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Une histoire. Celle de cette banquière allemande condamnée, fin 2009, à 22 mois de prison avec sursis par le tribunal d’instance de Bonn. Robin des bois des temps modernes, elle a viré, entre 2003 et 2005, 7,6 millions d’euros des comptes des clients les plus aisés vers ceux de clients en difficulté, afin de leur éviter l’interdit bancaire. Aucun enrichissement personnel, des remboursements progressifs, une seule motivation : tenter de sauver de l’exclusion bancaire – donc sociale – des personnes dans l’impasse. De la solidarité active, en quelque sorte.
Un comique. Coluche, dans L’étudiant : « Ecrivez-nous de quoi vous avez besoin, on vous expliquera comment vous en passer ». Constat amer face à l’échec d’une utopie. De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins. L’ambition semblait pourtant raisonnable. Mais l’Histoire a ses raisons…
Un constat. Depuis 2005, les smicards sont privés de coup de pouce. De la théorie à la pratique, donc: apprendre à s’en passer. Apprendre à se passer de tout. Les dépenses contraintes explosent quand les plus bas revenus stagnent. Tenter difficilement de financer l’essentiel, pour le superflu, vous repasserez. Pri(x)vé de vacances, pri(x)vé de loisirs, pri(x)vé de choix ? Pri(x)onniers d’une société bourrée d’a pri(x)ori. Quand tout a un prix, essayer quand même de s’en sortir, à tout prix.
Les formules éculées sur l’argent sont légions. Vivre d’amour et d’eau fraîche. Il en faut peu pour être heureux. L’argent ne fait pas le bonheur – version Coluche, « l’argent ne fait pas le bonheur des pauvres. Ce qui est la moindre des choses ».
Les choses qui s’achètent, celles qui ne s’achètent pas – version cadres sup’ privilégiés, « il y a des choses qui n’ont pas de prix. Pour le reste, il y a MasterCard ».
Les formules éculées sur l’argent sont légions. Légions des missionnaires de la bonne conscience bourgeoise comme du bon sens populaire. Et tout le malaise est là. Le bon sens populaire nous dit qu’on doit pouvoir faire sans – il faut dire qu’il n’y a pas vraiment le choix. La bonne conscience bourgeoise nous dit que ce n’est pas le plus important – les plus aisés, même conscients des inégalités, veulent dormir l’esprit léger. Que l’argent conditionne l’accès à la santé et à l’éducation, ou encore l’espérance de vie, apparaît cependant comme un détail gênant pour une mécanique intellectuelle finalement pas si bien huilée.
Faisons face à la réalité, au-delà du moralisme et des apitoiements. L’argent est partout, sa nécessité aussi. Société de l’argent roi, le constat est classique. Société des contraintes financières, la réalité est quotidienne. Alors quoi ? Faire de l’accès à l’argent le moteur d’une politique ? Gérer un pays en gérant ses revenus ?
Redistribuer, oui, pour réduire les inégalités. Mener une politique active d’augmentation des plus bas revenus aussi, pour défendre la justice sociale. Entre 1998 et 2005, alors que les revenus des 0,01 % des foyers fiscaux les plus riches ont augmenté de 42,6 %, ceux des 90 % les moins riches n’ont progressé que de 4,6 %.
Pour l’égalité, vous pouvez repasser. Mais ne considérer que le revenu, dimension essentielle, c’est aussi ignorer l’autre moitié du problème.
Toutes les études l’indiquent : malgré l’enrichissement de nos sociétés, les citoyens ne sont pas plus heureux. Au contraire : ils seraient peut-être même plus malheureux qu’il y a cent ans. Malgré un revenu multiplié par six entre 1950 et 2004, malgré la démocratisation de l’accès aux biens de consommation, malgré l’apparition, chaque jour, de nouvelles technologies destinées à satisfaire de nouveaux besoins, les mesures du bonheur sont tendanciellement pointées vers le bas. Il est dès lors plus que jamais nécessaire de prendre conscience de cette réalité afin de proposer des politiques qui répondent aux attentes et aux besoins réels des citoyens.
Les limites actuelles de notre mode de développement nous invitent à questionner notre vision de l’épanouissement. Et si la seule promesse que le socialisme ait aujourd’hui à offrir est une augmentation salariale à la marge – à quoi bon parler d’un salaire minimum à 1500 euros auquel personne ne croit –, il n’a plus rien d’une utopie. Mais repenser le rapport à l’argent – sans nier sa valeur ni son utilité –, se pencher, sans honte ni peur de la démagogie, sur la question du bonheur et de l’épanouissement personnel – à l’aune desquelles devrait en premier lieu être appréciée la politique des trente-cinq heures –, donner un sens au travail et au salaire – force du « travailler plus pour gagner plus », si faux mais si efficace –, ne prendra sens que si existe préalablement une véritable réflexion sur les liens entre revenu et bonheur aujourd’hui. Au-delà, c’est un véritable projet politique qui méritera d’être proposé.
Un projet politique qui sache éviter la vulgarité bling bling de l’affichage indécent de réussites monétaires. Un projet politique qui sache contrer les appels à la décroissance – version club de Rome ou version Amish –, et proposer des alternatives satisfaisantes. Les besoins d’aujourd’hui ne sont ni plus superflus, ni moins essentiels à satisfaire que ceux d’hier. En quoi pourrait-on se passer de portable mais pas de téléphone fixe ? En quoi la télévision pourrait-elle s’afficher en couleurs mais pas sur écran plasma ? En quoi les coussins à air des chaussures seraient-ils plus inutiles que les semelles en caoutchouc ? On peut trouver ces exemples triviaux, ou symboles d’une société consommatrice. Mais soyons francs : oui, nous avons des besoins qu’il nous faut assumer. Ces besoins sont propres à notre société et à notre niveau actuel de développement. Et ce n’est pas en prônant la suppression de ces besoins que seront résolus les problèmes de l’asphyxie financière provoquée par l’explosion des dépenses contraintes et de l’exclusion sociale comme corollaire inévitable de l’interdit bancaire, que seront encadrées les pratiques de crédit revolving ou qu’une réponse sera enfin apportée à l’accroissement continu des inégalités, notamment de patrimoine. Quand le désir de consommer est de plus en plus fort, le rôle de la gauche est d’accompagner ce désir, de permettre aux plus défavorisés de le satisfaire, non de le condamner.
Vouloir revenir en arrière serait une absurdité. Quel sens y aurait-il à refuser le progrès ?
Ne pas refuser le progrès et surtout ne pas en refuser l’accès à toute une partie de la société qui en est exclue faute de moyens financiers suffisants. Sans suffisance, accepter de réfléchir un instant sur l’argent.
Il y a ce que les chiffres disent, et ce qu’ils ne disent pas. Ce que les débats autour de la meilleure façon de mesurer la richesse laissent entendre, et ce qu’ils n’explicitent pas. Il y a un paradoxe mis à jour, il y a plus de trente ans, et dont le monde politique n’a toujours pas su tirer de leçon. En 1974, le constat fait par Richard Easterlin est pourtant simple. Nous vivons dans une société dans laquelle le revenu par tête augmente. Entre le début du XIXème siècle et la période contemporaine, il a été multiplié par dix en France. Entre 1970 et 2010, le revenu français médian a doublé, passant de l’équivalent de 700 euros en mai 1968 à 1500 euros aujourd’hui. Et pourtant, malgré cette augmentation conséquente du niveau de revenu, lorsque l’on interroge les citoyens, un constat s’impose : le bonheur par habitant n’augmente pas.
Répétons-le à nouveau. Le revenu croît. Le bonheur par habitant n’augmente pas. Ce qui a été prouvé empiriquement. S’il y a encore trente ans, les questionnaires de bonheur pouvaient sembler aléatoires, toute une industrie intellectuelle s’est aujourd’hui développée qui permet de confirmer objectivement des réponses à première vue subjectives. Que l’on trouve cela surprenant ou d’une logique imparable, les personnes déclarant ne pas se sentir bien – la santé est, avec la situation financière et familiale, l’un des principaux éléments exprimés du bonheur – sont plus souvent mortes, vingt ans après, que les personnes n’ayant pas manifesté ce sentiment. Dès 1978, Richard Freeman a montré que la satisfaction au travail est un indicateur avancé de la probabilité qu’un individu quitte son emploi. Trente ans plus tard, Cahit Guven, Claudia Senik et Holger Stichnoth ont prouvé que le bienêtre subjectif des époux, et même la différence de bien-être entre eux au moment du mariage, permet de prédire la probabilité de leur divorce ultérieur.
Quelque soit le niveau de revenu par habitant, toutes choses égales par ailleurs, le bonheur n’est donc pas plus élevé aujourd’hui qu’hier, au point que l’économiste Daniel Cohen parle de « quête impossible du bonheur », nouveau Graal de nos sociétés postindustrielles.
Mais cette absence de lien entre niveau de richesse et épanouissement personnel n’est que l’une des deux facettes de la relation complexe existant entre argent et bonheur. Si Richard Easterlin montre que le bonheur n’est pas proportionné au niveau de prospérité matérielle, il montre également qu’il est proportionné au taux de croissance de la prospérité matérielle. Autrement dit, si la richesse ne rend pas heureux par elle-même, l’enrichissement, lui, rend heureux : chacun est heureux à proportion du taux de croissance de son revenu. Il ne faut pas penser la relation entre argent et bonheur en termes de stock, mais en termes de flux. Alfred Sauvy l’avait d’ailleurs montré avant Richard Easterlin lorsqu’au début des années soixante il s’était vu répondre à la question « De quelle augmentation de revenu avez-vous besoin pour être heureux ? » : un tiers ; et avait obtenu cinq ans plus tard, de la part des mêmes personnes dont le revenu avait augmenté d’un tiers, une réponse absolument identique – à nouveau un tiers. Mythologie de notre temps.
Le temps des électeurs
Mythologie certes, mais de sa compréhension dépendra l’adéquation des politiques que la gauche pourra proposer avec les ressentis individuels. Car si actuellement, en termes de conditions de vie, les Français sont sans conteste mieux lotis que dans les années cinquante et soixante, la France des années cinquante et soixante était plus heureuse que celle d’aujourd’hui, tout simplement parce que les taux de croissance de l’époque étaient doubles, voire triples. Et il n’est pas question ici de la nostalgie de la France de Mon oncle, mais de la conscience qu’a tout un chacun de la réalité et de sa réalité. Toujours tirés vers l’avant par une création, une augmentation, une découverte abordables, toujours étonnés par une possibilité nouvelle, une fonctionnalité originale, une technologie inédite et à leur portée, les citoyens des années cinquante et soixante avaient l’impression d’atteindre plus vite l’horizon que leurs successeurs du troisième millénaire. Mythologie certes, mais aux conséquences politiques considérables.
Les premières de ces conséquences sont temporelles. Le responsable politique a classiquement deux horizons, celui des échéances électorales et celui de la mise en œuvre des politiques qu’il a décidé de conduire. Mais il a tendance à oublier que le temps du citoyen – son électeur – n’est ni celui du calendrier électoral, ni celui des politiques publiques, mais celui de la mémoire qu’il garde des politiques qui ont pu l’affecter, négativement ou positivement. Ce temps est extrêmement court : il ne dépasserait pas les six mois. Or, de manière schématique, il suffit d’un à deux ans pour que les citoyens s’habituent à une augmentation d’un tiers de leur revenu. Les effets politiques sont radicaux: le bilan avec lequel la gauche s’est présentée devant les électeurs à l’élection présidentielle de 2002 n’était pas tant celui des années de croissance exceptionnelle – du revenu et de l’emploi – qu’avait connu la France entre 1997 et 2001, que celui du dérapage du taux de croissance des six mois ayant précédé l’élection, six mois qui ont vu la dégradation progressive de l’opinion des ménages sur l’évolution de leur situation attendue.
La deuxième conséquence temporelle, illustrée par le portrait social annuel de la France proposé par l’INSEE, est fortement liée à la première : en 2007, c’est entre 65 et 70 ans que les Français étaient les plus heureux dans leur vie, alors même que l’espérance de vie à la naissance s’établissait à 77 ans pour les hommes et 84 ans pour les femmes. Les explications en termes de plénitude de la maturité ou de sentiment du devoir accompli sont certes intéressantes, mais n’échappent pas aux accusations – souvent justifiées – de psychologisme. Réfléchir, au contraire, en termes d’horizon temporel objectif permet non seulement d’éviter cet écueil, mais également d’aller plus loin dans la compréhension du lien existant entre enrichissement et bonheur. Certes, à 70 ans, les perspectives d’enrichissement d’un individu pour les dix ou quinze dernières années de sa vie peuvent être considérées comme quasi-nulles. Mais alors qu’en période de faible croissance, l’espoir pour les personnes de 20 à 55 ans de rattraper le niveau de vie des catégories plus aisées, niveau qui constitue leur horizon monétaire, s’éloigne fortement, l’horizon monétaire des individus âgés de plus de 60 ans est constitué non plus par celui de la catégorie supérieure mais par le maintien du niveau de vie atteint à leur entrée en retraite, d’où leur aptitude plus grande au bonheur. Or, ce sentiment d’être heureux comme jamais dans leur vie crée chez les 65-70 ans une tendance plus forte à exprimer par un vote d’adhésion leur attachement aux programmes portant les valeurs dont ils se sentent proches. Au contraire, la tendance chez les 20-55 ans est plutôt de produire un vote de contestation, réclamant plus à la fois du parti au gouvernement et des partis dans l’opposition. Dès lors que la sociologie électorale a empiriquement et durablement montré que l’avancée dans l’âge entraîne une propension plus forte à voter à droite, la droite bénéficie automatiquement d’une part importante de vote d’adhésion chez les plus de 60 ans, alors que la gauche reste sans cesse contestée même par les électeurs dont elle défend les valeurs, cette réalité pouvant rendre extrêmement difficile son positionnement politique.
Solidaire et contre tous
Cette mythologie du bonheur a également des conséquences « d’ordre psychologique, qui trouvent leur source dans le phénomène de rivalité mimétique mis en avant par René Char. Le sujet désirant ne désire pas des objets en tant qu’ils seraient désirables par eux-mêmes, mais parce qu’autrui en les désirant les rend désirables. L’homme, en effet, n’est que pour autant qu’il imite son semblable. J’imite donc je suis. Daniel Cohen cite, à cet égard, Karl Marx de manière éclairante : « “Une maison peut être grande ou petite, aussi longtemps que les maisons voisines ont la même taille, tout va bien. Si on construit un palais à côté, la maison devient minuscule.” Chacun essaie de dépasser collègues ou amis, ceux qui forment le “groupe de référence” auquel on se compare ». Or ce besoin de comparaison, universel, est plus particulièrement exacerbé chez les Français. Non seulement ces derniers se comparent davantage que les autres Européens mais de plus, ils se comparent moins que d’autres Européens à leurs collèges et davantage à des groupes de référence tels que les amis ou la famille. Les conséquences d’un tel comportement ne sont pas anodines : Andrew Clark et Claudia Senik ont montré en 2009 que si les comparaisons de revenu étaient en moyenne associées à un plus faible niveau de bien-être, cela était surtout le cas des comparaisons « sans espoir », c’est-à-dire avec des groupes dont rien ne permet d’espérer le sort – cas de la famille et des groupes d’amis, au contraire des collègues qui partagent souvent un horizon professionnel proche.
La comparaison aux autres devient dès lors tragique car source d’insatisfaction permanente – chacun connaît au moins une autre personne, plus ou moins proche, qui fait mieux que lui. Si les périodes de croissance permettent de contenir cette insatisfaction en donnant « à chacun l’espoir, même éphémère, de sortir de sa condition, de rattraper les autres, de dépasser ses attentes », les périodes de crises économiques et sociales ne peuvent qu’aggraver une insatisfaction qui touche aujourd’hui l’ensemble des classes sociales. La classe ouvrière elle-même, en effet, s’inscrit dans le mouvement désormais général de mimétisme social : « fatiguée d’être et de se sentir comme la classe inférieure, d’accéder seulement à des biens de consommation de valeur modeste, en somme d’être la “classe ouvrière” au sens propre, elle a changé d’options et de goûts et elle tend désormais à se comporter et à apparaître comme la bourgeoisie qu’elle voudrait être ». Condamner ce désir de consommation si naturel, cette volonté d’ascension sociale qui se traduit dans un mouvement désespéré d’imitation, constituerait pour la gauche une erreur fondamentale. Argumenter en faveur d’un certain retour à l’austérité – aux besoins fondamentaux – serait une faute politique grave. Les besoins fonctionnels de la société sont « en perpétuel changement ». Ce qui ne les rend pas moins légitimes.
Dénoncer la société de consommation, c’est ne pas chercher à la comprendre. Le problème de la massification de la consommation des objets, c’est qu’elle suppose le renouvellement régulier des objets à consommer. Et crée ainsi une véritable dépendance des citoyens par rapport à la création – et surtout aux moyens de l’acquisition – de nouveaux objets. Mais, Hannah Arendt l’a montré20, la société de masse est née de la rupture entre des sociétés où les populations n’étaient pas intégrées et celles n’établissant plus de différences vitales entre les classes sociales.
Accepter la société de consommation, c’est accepter que l’ouvrier puisse devenir bourgeois. Et non seulement l’accepter, mais également le soutenir dans ce choix.
La gauche a ainsi fait une erreur de perspective fondamentale en 2007 lorsqu’elle n’a pas su proposer de réponse satisfaisante à la première priorité des Français, l’augmentation du pouvoir d’achat. Erreur de programme qui sera de nouveau la sienne en 2012 si elle ne se propose pas dès aujourd’hui d’accompagner le désir de consommation – légitime – des citoyens par des politiques redistributives et fiscales actives.
La solidarité est certes beaucoup plus difficile à mettre en œuvre dans les périodes de crise que dans celles de croissance. Le sentiment collectif d’appauvrissement provoque le repli sur soi et non le partage et l’ouverture aux autres. Cette réalité psychologique ne doit pas pousser la gauche à jouer la carte de l’individualisme lorsque la croissance n’est plus au rendez-vous. Mais il faut néanmoins avoir conscience que la lisibilité des discours solidaires est moindre en période de retournement, c’est-à-dire dans les moments mêmes où la solidarité collective est plus que jamais nécessaire. Tout l’enjeu politique pour la gauche est dès lors de s’imposer dans le débat public en ancrant dans la conscience collective une réalité simple : solidarité sociale et satisfaction du désir consommateur ne sont pas, en période de crise, antinomiques. C’est en effet par le développement de la solidarité sociale que l’on permettra aux plus défavorisés et aux classes moyennes inférieures d’accéder à leurs besoins légitimes. Et aller au cinéma, aller au restaurant, avoir un téléphone portable, posséder un écran plat sont de l’ordre, dans le monde d’aujourd’hui, non plus du superflu mais bien du légitime.
Certes, la période actuelle, marquée par l’explosion de la dette et des déficits publics, peut sembler inadaptée pour mener une politique de dépenses publiques solidaires et d’actions collectives. Certes, la gauche devra faire preuve de courage politique afin de conduire de telles politiques, qui ne rencontreront pas un soutien immédiat. Mais, d’une part, les sources, notamment fiscales, de financement existent et, d’autre part, à moyen terme, l’audace politique paiera lorsque les premiers fruits de cette action solidaire apparaîtront et que les coûts initiaux auront été oubliés. Ne plus s’interdire de construire un idéal de société – et cet idéal devra non seulement prendre en compte le niveau absolu de richesse, mais également l’explosion des inégalités, dans une société où il n’y a plus de normes communes sur la question des revenus, des salaires, de la répartition des richesses – au motif que l’on n’aurait pas les moyens de le faire : c’est la ligne de conduite que la gauche doit dès à présent se donner.
(Julia Cagé est économiste, Université de Harvard et Ecole d’économie de Paris et Vital Fité est le pseudonyme d’un haut fonctionnaire)
Cette note a été publiée par la Fondation Jean-Jaurès
Un comique. Coluche, dans L’étudiant : « Ecrivez-nous de quoi vous avez besoin, on vous expliquera comment vous en passer ». Constat amer face à l’échec d’une utopie. De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins. L’ambition semblait pourtant raisonnable. Mais l’Histoire a ses raisons…
Un constat. Depuis 2005, les smicards sont privés de coup de pouce. De la théorie à la pratique, donc: apprendre à s’en passer. Apprendre à se passer de tout. Les dépenses contraintes explosent quand les plus bas revenus stagnent. Tenter difficilement de financer l’essentiel, pour le superflu, vous repasserez. Pri(x)vé de vacances, pri(x)vé de loisirs, pri(x)vé de choix ? Pri(x)onniers d’une société bourrée d’a pri(x)ori. Quand tout a un prix, essayer quand même de s’en sortir, à tout prix.
Les formules éculées sur l’argent sont légions. Vivre d’amour et d’eau fraîche. Il en faut peu pour être heureux. L’argent ne fait pas le bonheur – version Coluche, « l’argent ne fait pas le bonheur des pauvres. Ce qui est la moindre des choses ».
Les choses qui s’achètent, celles qui ne s’achètent pas – version cadres sup’ privilégiés, « il y a des choses qui n’ont pas de prix. Pour le reste, il y a MasterCard ».
Les formules éculées sur l’argent sont légions. Légions des missionnaires de la bonne conscience bourgeoise comme du bon sens populaire. Et tout le malaise est là. Le bon sens populaire nous dit qu’on doit pouvoir faire sans – il faut dire qu’il n’y a pas vraiment le choix. La bonne conscience bourgeoise nous dit que ce n’est pas le plus important – les plus aisés, même conscients des inégalités, veulent dormir l’esprit léger. Que l’argent conditionne l’accès à la santé et à l’éducation, ou encore l’espérance de vie, apparaît cependant comme un détail gênant pour une mécanique intellectuelle finalement pas si bien huilée.
Faisons face à la réalité, au-delà du moralisme et des apitoiements. L’argent est partout, sa nécessité aussi. Société de l’argent roi, le constat est classique. Société des contraintes financières, la réalité est quotidienne. Alors quoi ? Faire de l’accès à l’argent le moteur d’une politique ? Gérer un pays en gérant ses revenus ?
Redistribuer, oui, pour réduire les inégalités. Mener une politique active d’augmentation des plus bas revenus aussi, pour défendre la justice sociale. Entre 1998 et 2005, alors que les revenus des 0,01 % des foyers fiscaux les plus riches ont augmenté de 42,6 %, ceux des 90 % les moins riches n’ont progressé que de 4,6 %.
Pour l’égalité, vous pouvez repasser. Mais ne considérer que le revenu, dimension essentielle, c’est aussi ignorer l’autre moitié du problème.
Toutes les études l’indiquent : malgré l’enrichissement de nos sociétés, les citoyens ne sont pas plus heureux. Au contraire : ils seraient peut-être même plus malheureux qu’il y a cent ans. Malgré un revenu multiplié par six entre 1950 et 2004, malgré la démocratisation de l’accès aux biens de consommation, malgré l’apparition, chaque jour, de nouvelles technologies destinées à satisfaire de nouveaux besoins, les mesures du bonheur sont tendanciellement pointées vers le bas. Il est dès lors plus que jamais nécessaire de prendre conscience de cette réalité afin de proposer des politiques qui répondent aux attentes et aux besoins réels des citoyens.
Les limites actuelles de notre mode de développement nous invitent à questionner notre vision de l’épanouissement. Et si la seule promesse que le socialisme ait aujourd’hui à offrir est une augmentation salariale à la marge – à quoi bon parler d’un salaire minimum à 1500 euros auquel personne ne croit –, il n’a plus rien d’une utopie. Mais repenser le rapport à l’argent – sans nier sa valeur ni son utilité –, se pencher, sans honte ni peur de la démagogie, sur la question du bonheur et de l’épanouissement personnel – à l’aune desquelles devrait en premier lieu être appréciée la politique des trente-cinq heures –, donner un sens au travail et au salaire – force du « travailler plus pour gagner plus », si faux mais si efficace –, ne prendra sens que si existe préalablement une véritable réflexion sur les liens entre revenu et bonheur aujourd’hui. Au-delà, c’est un véritable projet politique qui méritera d’être proposé.
Un projet politique qui sache éviter la vulgarité bling bling de l’affichage indécent de réussites monétaires. Un projet politique qui sache contrer les appels à la décroissance – version club de Rome ou version Amish –, et proposer des alternatives satisfaisantes. Les besoins d’aujourd’hui ne sont ni plus superflus, ni moins essentiels à satisfaire que ceux d’hier. En quoi pourrait-on se passer de portable mais pas de téléphone fixe ? En quoi la télévision pourrait-elle s’afficher en couleurs mais pas sur écran plasma ? En quoi les coussins à air des chaussures seraient-ils plus inutiles que les semelles en caoutchouc ? On peut trouver ces exemples triviaux, ou symboles d’une société consommatrice. Mais soyons francs : oui, nous avons des besoins qu’il nous faut assumer. Ces besoins sont propres à notre société et à notre niveau actuel de développement. Et ce n’est pas en prônant la suppression de ces besoins que seront résolus les problèmes de l’asphyxie financière provoquée par l’explosion des dépenses contraintes et de l’exclusion sociale comme corollaire inévitable de l’interdit bancaire, que seront encadrées les pratiques de crédit revolving ou qu’une réponse sera enfin apportée à l’accroissement continu des inégalités, notamment de patrimoine. Quand le désir de consommer est de plus en plus fort, le rôle de la gauche est d’accompagner ce désir, de permettre aux plus défavorisés de le satisfaire, non de le condamner.
Vouloir revenir en arrière serait une absurdité. Quel sens y aurait-il à refuser le progrès ?
Ne pas refuser le progrès et surtout ne pas en refuser l’accès à toute une partie de la société qui en est exclue faute de moyens financiers suffisants. Sans suffisance, accepter de réfléchir un instant sur l’argent.
Il y a ce que les chiffres disent, et ce qu’ils ne disent pas. Ce que les débats autour de la meilleure façon de mesurer la richesse laissent entendre, et ce qu’ils n’explicitent pas. Il y a un paradoxe mis à jour, il y a plus de trente ans, et dont le monde politique n’a toujours pas su tirer de leçon. En 1974, le constat fait par Richard Easterlin est pourtant simple. Nous vivons dans une société dans laquelle le revenu par tête augmente. Entre le début du XIXème siècle et la période contemporaine, il a été multiplié par dix en France. Entre 1970 et 2010, le revenu français médian a doublé, passant de l’équivalent de 700 euros en mai 1968 à 1500 euros aujourd’hui. Et pourtant, malgré cette augmentation conséquente du niveau de revenu, lorsque l’on interroge les citoyens, un constat s’impose : le bonheur par habitant n’augmente pas.
Répétons-le à nouveau. Le revenu croît. Le bonheur par habitant n’augmente pas. Ce qui a été prouvé empiriquement. S’il y a encore trente ans, les questionnaires de bonheur pouvaient sembler aléatoires, toute une industrie intellectuelle s’est aujourd’hui développée qui permet de confirmer objectivement des réponses à première vue subjectives. Que l’on trouve cela surprenant ou d’une logique imparable, les personnes déclarant ne pas se sentir bien – la santé est, avec la situation financière et familiale, l’un des principaux éléments exprimés du bonheur – sont plus souvent mortes, vingt ans après, que les personnes n’ayant pas manifesté ce sentiment. Dès 1978, Richard Freeman a montré que la satisfaction au travail est un indicateur avancé de la probabilité qu’un individu quitte son emploi. Trente ans plus tard, Cahit Guven, Claudia Senik et Holger Stichnoth ont prouvé que le bienêtre subjectif des époux, et même la différence de bien-être entre eux au moment du mariage, permet de prédire la probabilité de leur divorce ultérieur.
Quelque soit le niveau de revenu par habitant, toutes choses égales par ailleurs, le bonheur n’est donc pas plus élevé aujourd’hui qu’hier, au point que l’économiste Daniel Cohen parle de « quête impossible du bonheur », nouveau Graal de nos sociétés postindustrielles.
Mais cette absence de lien entre niveau de richesse et épanouissement personnel n’est que l’une des deux facettes de la relation complexe existant entre argent et bonheur. Si Richard Easterlin montre que le bonheur n’est pas proportionné au niveau de prospérité matérielle, il montre également qu’il est proportionné au taux de croissance de la prospérité matérielle. Autrement dit, si la richesse ne rend pas heureux par elle-même, l’enrichissement, lui, rend heureux : chacun est heureux à proportion du taux de croissance de son revenu. Il ne faut pas penser la relation entre argent et bonheur en termes de stock, mais en termes de flux. Alfred Sauvy l’avait d’ailleurs montré avant Richard Easterlin lorsqu’au début des années soixante il s’était vu répondre à la question « De quelle augmentation de revenu avez-vous besoin pour être heureux ? » : un tiers ; et avait obtenu cinq ans plus tard, de la part des mêmes personnes dont le revenu avait augmenté d’un tiers, une réponse absolument identique – à nouveau un tiers. Mythologie de notre temps.
Le temps des électeurs
Mythologie certes, mais de sa compréhension dépendra l’adéquation des politiques que la gauche pourra proposer avec les ressentis individuels. Car si actuellement, en termes de conditions de vie, les Français sont sans conteste mieux lotis que dans les années cinquante et soixante, la France des années cinquante et soixante était plus heureuse que celle d’aujourd’hui, tout simplement parce que les taux de croissance de l’époque étaient doubles, voire triples. Et il n’est pas question ici de la nostalgie de la France de Mon oncle, mais de la conscience qu’a tout un chacun de la réalité et de sa réalité. Toujours tirés vers l’avant par une création, une augmentation, une découverte abordables, toujours étonnés par une possibilité nouvelle, une fonctionnalité originale, une technologie inédite et à leur portée, les citoyens des années cinquante et soixante avaient l’impression d’atteindre plus vite l’horizon que leurs successeurs du troisième millénaire. Mythologie certes, mais aux conséquences politiques considérables.
Les premières de ces conséquences sont temporelles. Le responsable politique a classiquement deux horizons, celui des échéances électorales et celui de la mise en œuvre des politiques qu’il a décidé de conduire. Mais il a tendance à oublier que le temps du citoyen – son électeur – n’est ni celui du calendrier électoral, ni celui des politiques publiques, mais celui de la mémoire qu’il garde des politiques qui ont pu l’affecter, négativement ou positivement. Ce temps est extrêmement court : il ne dépasserait pas les six mois. Or, de manière schématique, il suffit d’un à deux ans pour que les citoyens s’habituent à une augmentation d’un tiers de leur revenu. Les effets politiques sont radicaux: le bilan avec lequel la gauche s’est présentée devant les électeurs à l’élection présidentielle de 2002 n’était pas tant celui des années de croissance exceptionnelle – du revenu et de l’emploi – qu’avait connu la France entre 1997 et 2001, que celui du dérapage du taux de croissance des six mois ayant précédé l’élection, six mois qui ont vu la dégradation progressive de l’opinion des ménages sur l’évolution de leur situation attendue.
La deuxième conséquence temporelle, illustrée par le portrait social annuel de la France proposé par l’INSEE, est fortement liée à la première : en 2007, c’est entre 65 et 70 ans que les Français étaient les plus heureux dans leur vie, alors même que l’espérance de vie à la naissance s’établissait à 77 ans pour les hommes et 84 ans pour les femmes. Les explications en termes de plénitude de la maturité ou de sentiment du devoir accompli sont certes intéressantes, mais n’échappent pas aux accusations – souvent justifiées – de psychologisme. Réfléchir, au contraire, en termes d’horizon temporel objectif permet non seulement d’éviter cet écueil, mais également d’aller plus loin dans la compréhension du lien existant entre enrichissement et bonheur. Certes, à 70 ans, les perspectives d’enrichissement d’un individu pour les dix ou quinze dernières années de sa vie peuvent être considérées comme quasi-nulles. Mais alors qu’en période de faible croissance, l’espoir pour les personnes de 20 à 55 ans de rattraper le niveau de vie des catégories plus aisées, niveau qui constitue leur horizon monétaire, s’éloigne fortement, l’horizon monétaire des individus âgés de plus de 60 ans est constitué non plus par celui de la catégorie supérieure mais par le maintien du niveau de vie atteint à leur entrée en retraite, d’où leur aptitude plus grande au bonheur. Or, ce sentiment d’être heureux comme jamais dans leur vie crée chez les 65-70 ans une tendance plus forte à exprimer par un vote d’adhésion leur attachement aux programmes portant les valeurs dont ils se sentent proches. Au contraire, la tendance chez les 20-55 ans est plutôt de produire un vote de contestation, réclamant plus à la fois du parti au gouvernement et des partis dans l’opposition. Dès lors que la sociologie électorale a empiriquement et durablement montré que l’avancée dans l’âge entraîne une propension plus forte à voter à droite, la droite bénéficie automatiquement d’une part importante de vote d’adhésion chez les plus de 60 ans, alors que la gauche reste sans cesse contestée même par les électeurs dont elle défend les valeurs, cette réalité pouvant rendre extrêmement difficile son positionnement politique.
Solidaire et contre tous
Cette mythologie du bonheur a également des conséquences « d’ordre psychologique, qui trouvent leur source dans le phénomène de rivalité mimétique mis en avant par René Char. Le sujet désirant ne désire pas des objets en tant qu’ils seraient désirables par eux-mêmes, mais parce qu’autrui en les désirant les rend désirables. L’homme, en effet, n’est que pour autant qu’il imite son semblable. J’imite donc je suis. Daniel Cohen cite, à cet égard, Karl Marx de manière éclairante : « “Une maison peut être grande ou petite, aussi longtemps que les maisons voisines ont la même taille, tout va bien. Si on construit un palais à côté, la maison devient minuscule.” Chacun essaie de dépasser collègues ou amis, ceux qui forment le “groupe de référence” auquel on se compare ». Or ce besoin de comparaison, universel, est plus particulièrement exacerbé chez les Français. Non seulement ces derniers se comparent davantage que les autres Européens mais de plus, ils se comparent moins que d’autres Européens à leurs collèges et davantage à des groupes de référence tels que les amis ou la famille. Les conséquences d’un tel comportement ne sont pas anodines : Andrew Clark et Claudia Senik ont montré en 2009 que si les comparaisons de revenu étaient en moyenne associées à un plus faible niveau de bien-être, cela était surtout le cas des comparaisons « sans espoir », c’est-à-dire avec des groupes dont rien ne permet d’espérer le sort – cas de la famille et des groupes d’amis, au contraire des collègues qui partagent souvent un horizon professionnel proche.
La comparaison aux autres devient dès lors tragique car source d’insatisfaction permanente – chacun connaît au moins une autre personne, plus ou moins proche, qui fait mieux que lui. Si les périodes de croissance permettent de contenir cette insatisfaction en donnant « à chacun l’espoir, même éphémère, de sortir de sa condition, de rattraper les autres, de dépasser ses attentes », les périodes de crises économiques et sociales ne peuvent qu’aggraver une insatisfaction qui touche aujourd’hui l’ensemble des classes sociales. La classe ouvrière elle-même, en effet, s’inscrit dans le mouvement désormais général de mimétisme social : « fatiguée d’être et de se sentir comme la classe inférieure, d’accéder seulement à des biens de consommation de valeur modeste, en somme d’être la “classe ouvrière” au sens propre, elle a changé d’options et de goûts et elle tend désormais à se comporter et à apparaître comme la bourgeoisie qu’elle voudrait être ». Condamner ce désir de consommation si naturel, cette volonté d’ascension sociale qui se traduit dans un mouvement désespéré d’imitation, constituerait pour la gauche une erreur fondamentale. Argumenter en faveur d’un certain retour à l’austérité – aux besoins fondamentaux – serait une faute politique grave. Les besoins fonctionnels de la société sont « en perpétuel changement ». Ce qui ne les rend pas moins légitimes.
Dénoncer la société de consommation, c’est ne pas chercher à la comprendre. Le problème de la massification de la consommation des objets, c’est qu’elle suppose le renouvellement régulier des objets à consommer. Et crée ainsi une véritable dépendance des citoyens par rapport à la création – et surtout aux moyens de l’acquisition – de nouveaux objets. Mais, Hannah Arendt l’a montré20, la société de masse est née de la rupture entre des sociétés où les populations n’étaient pas intégrées et celles n’établissant plus de différences vitales entre les classes sociales.
Accepter la société de consommation, c’est accepter que l’ouvrier puisse devenir bourgeois. Et non seulement l’accepter, mais également le soutenir dans ce choix.
La gauche a ainsi fait une erreur de perspective fondamentale en 2007 lorsqu’elle n’a pas su proposer de réponse satisfaisante à la première priorité des Français, l’augmentation du pouvoir d’achat. Erreur de programme qui sera de nouveau la sienne en 2012 si elle ne se propose pas dès aujourd’hui d’accompagner le désir de consommation – légitime – des citoyens par des politiques redistributives et fiscales actives.
La solidarité est certes beaucoup plus difficile à mettre en œuvre dans les périodes de crise que dans celles de croissance. Le sentiment collectif d’appauvrissement provoque le repli sur soi et non le partage et l’ouverture aux autres. Cette réalité psychologique ne doit pas pousser la gauche à jouer la carte de l’individualisme lorsque la croissance n’est plus au rendez-vous. Mais il faut néanmoins avoir conscience que la lisibilité des discours solidaires est moindre en période de retournement, c’est-à-dire dans les moments mêmes où la solidarité collective est plus que jamais nécessaire. Tout l’enjeu politique pour la gauche est dès lors de s’imposer dans le débat public en ancrant dans la conscience collective une réalité simple : solidarité sociale et satisfaction du désir consommateur ne sont pas, en période de crise, antinomiques. C’est en effet par le développement de la solidarité sociale que l’on permettra aux plus défavorisés et aux classes moyennes inférieures d’accéder à leurs besoins légitimes. Et aller au cinéma, aller au restaurant, avoir un téléphone portable, posséder un écran plat sont de l’ordre, dans le monde d’aujourd’hui, non plus du superflu mais bien du légitime.
Certes, la période actuelle, marquée par l’explosion de la dette et des déficits publics, peut sembler inadaptée pour mener une politique de dépenses publiques solidaires et d’actions collectives. Certes, la gauche devra faire preuve de courage politique afin de conduire de telles politiques, qui ne rencontreront pas un soutien immédiat. Mais, d’une part, les sources, notamment fiscales, de financement existent et, d’autre part, à moyen terme, l’audace politique paiera lorsque les premiers fruits de cette action solidaire apparaîtront et que les coûts initiaux auront été oubliés. Ne plus s’interdire de construire un idéal de société – et cet idéal devra non seulement prendre en compte le niveau absolu de richesse, mais également l’explosion des inégalités, dans une société où il n’y a plus de normes communes sur la question des revenus, des salaires, de la répartition des richesses – au motif que l’on n’aurait pas les moyens de le faire : c’est la ligne de conduite que la gauche doit dès à présent se donner.
(Julia Cagé est économiste, Université de Harvard et Ecole d’économie de Paris et Vital Fité est le pseudonyme d’un haut fonctionnaire)
Cette note a été publiée par la Fondation Jean-Jaurès