Famine, froid et menaces d'emprisonnement : L'"île" des sinistrés de Brahma


Rida ADDAM
Mardi 14 Décembre 2010

Famine, froid et menaces d'emprisonnement  : L'"île" des sinistrés de Brahma
Napoléon l'a dit : "Du sublime au ridicule, il n'y a qu'un pas". Passer une nuit auprès des sinistrés des inondations à Mohammedia est une expérience pleine de leçons. C'est un message fort à toutes les consciences qui réclament de nouvelles avancées en matière des droits de l'Homme. En un mot : le chemin à parcourir est encore long. Mais à quoi sert de courir si on est sur un mauvais chemin? Ces sinistrés, affamés, humiliés, maltraités et marginalisés, méritent bien une solution définitive. Surtout que les subventions symboliques des responsables et les actions médicales misérables ne suffisent pas à leur rendre leur dignité, leur droit à une vie décente. Ces milliers de SDF malgré eux vivent, depuis les dernières inondations, une redoutable situation précaire  et inhumaine.
L'"île" de Brahma, l'un de bidonvilles les plus sinistrés des inondations à Mohammedia, 19h45. Les centaines de baraques sont toujours sous les eaux. Les habitants de ce quartier sinistré contemplent le décor. Sandales aux pieds pour la plupart, femmes et enfants vaquent à leurs occupations quotidiennes : guetter "Godot" qui n'arrive pas. Seuls quelques bienfaiteurs leur apportent de quoi manger, ne serait-ce que pour les enfants, les femmes malades, enceintes ou pour les personnes âgées. Les aides des autorités locales (un matelas, un paquet de lave-linge, un bidon d'huile de table, un petit sac de farine, du thé, du sucre et quelques ingrédients par ménage) ne suffisent pas pour nourrir toute une famille affamée depuis plusieurs jours.
Survivre avec du pain est possible, mais il faut le préparer et le faire cuire. Chose que les femmes ne peuvent réaliser faute d'ustensiles et de bonbonnes de gaz. "A quoi sert le paquet de lave-linge si tous nos affaires sont à jeter ? Même nos baraques ne sont plus habitables. Un responsable nous a informés que nos baraques s'écrouleront très bientôt. Et ce, même avant que le bon Dieu nous débarrasse de ces eaux qui engloutissent notre bidonville", grogne un vieil homme en sanglotant. A peine debout, le vieil homme nous quitte vers nulle part. "Il n'a pas où aller. Mais le fait de marcher le fatigue pour pouvoir s'endormir le soir. Car le froid et la faim l'empêchent de fermer l'œil toute la nuit", nous chuchote notre guide.
Devant ce décor frustrant et macabre, les habitants du quartier se réunissent comme tous les soirs. Même la pluie fine qui s'abat depuis quelques minutes sur la région et ce vent glacial n'ont pas réussi à avoir raison de ces petits rassemblements d'hommes. Notre guide nous invite à les rejoindre pour prendre part à leurs discussions. Ils sont pauvres et vivent, depuis deux semaines, dans des conditions inhumaines, sans eau potable, ni couvertures, ni nourriture, ni logement. Mais la chaleur de leur accueil fait oublier la froideur humide des lieux et les mauvaises odeurs que dégage la grande mare qui submerge leurs baraques. Les moustiques, les rats et les chiens errants nous obligent à quitter les lieux dans l'immédiat. Seuls quelques spécialistes bien équipés de masques et de combinaisons effectuent des prélèvements d'eau et des matériaux qui flottent au-dessus. Pour le compte de quelle institution? Une question qui n'aura jamais de réponse. "Les autorités locales nous ont conseillés de ne pas parler à la presse ni aux ONG. Ce ne serait pas bon pour nous. D'ailleurs, ils nous ont expliqué qu'un tel contact avec les médias et les ONG ne favoriserait pas la situation de nos proches arrêtés et poursuivis par la chambre criminelle de Casablanca pour de fausses accusations. Ils risquent grand pour avoir défendu notre cause", explique un jeune du bidonville sous le sceau de l'anonymat. D'autres se contentent de nous regarder de loin de peur des quelques agents d'autorité installés sur place par le gouverneur de la ville et le président du conseil municipal pour épier et rendre compte des moindres faits et gestes. Et surtout photographier les bienfaiteurs qui fournissent des aides.
De gouffre, situé juste à quelques mètres de la place où se regroupent ces misérables en attendant des jours meilleurs, l'"île" Brahma est devenue un vivier de parasites, d'insectes, de rats et de toutes sortes de vermines. Les centaines de baraques sous les eaux nous rappellent ces images de sinistrés asiatiques frappés par les cyclones. Les ordures de la décharge qui séparait auparavant le bidonville de la petite école de Brahma, flottent au-dessus des eaux. Les quelques antennes paraboliques, poussant pourtant sur la majorité des baraques, sèment une touche de couleur, la seule permise dans un décor pareil.
Sur les lieux, en cette fin de journée, l'atmosphère est beaucoup plus lugubre que d'ordinaire. "Les pluies bienfaitrices, qui se sont abattues sur le pays ces derniers jours, n'ont pas fait que des heureux dans ce foyer d'habitats insalubres datant du début des années 70 et habité par près de 350 ménages. Rares sont les familles qui ont échappé au déluge", nous précise un militant associatif local. Et d'ajouter : "Dans cette masse de baraques habitées et qui échappent à toute planification urbanistique, où égouts et canalisations sont inconnus pour la plupart des habitants, l'eau est devenue par la force des choses un élément avec lequel la cohabitation est un mal nécessaire durant plusieurs mois par an". Les bidonvillois semblent vivre cette tragédie comme un événement intimement lié à l'arrivée de l'hiver.
Il est 20h35. Un bruit s'élève soudainement. Des personnes, tous âges confondus, courent dans le sens de l'unique sentier qui mène à l'"île". Deux petites camionnettes s'arrêtent. Un vieil homme, vêtu d'une djellaba grise, invite quelques jeunes du quartier à lui donner un coup de main. Au bout de quelques minutes, deux grands sacs de semoule, quelques kilos de viande, des légumes et une corbeille d'oranges sont déchargés des camionnettes qui ne tardent pas à quitter les lieux.
Il faut les transporter de l'autre côté de l'"île", juste dans la salle réservée aux femmes à l'école de Brahma. Le bonheur s'installe et les sourires se dessinent sur les visages des hommes. Les enfants crient de joie. Ils vont dîner ce soir. Au menu, un bon couscous. Mais pour le préparer, il faut bien des ustensiles. Heureusement que les quelques jeunes du quartier sinistré ont cotisé la veille pour s'acheter un four et une bonbonne de gaz.
A l'école occupée par les habitants du bidonville après un long bras de fer avec les autorités locales qui leur avaient interdit le séjour de peur que le cours des études soit perturbé, des dizaines de femmes accueillent avec joie le don de cet inconnu bienfaiteur qui leur envoie de temps à autre de la nourriture. Elles se pressent à préparer le dîner. D'autres femmes qui occupent depuis les inondations une étable avoisinante, leur apportent de l'eau pour rincer quelques ustensiles récupérés par des habitants de leurs demeures englouties. D'ailleurs, c'est l'unique chose qu'ils ont pu récupérer. Surtout que les habits et les meubles ne sont plus exploitables.
Pendant que les femmes préparent le dîner, notre guide nous a invités à faire le tour des lieux d'habitation qu'occupent les sinistrés.
A l'école, ils n'ont eu au début droit qu'aux deux salles. Une pour les hommes âgés et une autre pour les femmes et les enfants. La troisième est occupée par les forces de l'ordre.  Ces derniers qui reçoivent quotidiennement leur repas, ont eu récemment droit à l'une des deux grandes tentes dressées dans la cour de la petite école.
Serrés les uns contre les autres, les sinistrés passent la nuit sous le froid. Les quelques matelas et couvertures (une couverture par ménage) fournis par les autorités, ne suffissent pas à les protéger contre le froid glacial qui s'abat sur cette école. Et pourtant certains sinistrés les envient : "ils ont de la chance puisqu'ils ont pu trouver un logement. Mais nous, nous sommes obligés de passer nos nuits dehors à la merci de la faim, du froid et des chiens errants", peste un jeune habitant frustré. D'autres, surtout ceux qui occupent l'étable avoisinante, partagent la même opinion : "Les mauvaises odeurs, les insectes et les quelques rats dans l'étable nous rendent le séjour difficile".
Pour leur part, les occupants de l'école les envient également pour le peu de foin qu'ils utilisent comme matelas à l'étable. Celle-ci est dans un état lamentable : le toit est soutenu par des poutrelles en bois qui n'ont pas été changées ni renforcées depuis longtemps. Il est recouvert en plastique, ce qui a permis la rétention de beaucoup d'eau. L'état de l'étable inquiète. Mais ses occupants semblent ravis de leur demeure provisoire.
Une jeune mère entourée de ses 5 enfants, emmitouflée dans un peignoir de laine vert pâle, semble contente de ce semblant de chaleur que lui procurent des peaux de mouton, étalées un peu partout pour parer au froid glacial que les mètres carrés de tôle n'arrivent pas à chasser.
Un moment de paix à savourer après une dure journée à attendre des vivres qui n'arrivent souvent pas. Un scénario que cette maman voudrait éviter à tout prix et qu'elle partage avec d'autres mères moins chanceuses. N'ayant pas le choix, ces mères sinistrées jouent un rôle primordial pour l'équilibre psychologique de leurs enfants : elles tissent des mensonges qu'elles s'efforcent de les leur faire croire.
C'est d'ailleurs un rituel auquel elles se plient chaque automne. De peur que les eaux des prochaines pluies n'envahissent les lieux, les meubles sont réduits à l'essentiel et recouverts de plastique. Ici, l'on ne badine plus avec la pluie. Sirotant leur thé avec la délectation de celui qui n'a jamais goûté un meilleur breuvage, les enfants de l'étable montrent avec fierté les poutres de leur nouveau toit. Un plaisir qui ne tarde pas à s'évanouir avec les piqûres d'insectes qui les contraignent à se gratter leurs petits corps.
La nuit tombée, et après un ridicule festin de couscous, les habitants sinistrés se sont entassés à même le sol pour une nouvelle longue nuit. Mais ce soir, ils ont un peu sommeil surtout que leurs estomacs ont goûté à la nourriture. Quelques jeunes du bidonville se préparent à pénétrer dans l'"île" afin de récupérer quelques misérables biens. Pour ce faire, il n'y a qu'une seule manière : se déshabiller pour nager dans l'étang et s'attendre à tous les malheurs du monde dans un milieu de parasites, de microbes et d'insectes. Les rats de toutes les tailles leur rendent la tâche difficile.
De l'autre côté de la ville, au bidonville Massira, autre quartier sinistré de Mohammedia, la situation est plutôt stable, notamment la nuit. Surtout que les habitants de ce quartier à proximité du chic quartier de la Colline, a bénéficié de plus d'attention des responsables locaux. Et ce, depuis le premier jour des inondations. S'y promener n'est certes pas un bonheur. Surtout pour un étranger souvent très mal vu et accueilli. Souvent une promenade pareille se transforme en un petit périple plein de surprises. En premier lieu, il faut affronter les petites flaques d'eau, couvrant le sol et rendant impraticables les différents petits sentiers du bidonville. La plus mauvaise surprise peu surgir à tout moment au détour d'une petite ruelle, derrière un petit mur effondré ou encore autour d'un faisceau lumineux provenant de l'épicier du coin. Là, des jeunes désœuvrés, drogués pour qui agression, vol et viol sont synonymes de survie. Notamment en cette période critique au cours de laquelle les eaux diluviennes ont tout transporté. Les dernières inondations n'ont pas fait des heureux dans ce quartier sinistré. "Je mourrais peut-être sans pouvoir déménager de ce trou à rats où j'habite. C'est le destin des gens indésirables comme nous. C'est pourquoi notre grogne est sans pareille", crie un quadragénaire, fatigué d'attendre les solutions des autorités et des élus qui ne cessent de leur promettre monts et merveilles. Un avis que partage un autre au coin d'une ruelle débouchant une canalisation d'eaux usées qui a inondé à nouveau la ruelle de puanteur. En un mot : "Ces dernières pluies bénies semblent ne pas être la bienvenue dans ce quartier. Ils ne peuvent même plus utiliser les eaux des quelques fontaines publiques aménagées par la commune ", poursuit un associatif.
Invités par des bidonvillois sinistrés à partager un dîner copieux, un tagine de veau aux pruneaux, nous avons été surpris par la mère de famille qui nous présente une image déchirée d'un livre scolaire illustrant ce fameux repas dont rêvent les membres de cette famille de cinq personnes. Pour ce qui est des devoirs scolaires, les enfants sont loin d'être au rendez-vous. Il est difficile d'étudier dans ces conditions : "L'eau a tout détruit dans notre maisonnette. Les enfants ont faim. Ils ont plus froid que jamais", articule le père de famille en quittant les lieux. Et d'ajouter : "En se couchant, dans un froid de canard, l'on ne trouve pourtant aucun mal à retrouver le sommeil. Au milieu des aboiements des chiens nombreux à la ronde, Morphée ouvre bien vite ses bras pour une longue nuit de repos bien mérité dans ce bidonville où les gens passent leurs journées à réparer les dégâts provoqués par les eaux. Le lendemain aura certainement son lot de soucis plus important que celui de la veille".


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1.Posté par ahmed abdel le 15/12/2010 06:02
bonjour, c'est une réelle catastrophe
les autorité de mohamedia ne pensent qu'aux millions de dirhams que les responsables gagnent au festival misérable de la ville et pendant les élections.
bravo Rida Addam tu as fait un excellent reportage
je t'invite à voir un peu le malheur des gens dans d'autres quartiers : insécurité, vagabondage, viols, drogue, ....
et merci ....

2.Posté par Bouatlaoui Otman le 15/12/2010 06:27
Ceci dit et aprés? la responsabilité qui se la partage? On demande à l'état de tout gérer, personnelement de l'étranger je ne vois qu'une seule personne qui se dèméne tous les jours, et qui fait tout son possible dans l'interet du pays: c'est le Roi Mohamed VI, tous les autres et sans exception: les autres :moi moi moi, une course contre la montre pour assouvir leurs besoins, en argent, en promotion, personnelle et celles de leurs proches, des politiciens qui veulent plus de pouvoir, meme aux dépend de notre integrité territoriale, n'est ce pas ce qui s'est passé à layoune, presque nous sommes rendus l'ére tribale.
La vache est par terre, sortez les coteaux, malheuresement , il n' y' en aura pas pour tout le monde:
Le pays est dans une situation de guerre, ce n'est pas une raison pour oublier ces victimes, mais je pense que la solidarité citoyenne doit soutenir l'état, je dis aux irresponsables communaux, aux élus, partez, laissez la place aux genx compétents, cela ne peut durer, "baraka mine étérkha3".

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