a raté une occasion d’aller plus loin. D’ailleurs, je note que la charte contient des points intéressants. Elle rappelle notamment l’importance de la raison et du libre arbitre. Et il y a un passage intéressant qui dénonce la mercantilisation de la médecine dite prophétique. Le texte met le doigt sur une pratique traditionnelle dans les pays musulmans, où on utilise notamment le Coran à des fins thérapeutiques sans oublier d’autres pratiques. Simplement ce qu’il dénonce, c’est l’usage mercantile qui en est fait, ça c’est une réalité. Fallait-il pour autant le faire figurer dans la charte ? Je ne sais pas. C’est une manière de dire que le CFCM souhaite effectivement labéliser certaines pratiques et en rejeter d’autres. C’est un élément intéressant à analyser. L’autre problème que pose cette charte, c’est son article 10 qui précise qu’au moins deux fédérations estimant que certaines personnes ont enfreint la charte, peuvent déclencher une procédure en interne, pouvant aboutir à l’exclusion de la composante ayant enfreint certains des principes énoncés par la charte. C’est important parce que finalement le Conseil français du culte musulman est en train de se doter d’une procédure juridique visant éventuellement à exclure ceux qui auraient ratifié la charte mais ne la mettraient pas en œuvre. Je trouve ça intéressant du point de vue stratégique. C’est une forme de bureaucratisation à bas bruit de l’organisation de l’islam en France qui se dessine.
Comment expliquez-vous l’image que véhicule la France à l’étranger dans son rapport à l’islam : notamment l’image d’un pays anti-musulmans, qui traite mal la population ?
Oui j’ai vu qu’il y a même une plainte déposée au comité des Nations unies pour les droits de l’Homme. Je voulais surtout parler de la presse occidentale notamment britannique et américaine. Il y a d’une façon générale une certaine forme d’incompréhension de la part de nos voisins par rapport à la notion de la laïcité. On a parfois du mal à comprendre la laïcité, qui est aussi mal expliquée et mal mise en œuvre. Il faut être honnête, certaines déclarations d’hommes politiques français contribuent à forger une image négative de la laïcité. Comme si la laïcité est un nivellement par le bas et la multiplication d’interdits. La laïcité à l’origine est un régime de libertés, or aujourd’hui, malheureusement parfois, certaines interventions publiques véhiculent une image de la laïcité réduite à une collection d’interdits. Et cela donne des arguments à ceux qui à l’extérieur disent : mais que se passe-t-il en France ? Vous parlez de laïcité mais vous intervenez dans l’organisation du culte musulman. Je pense qu’aucun Etat européen n’est allé aussi loin dans l’intervention. Moi je défends l’idée que la laïcité est un acquis historique de la République française. La République par ce biais a veillé à tenir la religion catholique en dehors de l’administration et du fonctionnement de l’Etat. De droit, comme de fait, aucune religion ne peut avoir d’emprise sur l’Etat, et le libre exercice des cultes est assuré, tout comme la liberté de croire et de ne pas croire. Cela veut dire en retour que l’Etat n’a pas non plus à intervenir dans le fonctionnement interne et le gouvernement des cultes, dès lors bien sûr que le culte respecte l’ordre public. C’est ce qui crée le malentendu, et l’autre élément, vous l’avez dit vous-même, le fait qu’en France la notion d’islamophobie fasse l’objet d’une contestation systématique crée à mon avis de l’ambiguïté. Le terme est régulièrement utilisé aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, alors qu’en France son utilisation est régulièrement dénoncée par des intellectuels et des réseaux militants comme le refus de toute critique à l’encontre de l’islam. Or, il faut pouvoir distinguer très clairement l’islamophobie qui désigne avant tout une peur irraisonnée de l’islam, multiforme, à laquelle il faut répondre minutieusement, avec la critique de l’islamisme radical et surtout la libre critique de l’islam. Je considère que l’islam comme n’importe quelle autre religion doit faire l’objet, et fait d’ailleurs l’objet, d’une critique raisonnée de ses sources, comme de son histoire, mais sans pour autant ignorer et dénoncer le fait que des personnes de confession musulmane en France peuvent faire l’objet d’une stigmatisation parce qu’elles sont musulmanes. C’est peut-être ça aussi qui explique pourquoi les autres sociétés ont tendance à critiquer la France en prétendant qu’elle est en train de devenir islamophobe. Il y a à la fois la question de l’incompréhension de la laïcité et de certains usages politiques de la laïcité, et l’absence de volonté de reconnaître que l’islamophobie est une réalité sociale,sans être pour autant une politique étatique.
C’est vrai, on n’arrive pas à comprendre la relation de la France avec son islam.
La question de l’islam nous renvoie aussi à notre propre rapport à notre histoire coloniale. Finalement l’islam en France nous amène à nous interroger sur notre héritage colonial. Pendant des décennies, la France a été un empire qui se déclarait peu ou prou lui-même comme musulman, en tout cas administrant des peuples musulmans. Je vous rappelle que la Grande Mosquée de Paris a été construite pour honorer la mémoire des anciens combattants des régiments coloniaux composés d’Algériens, de Marocains, de Tunisiens, de Sénégalais (…) tombés pendant la Première Guerre mondiale. A l’époque, la France s’affichait stratégiquement comme «généreuse envers ses sujets musulmans». Même si lesdits sujets musulmans n’avaient pas la pleine citoyenneté ! La question de l’islam en France ne date pas des années 80 mais plonge ses racines dans cette histoire coloniale. Ce qui m’étonne dans les débats actuels à l’Assemblée nationale, c’est que chaque fois qu’il est question d’islam, on tend à résumer ce débat comme si tout avait commencé avec la question migratoire et le problème de l’islam politique. Et on oublie le passé colonial, or il ne s’agit pas de l’oublier, mais d’en tirer des enseignements. La laïcité a eu aussi quelques problèmes à prendre en compte la dimension de l’islam dans sa longue durée historique. Aujourd’hui en France, il y a le contexte de la pandémie de Covid-19 où tout le monde a peur de tout le monde, mais en plus il y a les drames, les attentats notamment la décapitation de Samuel Paty et les trois personnes abattues à Nice. On est encore dans une forte émotion. Le Conseil français du culte musulman n’est pas forcément perçu comme légitime par les musulmans à la base. Je ne suis pas sûr qu’avec l’adoption de cette nouvelle charte, sa situation va s’améliorer. Je connais un certain nombre de ces responsables musulmans qui sont honnêtes et plutôt sincères dans leurs engagements quotidiens au profit de leurs coreligionnaires musulmans, tout en étant respectueux de la loi républicaine. Force est cependant de reconnaître qu’en ce moment, ils subissent des pressions très fortes et des injonctions parfois contradictoires de la part des pouvoirs publics. D’habitude on exige d’eux qu’ils favorisent un islam minimaliste, discret, cantonné à l’espace étroit des mosquées. Depuis les attentats, il faudrait qu’ils soient plus visibles, moins silencieux, et qu’ils encouragent dès aujourd’hui l’émergence d’imams républicains engagés dans la lutte contre l’islamisme radical. Si la République s’est émancipée durablement du religieux, elle devrait aussi prendre acte que son action envers les cultes doit se borner à assurer leur libre exercice dans le cadre du respect de l’ordre public, mais sans chercher à s’immiscer dans leurs affaires à l’instar du culte musulman.
Libé : Le Conseil français du culte musulman (CFCM) a formellement approuvé, dimanche 17 janvier, une “charte des principes” de l’islam de France. Que pensez-vous de cette avancée ?
Franck Frégosi : C’est la deuxième fois dans l’histoire que différentes composantes (fédérations, mouvements, unions d’associations…) de l’islam en France, aboutissent à un texte commun qui donne l’impression d’être fédérateur. Le premier texte remontait en 1995, il s’agissait déjà d’une charte du culte musulman qui avait été présentée par la Grande Mosquée de Paris. Au départ,sa rédaction avait été préparée avec les autres fédérations (UOIF, FNMF, FFAIACA…), pour à la fin n’être ratifiée que par un petit nombre. C’était un projet exposant l’organisation future de l’islam en France. Aujourd’hui, la nouveauté de cette charte est qu’elle est censée compléter la création récente du Conseil national des imams. Ce texte, dès son préambule, rappelle la primauté de la loi civile sur toute forme de loi et de conviction religieuse. C’est une manière de répondre à un débat récurrent en France, alimenté par certains sondages selon lesquels une majorité de jeunes musulmans privilégieraient les lois islamiques sur les lois de la République. La charte répond donc à la crainte de l’opinion publique quant au fait de savoir si les musulmans préféreraient les lois de la Charia à celles de la République. L’affirmation de la primauté de la loi civile est répétée plusieurs fois, ce qui revient à dire que l’on est censé être d’abord citoyen de la République avant d’être musulman. Le deuxième apport de cette charte est d’affirmer que la pratique de l’islam n’est pas en contradiction avec les principes républicains. Pour le dire autrement, le musulman qui pratique sa foi, n’est pas en délicatesse avec la République. C’est aussi une réponse à ceux qui, en France, attisent la suspicion envers l’islam. Il s’agit d’insister sur le fait que les musulmans veulent être considérés comme des citoyens à part entière, et non comme des citoyens complètement à part.
Donc l’islam de France est compatible avec la laïcité ?
L’islam, ou plutôt les musulmans, dans leur très grande majorité en tant que croyants ordinaires, ne sont pas en contradiction avec l’un des éléments centraux de la République, à savoir la laïcité, comme l’affirme la charte. Elle mentionne également la nécessité de respecter l’égalité femme-homme, la lutte contre toutes les discriminations, et dénonce l’homophobie, comme la misogynie. C’est d’ailleurs la seule religion en France qui dans une charte met en avant la dénonciation de la misogynie au même titre que l’antisémitisme.
Mais la charte ne parle pas de l’islamophobie ?
Exactement, la charte ne fait, à l’opposé, aucune mention à l’islamophobie. L’absence volontaire de toute référence à l’islamophobie traduit le fait que les responsables de l’islam de France ont intériorisé les réticences des pouvoirs publics quant à l’utilisation de ce terme, par crainte de se voir accuser d’islamophobie d’Etat. Si je peux comprendre la stratégie prudente des acteurs institutionnels de l’islam en France, qui cherchent d’un côté à ménager les pouvoirs publics avec lesquels ils négocient, d’un autre côté, en se refusant d’évoquer cette problématique de l’islamophobie, ils se coupent des jeunes générations musulmanes en France. Nombre de jeunes musulmans pensent à tort ou à raison que l’islam fait l’objet d’une critique systématique et obsessionnelle de la part de responsables publics (parlementaires, ministres, responsables de partis politiques). Il y a même des déclarations d’hommes politiques qui vont jusqu’à s’étonner du port du voile, qui ne devrait pas, selon eux, avoir sa place en France dans l’espace public, et d’autres qui, comme le ministre Darmanin en personne, regrettent de voir des rayons Halal (ou Cacher) dans les grandes surfaces. Cela crée de la confusion.
Est-ce une façon de créer la polémique de la part de certains politiques pour gagner des voix ?
C’est dans ce sens que les acteurs du CFCM ont été très prudents, en affichant un loyalisme qu’on peut dire forcené envers les pouvoirs publics en place. Mais alors, dans ces conditions, à quoi sert de maintenir l’Observatoire de l’islamophobie, qui existe aux côtés du CFCM ? Si les membres du CFCM sont cohérents suite à cette nouvelle charte, il faudrait le supprimer. Dans la rédaction de cette charte, il y a belle et bien une injonction, une pression gouvernementale afin que sur ce sujet (de l’islamophobie) les acteurs de l’islam de France adoptent le texte le plus neutre possible. Bien d’autres éléments méritent aussi d’être discutés comme l’aspect financier. Actuellement, il y a un débat au Parlement à propos de la question du financement des cultes. Or, quand on regarde la charte sur les financements, il n’y a rien, simplement l’idée de faire davantage appel à des sources de financement nationales. Parmi les cinq fédérations qui ont signé ce texte, certaines bénéficient de financements en provenance d’Etats étrangers, comme c’est le cas de la Grande Mosquée de Paris et de l’Union des mosquées de France, l’une est liée à l’Algérie, l’autre au Maroc ! Ceux qui ont écrit ces textes risquent de devoir renoncer à ces financements, ils sont à la fois juges et parties.
S’il n’y a pas de financement des pays comme le Maroc, qui va financer l’islam de France?
Oui c’est la question qui se pose ! Est-ce que les musulmans de France ont les moyens d’auto-financer leur culte ? Aujourd’hui 2/3 du financement vient déjà des fidèles eux-mêmes. C’est un progrès et un nombre croissant de musulmans en France souhaite l’autonomie. Cela voudrait dire qu’à plus ou moins long terme, les musulmans devraient aussi pouvoir former via des instituts privés leurs propres imams. Or, actuellement, il n’y a aucune mutualisation entre les fédérations en matière de formation.
Cela pose un autre problème au niveau de la pluralité de l’islam. Par exemple, les Marocains sont attachés à un islam modéré, et l’Etat marocain met à leur service un savoir, des structures et des formations. Peut-on imaginer une collaboration bilatérale entre le Maroc et la France ?
Soyons honnête, ça existe déjà. Vous savez très bien qu’un certain nombre de futurs imams français d’origine marocaine sont allés se former à l’Institut Mohamed VI de Rabat. Le Maroc exporte son modèle de formation des imams non seulement vers la France mais aussi vers des pays africains tels le Mali et le Niger notamment. Stratégiquement, certains Etats font valoir qu’ils disposeraient de la bonne méthode de formation, adaptée à la promotion d’un islam réputé du juste milieu jugé efficace pour contrecarrer des versions plus littéralistes et exclusivistes. Mais aujourd’hui, dans le contexte pesant lié aux attentats, on veut couper le lien avec ce type de formation à l’étranger. Encore faut-il être en mesure de démontrer qu’il y a bien aujourd’hui un lien étroit entre le financement étranger et le développement de l’islamisme radical.Ace jour, on n’est pas arrivé à démontrer que ceux qui ont commis des attentats les auraient commis via des réseaux religieux financés par des Etats. Croyant vouloir lutter contre les dérives violentes se réclamant de l’islam, on finit pars’en prendre aux acteurs du culte, alors que justement tous ces jeunes Français qui sont séduits par les discours radicaux ne transitent pas par les lieux de culte et ne fréquentent pas les mosquées.
Les enjeux de la radicalisation sont donc sur la «toile» ?
Ils sont sur la toile, mais aussi au cœur du social, c’est-à-dire qu’il faut quand même rappeler que le président de la République avait dit dans son discours des Muraux : «Il faut s’intéresser au terreau qui favorise ce type de comportement», or jusqu’à preuve du contraire aujourd’hui, on a totalement évacué la question du contexte social qui peut favoriser le développement de discours radicaux. On est simplement dans une logique sécuritaire, qui se justifie, et une logique de contrôle idéologique. Or ça ne suffit pas, il faut aussi s’intéresser aux situations qui font que des individus sont séduits par un discours de radicalité.
Pourquoi ? En écoutant les débats à l’Assemblée nationale à propos du projet de loi de lutte contre les séparatismes, un certain nombre de députés ont d’ailleurs déclaré que si des gens en viennent à dire que les lois de l’islam priment sur la République, c’est aussi parce qu’ils estiment que le contrat républicain n’a pas toujours été rempli. Finalement, la République, ils ne la voient pas au quotidien, il faut aussi intégrer cette dimension-là. Il y a aussi un autre élément, vous l’avez peut-être noté, d’un côté la charte reconnaît (c’est une différence par rapport au Maroc ou d’autres pays) que l’islam est pluriel en France, et puis d’un autre côté, on dénonce de façon assez confuse l’islam politique. Le problème est que la notion de l’islam politique est extrêmement floue dans ce texte. Puisqu’on met à la fois le Tabligh qui est un groupe piétiste qui précisément n’a aucun engagement politique, c’est une règle fondamentale pour ses militants de ne jamais porter un jugement sur l’environnement politique. Et après on rajoute la pensée des frères musulmans, les Salafistes qui sont identifiés dans le texte comme étant les wahhabites. Puis les courants nationalistes, qui désignent surtout les mouvements turcs. La question que je pose est de savoir que si c’est là effectivement l’objectif de rompre avec ces sensibilités, il faudrait alors envisager que l’Etat français commence par rompre les relations avec l’Etat saoudien ! (rires) Après tout,soyons cohérents! Vous savez très bien que cela ne sera jamais fait ! Nous savons qu’historiquement l’Etat saoudien est sinon un grand pourvoyeur de prédicateurs salafistes, du moins le lieu privilégié où a été élaborée la doctrine salafiste. Or d’un côté, on dit qu’on ne va pas hiérarchiser les courants religieux puis finalement dans le texte on veut en exclure certains. Et là aussi, comme à propos du rapport aux Etats étrangers, certains de ces courants participent au Conseil français du culte musulman depuis sa création. Qu’ont-ils fait ? Certains ont déjà signé ce texte, d’autres ne l’ont pas encore fait. C’est intéressant quand on voit les arguments développés. Concrètement, ce texte contient beaucoup de paradoxes de mon point de vue. A aucun moment les acteurs de terrain, les recteurs de mosquée ou les imams n’ont été sollicités d’une manière ou d’une autre.
Cette charte semble être un texte pondu d’en haut pour le bas, et qui, parfois, ne prend pas suffisamment en compte les réalités locales. Que pensez-vous de cette situation ?
C’est un peu l’islam vu d’en haut, pensé sans prendre en compte les dynamiques territoriales. Je prends un exemple : la Grande Mosquée de Lyon que dirige Kamel Kabtane qui est un acteur historique de l’organisation de l’islam en France. A aucun moment il n’a été associé à la discussion. Tarek Oubrou de la Mosquée de Bordeaux, qui est un réformateur, n’a pas été sollicité non plus, or il est imam. Il y a toute une série d’autres acteurs que je pourrai citer qui ne sont pas hostiles à l’idée d’une charte de l’islam de France. Ils sont hostiles au mode d’élaboration retenu. Je pense qu’on a raté une occasion d’aller plus loin. D’ailleurs, je note que la charte contient des points intéressants. Elle rappelle notamment l’importance de la raison et du libre arbitre. Et il y a un passage intéressant qui dénonce la mercantilisation de la médecine dite prophétique. Le texte met le doigt sur une pratique traditionnelle dans les pays musulmans, où on utilise notamment le Coran à des fins thérapeutiques sans oublier d’autres pratiques. Simplement ce qu’il dénonce, c’est l’usage mercantile qui en est fait, ça c’est une réalité. Fallait-il pour autant le faire figurer dans la charte ? Je ne sais pas. C’est une manière de dire que le CFCM souhaite effectivement labéliser certaines pratiques et en rejeter d’autres. C’est un élément intéressant à analyser. L’autre problème que pose cette charte, c’est son article 10 qui précise qu’au moins deux fédérations estimant que certaines personnes ont enfreint la charte, peuvent déclencher une procédure en interne, pouvant aboutir à l’exclusion de la composante ayant enfreint certains des principes énoncés par la charte. C’est important parce que finalement le Conseil français du culte musulman est en train de se doter d’une procédure juridique visant éventuellement à exclure ceux qui auraient ratifié la charte mais ne la mettraient pas en œuvre. Je trouve ça intéressant du point de vue stratégique. C’est une forme de bureaucratisation à bas bruit de l’organisation de l’islam en France qui se dessine.
Comment expliquez-vous l’image que véhicule la France à l’étranger dans son rapport à l’islam : notamment l’image d’un pays anti-musulmans, qui traite mal la population ?
Oui j’ai vu qu’il y a même une plainte déposée au comité des Nations unies pour les droits de l’Homme. Je voulais surtout parler de la presse occidentale notamment britannique et américaine. Il y a d’une façon générale une certaine forme d’incompréhension de la part de nos voisins par rapport à la notion de la laïcité. On a parfois du mal à comprendre la laïcité, qui est aussi mal expliquée et mal mise en œuvre. Il faut être honnête, certaines déclarations d’hommes politiques français contribuent à forger une image négative de la laïcité. Comme si la laïcité est un nivellement par le bas et la multiplication d’interdits. La laïcité à l’origine est un régime de libertés, or aujourd’hui, malheureusement parfois, certaines interventions publiques véhiculent une image de la laïcité réduite à une collection d’interdits. Et cela donne des arguments à ceux qui à l’extérieur disent : mais que se passe-t-il en France ? Vous parlez de laïcité mais vous intervenez dans l’organisation du culte musulman. Je pense qu’aucun Etat européen n’est allé aussi loin dans l’intervention. Moi je défends l’idée que la laïcité est un acquis historique de la République française. La République par ce biais a veillé à tenir la religion catholique en dehors de l’administration et du fonctionnement de l’Etat. De droit, comme de fait, aucune religion ne peut avoir d’emprise sur l’Etat, et le libre exercice des cultes est assuré, tout comme la liberté de croire et de ne pas croire. Cela veut dire en retour que l’Etat n’a pas non plus à intervenir dans le fonctionnement interne et le gouvernement des cultes, dès lors bien sûr que le culte respecte l’ordre public. C’est ce qui crée le malentendu, et l’autre élément, vous l’avez dit vous-même, le fait qu’en France la notion d’islamophobie fasse l’objet d’une contestation systématique crée à mon avis de l’ambiguïté. Le terme est régulièrement utilisé aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, alors qu’en France son utilisation est régulièrement dénoncée par des intellectuels et des réseaux militants comme le refus de toute critique à l’encontre de l’islam. Or, il faut pouvoir distinguer très clairement l’islamophobie qui désigne avant tout une peur irraisonnée de l’islam, multiforme, à laquelle il faut répondre minutieusement, avec la critique de l’islamisme radical et surtout la libre critique de l’islam. Je considère que l’islam comme n’importe quelle autre religion doit faire l’objet, et fait d’ailleurs l’objet, d’une critique raisonnée de ses sources, comme de son histoire, mais sans pour autant ignorer et dénoncer le fait que des personnes de confession musulmane en France peuvent faire l’objet d’une stigmatisation parce qu’elles sont musulmanes. C’est peut-être ça aussi qui explique pourquoi les autres sociétés ont tendance à critiquer la France en prétendant qu’elle est en train de devenir islamophobe. Il y a à la fois la question de l’incompréhension de la laïcité et de certains usages politiques de la laïcité, et l’absence de volonté de reconnaître que l’islamophobie est une réalité sociale,sans être pour autant une politique étatique.
C’est vrai, on n’arrive pas à comprendre la relation de la France avec son islam.
La question de l’islam nous renvoie aussi à notre propre rapport à notre histoire coloniale. Finalement l’islam en France nous amène à nous interroger sur notre héritage colonial. Pendant des décennies, la France a été un empire qui se déclarait peu ou prou lui-même comme musulman, en tout cas administrant des peuples musulmans. Je vous rappelle que la Grande Mosquée de Paris a été construite pour honorer la mémoire des anciens combattants des régiments coloniaux composés d’Algériens, de Marocains, de Tunisiens, de Sénégalais (…) tombés pendant la Première Guerre mondiale. A l’époque, la France s’affichait stratégiquement comme «généreuse envers ses sujets musulmans». Même si lesdits sujets musulmans n’avaient pas la pleine citoyenneté ! La question de l’islam en France ne date pas des années 80 mais plonge ses racines dans cette histoire coloniale. Ce qui m’étonne dans les débats actuels à l’Assemblée nationale, c’est que chaque fois qu’il est question d’islam, on tend à résumer ce débat comme si tout avait commencé avec la question migratoire et le problème de l’islam politique. Et on oublie le passé colonial, or il ne s’agit pas de l’oublier, mais d’en tirer des enseignements. La laïcité a eu aussi quelques problèmes à prendre en compte la dimension de l’islam dans sa longue durée historique. Aujourd’hui en France, il y a le contexte de la pandémie de Covid-19 où tout le monde a peur de tout le monde, mais en plus il y a les drames, les attentats notamment la décapitation de Samuel Paty et les trois personnes abattues à Nice. On est encore dans une forte émotion. Le Conseil français du culte musulman n’est pas forcément perçu comme légitime par les musulmans à la base. Je ne suis pas sûr qu’avec l’adoption de cette nouvelle charte, sa situation va s’améliorer. Je connais un certain nombre de ces responsables musulmans qui sont honnêtes et plutôt sincères dans leurs engagements quotidiens au profit de leurs coreligionnaires musulmans, tout en étant respectueux de la loi républicaine. Force est cependant de reconnaître qu’en ce moment, ils subissent des pressions très fortes et des injonctions parfois contradictoires de la part des pouvoirs publics. D’habitude on exige d’eux qu’ils favorisent un islam minimaliste, discret, cantonné à l’espace étroit des mosquées. Depuis les attentats, il faudrait qu’ils soient plus visibles, moins silencieux, et qu’ils encouragent dès aujourd’hui l’émergence d’imams républicains engagés dans la lutte contre l’islamisme radical. Si la République s’est émancipée durablement du religieux, elle devrait aussi prendre acte que son action envers les cultes doit se borner à assurer leur libre exercice dans le cadre du respect de l’ordre public, mais sans chercher à s’immiscer dans leurs affaires à l’instar du culte musulman.
Entretien réalisé par: Youssef Lahlali (Paris)