Dans les dédales littéraires de Moha Souag


Par Mohamed Agoujil
Vendredi 31 Mai 2013

Dans les dédales littéraires de Moha Souag
Les quelques caractéristiques dont nous essayerons de brosser les contours, constituent, à nôtre avis, quelques fondements sur lesquels repose l’édifice d’une littérature qui ne cesse de s’affirmer dans la région et qu’on pourrait appeler «  La littérature du Sud- Est ». Cette région où l’exotisme est autre que la randonnée à dos de chameau à Merzouga, nourrit un autre rêve : « la verdure » dirait Moha Souag.  Le manque de verdure fait déplacer les gens sur le vaste désert. La soif et le vide les condamnent à l’errance et stimulent aussi leur imagination pour se rendre la vie moins dure et moins aride. Leur vie mérite d’être mémorisée, immortalisée mais permet  aussi de valoriser leur gloire face au vide et à la soif. Quatre caractéristiques sont à dénombrer :

1)  Littérature qui rompt avec  le folklore
Dans les œuvres de Moha Souag, on sent toujours cet élan de glaner les personnages et les scènes des milieux sociaux particuliers aux villages longeant oued Ziz, oued Ghriss ou oued Guir. Quitte à ce qu’on en dise, que c’est de la littérature régionale. Car, c’est là où se cachent les perles de la spécificité culturelle qui fonde bien sûr une littérature aux penchants universels. Il n’y a là aucune nostalgie, ni tendance à folkloriser cette culture mais surtout une volonté de revaloriser le patrimoine social et humain des habitants de la région à une époque où l’intellectuel se préoccupait plus  de mettre la littérature au service d’une idéologie globalisante, oubliant tout ce qui se passe autour de lui et que les gens subissent sans pouvoir en parler. Les centres d’intérêt choisis par les écrivains à l’époque étaient aux dimensions idéologiques insoucieuses des lambeaux de mémoires collectives ou individuelles, des manières de penser et de voir le monde des gens de cette région marginalisée jusqu’à l’extrême :  géographie, culture et économie.
En tisserand, et la comparaison est de Moha Souag, l’écrivain ramasse ces lambeaux, croise les couleurs, crée des situations et  en fait une tapisserie, une fresque littéraire harmonieuse, authentique et qui peut servir de référence à toute recherche anthropologique, ethnologique ou autres. Depuis « L’Année de la chienne », son premier récit, Moha est resté attaché à son espace socio-culturel. Il le raconte et le décrit, non pour se plaindre, ni pour séduire un touriste à l’aspect folklorique de la région, mais pour immortaliser une histoire, exposer les difficultés de la vie dans la région oasienne, où le désert fait quotidiennement son effet et sur la terre et sur les mentalités. L’écriture chez Moha Souag est un acte par lequel, l’écrivain brise les silences qu’on veut imposer au désert et comble le vide qui le caractérise d’une autre signifiance différente de celle que lui impose la littérature ethnographique, folklorique et idéologique des années soixante et soixante-dix.

2) Littérature et passage du local à l’universel
L’œuvre de Moha Souag  se veut  un«  pont » avec d’autres cultures subsahariennes. Une volonté de s’ouvrir sur l’Autre, mais un autre proche, avec qui on partage certaines dimensions culturelles, un certain goût pour le beau et beaucoup de peine à surmonter les aléas de la nature et de l’histoire. La passerelle  ici se fait avec l’Afrique subsaharienne avec qui, et je cite Moha Souag, « Les liens étaient solides avant la création des frontières coloniales d’abord et nationales ensuite. Les échanges se sont arrêtés, mais je crois que ça reprend maintenant et je crois que les Marocains doivent se réadapter à la nouvelle situation.»
Dans cet effort, et sur le plan du militantisme culturel, Moha Souag déclare: «J’ai essayé de lancer, avec l’aide de l’université d’Errachidia, un colloque sur « La littérature du désert » et de créer par la même occasion une bibliothèque de référence en ce domaine ; mais cela n’a pas abouti. Mon idée était d’inviter les écrivains et les poètes des pays du désert. Et ces pays sont nombreux et couvrent toute la planète.»
De plus, cette œuvre littéraire qui n’a cessé de se parfaire et de s’aiguiser durant trente ans, « doit être, je cite Brahim Guabli, une pièce charnière dans tout effort sérieux de compréhension de l’évolution de la société marocaine depuis les années 1970. Cette littérature documente d’une manière anthropologique les changements vécus par cette société avec la précision du médecin légiste effectuant la meilleure des autopsies. Moha ne dénonce pourtant pas ; il «tisse» et laisse le visiteur de son monde de «tisserand» voir les couleurs de sa tapisserie et se créer les images qu’il aime voir dans le travail littéraire. »

3) Plasticité de l’oeuvre de Moha Souag
D’emblée, nous soutenons que la lecture des œuvres de Moha Souag passe d’abord par la saisie des images qu’il développe et non par la succession des événements racontés. Les personnages, les scènes, les lieux  se dressent comme des adjuvants à une écriture qui se veut trace, empreinte et témoignage.  C’est en définitive, une œuvre plutôt picturale que scripturale.
Il suffit de se référer à la première page de couverture de « La Femme du soldat », « Des espoirs à vivre » et «les joueurs» pour sentir jusqu’à quel point l’image joue un rôle dans la construction du sens pour la suite des textes. Elle ne mime pas le texte, ni l’explique, mais elle y projette sa lumière comme pour faire disparaître le texte écrit dans la clarté des fuseaux lumineux du dessin et de la couleur.
A la première page de couverture de «la Femme du soldat », on met en exergue la babouche féminine marocaine, brodée par la tradition et décorée par les couleurs rouges et vertes. Cette babouche est présentée en haut et à gauche du livre comme une médaille sur le buste d’un soldat. C’est un honneur que d’être femme semble nous dire l’image malgré tous les obstacles que Karima, et tant d’autres comme elles, qui a fait preuve de patience et de force psychologique pour « rester debout nonobstant toutes les vicissitudes de la vie et la fourberie des êtres humains», soutient Moha Souag. A partir de là, la sympathie du lecteur va directement vers Karima  tout au long du roman, car elle est victime d’un destin aveugle, mais aussi héroïne d’une vie qu’elle a su, malgré tout, bâtir sans jamais faillir ni à la tradition, ni à la morale sociale, ni à la loi. Ce n’est même pas la femme qui est décorée ici, mais c’est surtout sa chasteté, sa bravoure et son engagement à forcer le destin et la vie de tous les jours. Cette image porte, ici, plus loin que le regard d’un lecteur inattentif aux détails et qui a l’esprit égaré dans l’enchevêtrement du récit.
Dans « Les joueurs » et d’entrée de jeu, l’image de la première page de couverture brise l’horizon d’attente du lecteur, tout simplement parce que la carte de jeu «  la Dame  » est une fausse carte. Si donc le titre renvoie à tout ce qui se rapporte au jeu comme distraction, amusement, passe temps ou même tricherie et tromperie. L’image nous en détrompe, car cette carte ne peut pas faire partie des quarante cartes du vrai jeu. C’est une carte qui a dévoilé sa fausseté, son double jeu (l’argent et l’épée). Et c’est ce sale jeu, ce double jeu que dénoncent certaines nouvelles de «Les joueurs ». Moha Souag dit à propos de la nouvelle intitulée «  La pompe à eau » « Les cadres riches et qui avaient de l’autorité avaient abusé de leur pouvoir pour creuser des puits et installer des stations de pompage sauvage, ils ont précipité eux-mêmes les villageois dans l’exil. »
La première page de couverture de «Des espoirs à vivre » est toute en vert, au milieu de la page et vers la droite, on écrit le titre en noir et sur trois lignes : Des (premières lignes) Espoirs (seconde ligne) à vivre (troisième ligne). Il est communément admis que le vert renvoie à l’espoir et à l’optimisme mais cela s’oppose au noir du titre qui devrait porter la couleur qui le signifie. Cette idée se confirme par l’alignement du titre qui fait que l’on ne sait plus si «Des» est un déterminant indéfini ou un préfixe privatif. Dans ce sens le titre du recueil serait  « désespoirs à vivre » et non «des espoirs à vivre ». Le titre semble laisser le lecteur définir lequel des deux correspondrait mieux à la teneur des poèmes. Il est par l’image, vite mis dans les filets du texte. Il n’a qu’à se débattre comme un poisson à l’intérieur du monde décrit par le poète.

4) L’engagement dans la littérature de Moha Souag
 « Généralement, je ne délivre aucun message dans mes écrits», dit catégoriquement Moha Souag, car, pour lui, « le romancier est comme un tisserand, il choisit la couleur des fils, les dessins de la trame mais il ne peut pas voir l’ensemble du travail puisque il a le nez dedans». Le souci est plutôt porté sur la dimension esthétique du récit, sur sa littérarité, sur son authenticité que sur l’élaboration de discours idéologiques qui asservissent l’art, l’étouffent et le momifient.
L’engagement chez Moha, dans cet angle de vue est un effort de fidélité à l’atmosphère qui enveloppe la vie des gens du désert.  C’est pourquoi, dans les romans de Moha Souag, il y a toujours des passages descriptifs ou narratifs dont les ingrédients pourraient paraître banals mais qui ruissellent de significations et de clins d’oeil culturels quand on s’en approche avec un œil critique mais imbibé surtout de la culture du désert, de l’humour du désert et de toute autre expression émotionnelle des habitants du désert.
Dépassée donc la conception de l’engagement dans le sens politique du terme. Il est plutôt culturel et esthétique. Il joue au niveau des mentalités, au niveau de la prise de conscience de soi et de l’Autre, et enfin, au niveau de l’intelligence qui crée la vie, même dans un désert. La construction du récit de cet angle de vue n’est pas aisée, car les questions que l’écrivain se pose sont tellement nombreuses et délicates qu’il ne peut pas avoir le temps ni la volonté même de se retourner du coté des leçons à donner. C’est pourquoi les romans de Souag sont des toiles, ou des scènes rapportées par un œil fidèle et une plume qui manie le verbe de manière à fidéliser le récit vis-à-vis de la réalité sociale, l’authentifier et lui donner la raison d’un être-là, comme littérature.
Les textes de Moha Souag se déroulent généralement dans la région de Ksar-Ssouk (Errachida depuis 1975), ville et province. Ce n’est pas seulement un choix, c’est surtout un défi à relever, donc un engagement à honorer.
Il s’agit, par conséquent, d’une écriture qui cherche à sublimer ce qui est marginalisé, considéré comme aléatoire ou sans importance et lui donner la place qui lui convient dans le paysage culturel national. A lire les œuvres de Moha, on ne perd jamais de vue les délimitations géographiques, et les motifs architecturaux de la région du Tafilalet. Les images des contrées de Goulmima,  Boudnib, Aoufous, Errachidia nous accompagnent, tout au long des récits. Les gens y organisent leur vie selon un rythme défini, selon la tradition ou selon les impératifs du modernisme envahissant. C’est entre l’enclume de la géographie et le marteau de la vie moderne, que Moha Souag s’inspire  « pour produire une littérature qui fera justice aux délaissés, aux oubliés et à ceux qui ont besoin d’un porte-parole pour sublimer leur vie et l’immortaliser dans la littérature ».
Pas mieux pour conclure que ce paragraphe de Brahim Guabli  : «  Moha Souag nous enseigne qu’on n’est pas uniquement écrivain au Sud-est, on devient aussi l’intellectuel organique qui doit mener les combats quotidiens avec le peuple pour améliorer ses conditions de vie. Par la force des choses, Moha Souag est romancier, éducateur et intellectuel organique qui sert d’exemple aux nouvelles générations de sa région natale. Il descend du « château fortifié » de l’intellectuel pour assumer sa tâche auprès du petit peuple avec fierté et beaucoup de dignité.»

 * Cet article est une communication présentée à Boudnib lors d’un colloque consacré à l’œuvre de Moha Souag


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