Ces toubibs qui prennent la poudre d’escampette

La blouse blanche d’ailleurs ne serait pourtant pas sans être maculée de précarité et autre discrimination institutionnelle


Libé
Vendredi 23 Avril 2021

Ces toubibs qui prennent la poudre d’escampette
3 00 médecins quittent notre pays chaque année, selon le Syndicat des médecins du secteur libéral. Une grande majorité d’entre eux choisit la France ou l’Allemagne, deux pays qui ont complètement modifié leur politique de recrutement des médecins étrangers. Un phénomène qui n’a rien de nouveau et qui prend plus d’ampleur ces dernières années. A la fin de 2018, près de 5.300 blouses blanches avaient déjà émigré vers les seuls pays de l’OCDE. Les deux tiers de ceux-ci ont pris la direction de la France. Qu’en est-il de leur statut et de leurs conditions de travail ? Comment ces compétences hautement qualifiées sont-elles accueillies et intégrées dans le secteur de la santé français ?

Dans un récent article publié par le site du magazine Alternatives économiques, Francesca Sirna, sociologue, a indiqué que la France compte aujourd’hui 22.568 médecins diplômés de l’étranger en activité régulière. « Un peu moins de la moitié de ces effectifs est constituée de praticiens titulaires de diplômes européens (45,5%). Le reste est constitué de médecins immigrés originaires de pays extra-européens. Ces derniers sont majoritairement titulaires d’un diplôme obtenu au Maghreb et en Afrique subsaharienne », a-t-elle précisé. Souvent , ces médecins exercent dans les spécialités hospitalières délaissées par les médecins bénéficiaires de diplômes français qui préfèrent exercer en libéral, à savoir l’anesthésie-réanimation, la psychiatrie, la radiologie, la chirurgie cardio-vasculaire, la néphrologie ou encore les urgences. « L’aboutissement du parcours de ces médecins reste néanmoins l’inscription à l’Ordre des médecins, qui incarne l’acceptation symbolique par les pairs, mais aussi l’autonomie et la liberté de la pratique », a-t-elle expliqué.

Ces médecins diplômés de l’étranger dont des Marocains, sont recrutés par les hôpitaux en tant que « Faisant fonction d’interne » (FFI), « Attachés associés » ou « Assistants associés». En effet, on distingue cinq statuts différents permettant l’exercice de la médecine en France pour les praticiens étrangers, chacun d’entre eux étant régi par une législation spécifique.
Des statuts qui ne garantissent pas, pour autant, des emplois pérennes et bien rémunérés avec un emploi du temps allégé. En effet, «si les assistants associés ont une rémunération identique à celle de leurs homologues titulaires de diplômes français, les FFI et les attachés associés ont un statut économique nettement inférieur. De plus, les FFI ont des contrats de six mois renouvelables et les attachés associés sont payés à la vacation ». Même l’assouplissement des conditions d’exercice pour les médecins ayant obtenu leur diplôme dans un pays extra-communautaire en avril 2020 dans le but d’ouvrir l’accès à des positions professionnelles plus favorables, ne semble pas changer grandchose à la situation.

En effet, ces professionnels redoutent que « cet assouplissement sans certitude de régularisation laisse envisager leur utilisation ultérieure en tant que réserve ou personnel d’appui, dans une logique d’exploitation de leurs compétences médicales à moindre coût », a expliqué Francesca Sirna. Et de poursuivre : « Ils craignent alors qu’un personnel hospitalier «à la carte», flexible et éjectable selon le contexte, soit l’avenir de l’hôpital français, les soignants étrangers servant, dans cette logique de variable d’ajustement ».

Les raisons d’ une expatriation

La théorie économique propose plusieurs explications de l’émigration. En effet, depuis les années soixante et soixante-dix, de sérieuses études ont été élaborées. Les principales raisons avancées par ces études se résument autour de quatre principaux facteurs qui déterminent la décision migratoire : les différentiels de revenus entre la région d’émigration et celle d’immigration (Todaro, 1970), l’aversion au risque de l’émigrant ou de sa famille (Stark et Levhari, 1982), les effets des réseaux migratoires (Mahmood et Schömann, 2003) et la qualité des institutions politiques, économiques et sociales.Tous ces facteurs concernent à la fois la région d’origine (ils représentent ainsi des facteurs push ou de répulsion) et celle d’accueil (on parle alors des facteurs pull ou d’attraction). Les conditions de travail difficiles, la qualité relativement faible des institutions, la faible rémunération et la situation économique favorisent nettement la prise de la décision migratoire des médecins. Le recours à la privatisation n’a cessé de créer un déséquilibre important entre le secteur privé et le secteur public, ce qui pousse plusieurs spécialistes hospitalo-universitaires à se diriger vers le privé ou vers des destinations étrangères. Cette situation a conduit plusieurs étudiants et médecins, en quête d’une bonne formation et de conditions de travail et de recherche favorables, à migrer vers l’Europe.

Source: Fuite des médecins dans les pays du Maghreb central : raisons et impacts -Mohamed Kouni

Ces toubibs qui prennent la poudre d’escampette
Cependant, ce statut inférieur n’empêche pas, observe la sociologue, que ces médecins restent attachés à l’éthos de la profession médicale. « C’est ce qui leur permet de se considérer et/ou d’être considérés comme faisant partie du groupe des confrères et consœurs, même lorsque l’Ordre des médecins ne les a pas encore reconnus et en dépit des oppositions de la profession à leur régularisation », indique-t-elle. Sur un autre registre, la sociologue constate que ces médecins ne se considèrent pas comme des migrants économiques et ne s’identifient pas à l’image négative qui y est associée (pauvreté, exclusion). Selon elle, ils refusent d’être identifiés comme des « immigrés » et se considèrent comme des compétences hautement qualifiées en mobilité et en quête de meilleures conditions de travail. « Dans une logique de distinction de classe, ils se positionnent ainsi explicitement à distance des autres migrants », souligne-t-elle.

Francesca Sirna note, cependant, une certaine insatisfaction chez ces professionnels due d’abord à la discrimination institutionnelle qui retarde, voire bloque les carrières. « Si les praticiens titulaires de diplômes européens rencontrent moins de difficultés que leurs confrères qui bénéficient de diplômes non-européens, dans la reconnaissance des qualifications, ils n’ont que rarement des « carrières à succès ». Il est ainsi rare de trouver des médecins titulaires de diplômes étrangers à des postes d’encadrement, d’enseignement ou de direction au sein de l’administration hospitalière », a-t-elle observé.

Ce mécontentement a été exacerbé par le contexte de la Covid19. En effet, ces praticiens diplômés à l’étranger ont exprimé, comme leurs collègues français, leur colère et leur déception face à la situation dramatique dans laquelle ils se retrouvent et la gestion de la crise. « Cependant, pour ces médecins étrangers, cette colère s’assortit d’un sentiment de non reconnaissance de leur rôle clef dans l’hôpital et de l’espoir d’un changement de situation », souligne la sociologue. Cette situation a été plus vive chez les infirmières, dont le statut est inférieur à celui des médecins, plus précaire et bénéficient de moins bonnes conditions. Elles jugent qu’elles sont maintenues dans des positions subalternes.

Hassan Bentaleb

Les déterminants d' une décision

Fin 2018, pas moins de 5.300 blouses blanches avaient émigré vers les seuls pays de l’OCDE. Rapportée au nombre de praticiens exerçant au Maroc, la part de ceux qui ont succombé aux sirènes d'une expatriation à même de leur offrir de bonnes conditions matérielles, un cadre social plus valorisant et un meilleur environnement de travail s’élève à près de 20%, soit le taux le plus élevé en Afrique du Nord voire parmi les cinq premières économies africaines (incluant l’Afrique du Sud et le Nigeria). Un constat des plus déplorables quand on sait qu'avec 1,65 personnel médical pour 1.000 habitants (contre un minimum requis de 4,45), le Maroc a un déficit de 97.161 personnes dans le secteur de la santé dont 32.387 médecins et 64.774 infirmiers et techniciens.

Sur ce déficit global, le secteur public a besoin de 62.000 personnes dont 12.000 médecins et 50.000 infirmiers et techniciens. Fin 2018, le Maroc comptait 23,374 médecins, soit un ratio de 7,1 pour 10.000 habitants, contre un standard fixé par l’organisation mondiale de santé à 15,3 médecins pour 10.000 habitants. Le Royaume fait ainsi partie du palmarès des 57 pays du monde, identifiés par l’OMS, comme présentant une offre médicale insuffisante. Autant dire que le besoin est urgent, surtout que le chantier de la généralisation de la couverture sociale qui a pour objectif de couvrir 22 millions de personnes supplémentaires, va aggraver la pression sur le système de santé. Une pression qui ira crescendo du fait que sur les 2.200 lauréats diplômés annuellement 600 partent à l’étranger, selon nombre de sources concordantes.

Et cerise sur le gâteau, 53% des médecins formés dans leur écrasante majorité par l'enseignement public exercent dans le privé et 39% de l’effectif total des médecins du secteur public travaillent sur l’axe Rabat-Casablanca. De plus, le nombre de médecins que forme notre pays ne pourra même pas couvrir les départs à la retraite et ce, dans un futur très proche. 36% des médecins en exercice dans le public, pour ne citer que cet indicateur, sont, en effet, âgés de plus de 51 ans. C'est dans ce cadre qu'il faut donc comprendre la diligence dont le gouvernement a fait montre dans la mise sur pied de son projet de facilitation de l'ouverture du secteur aux médecins étrangers. Une bouée de sauvetage sans laquelle, ce secteur qui prend de l'eau de toute part, aurait coulé. Telle est la triste réalité et tout le reste n'est que langue de bois et fioritures.

H.T


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