Ce faux débat qui nous empoisonne l’existence : Quelle langue pour quel enseignement ?

Des agissements incontrôlés pèsent sur la cohésion de la majorité gouvernementale


Mourad Tabet
Mercredi 3 Avril 2019

La discussion du projet de loi-cadre relative au système d'éducation, de formation et de recherche scientifique qui s’inscrit dans le cadre de la Vision stratégique de la réforme 2015-2030, a été, de nouveau, bloquée à la Chambre des représentants.
Après les négociations marathon qui avaient abouti la semaine dernière à un consensus entre les groupes parlementaires de ladite Chambre (y compris ceux des partis de l’opposition) à propos de ce projet, il était prévu qu’il fasse l’objet d’examen et de discussion au sein la Commission de l’enseignement, de la culture et de la communication lundi lors de la session extraordinaire. Le parti qui dirige le gouvernement, à savoir le PJD, en a décidé autrement et bloqué la discussion. Ce qui  paraît paradoxal vu que c’est le secrétaire général de ce même parti qui préside aux destinées de l’Exécutif.
Ce surprenant rétropédalage intervient après la sortie médiatique de l’ancien chef du gouvernement Abdelilah Benkirane qui a appelé les parlementaires du PJD à se rebeller contre le chef du gouvernement Saad Dine El Otmani et à rejeter ce projet de loi qui appelle, d’après lui, à l’enseignement des matières scientifiques et techniques dans des langues étrangères dont le français, « langue du colonisateur ».
C’est la deuxième fois que le groupe parlementaire du PJD bloque la discussion de ce projet de loi-cadre de la même manière, c’est-à-dire en faisant volte face et en revenant sur sa décision de l’appuyer conformément à l’accord conclu avec les autres composantes de la majorité gouvernementale.
Les observateurs politiques se posent donc les questions suivantes : « Est-ce que le nouveau blocage ne va pas aboutir à une crise de confiance au sein de ladite majorité ? Quelles en seront les conséquences politiques ? La majorité gouvernementale ne risque-t-elle pas d’éclater si le PJD persiste dans sa position de rejet de ce projet ?», « Comment Saad Dine El Otmani va-t-il agir pour contrecarrer les tentatives de l’ancien chef du gouvernement visant à saborder sa majorité ? ». Mais la question la plus importante est la suivante : « Comment le groupe parlementaire du parti de la Lampe va-t-il se comporter? Va-t-il suivre les directives de Benkirane et refuser de voter positivement ou va-t-il mettre son appel sous le boisseau et appuyer ce projet de loi-cadre pour sauver la majorité présidée par le secrétaire général du PJD ? ».
Quelle que soit l’issue de cette crise, le débat suscité par ce projet de loi-cadre a polarisé la scène politique entre ceux qui défendent la nécessité d’enseigner les matières scientifiques et techniques dans des langues étrangères et ceux qui s’attachent à leur enseignement en arabe.
« Ceux qui ont défendu l’arabe comme langue d’enseignement des matières scientifiques sont des conservateurs », a martelé l’écrivain et activiste des droits humains, Ahmed Assid, dans une déclaration à Libé.
Selon lui, le débat suscité par ceux-là est « un faux débat », car, a-t-il affirmé, « les décideurs doivent tout d’abord dresser le bilan de l’arabisation initiée il y a plus de quarante ans. Ils ont arabisé l’enseignement des sciences alors qu’ils savaient pertinemment que cette langue n’est pas celle de la recherche scientifique et qu’elle ne se conforme nullement au processus exigé en matière de recherche scientifique sur le plan international. Ils ont donc arabisé le primaire, le collège et le secondaire qualifiant, et n’ont jamais pu arabiser le supérieur. Pourquoi ? Parce qu’on ne peut pas enseigner à l’université les sciences dans une langue qui n’est pas celle de la recherche scientifique ».
Cette politique a été, selon lui, catastrophique pour les étudiants qui ont été éloignés de toute  recherche, parce qu’aujourd’hui il n’y a que 12 % des étudiants qui choisissent les filières scientifiques à la Fac, en l’occurrence ceux qui avaient opté pour la filière des sciences au collège et au secondaire qualifiant, mais en arrivant à l’université, ils se sont retrouvés dans l’obligation de s’orienter vers les filières littéraires comme les sciences humaines. Ils fuient les filières scientifiques parce qu’ils n’ont pas suffisamment de bagages qui pourraient les aider à affronter le problème linguistique. Ce qui est pire, c’est que parmi ces 12 % d’étudiants,  il y a moins de 4 % qui réussissent leur cursus. « C’est un bilan catastrophique. Mais les gens qui ont décidé de changer de politique, c’est-à-dire de revenir au français, n’ont pas dressé le bilan de cette expérience. Est-ce que celle-ci s’est réellement soldée par un échec et pourquoi ? Changer de politique sans jamais faire d’autocritique est un problème en soi», a-t-il soutenu.
Il a ajouté, par ailleurs, que le processus d’arabisation entamé au milieu des années 70 s’est  accompagné d’un processus d’”islamisation” visant à faire front à la fois contre la gauche et contre la contagion de la révolution iranienne. « Ce qui a eu pour conséquence de mener vers la ruine le système d’enseignement et de le vider des grandes notions et principes qui auraient dû sous-tendre l’émergence d’une école nationale moderne».  
Ahmed Assid a également souligné qu’«il y a un principe que les décideurs n’ont pas pris en compte lorsqu’ils avaient  voulu arabiser l’enseignement des matières scientifiques. Quand on veut attribuer à une langue une fonction nouvelle, il faut absolument la préparer à cette fonction. Ça n’a pas été fait. Et bien entendu, ce fut un échec cuisant».  Et d’ajouter : « Lorsqu’ils disent qu’ils peuvent garder l’arabe comme langue d’enseignement des sciences, ils mentent aux Marocains. Cela n’est absolument pas loyal ni crédible. S’ils croient en la langue arabe, ils devraient d’abord l’enseigner à leurs propres enfants. On ne les croira pas tant qu’ils continueront à dépenser leur argent pour permettre à leur progéniture d’avoir une bonne maîtrise du français et de l’anglais et de soutenir que l’arabe soit la seule langue d’enseignement pour les enfants des classes populaires ». Et de conclure : « Ils ont détricoté  l’école publique durant les 40 dernières années et le PJD veut continuer à la détruire durant  les 50 ans à venir. On ne peut plus accepter ce genre d’aventures hasardeuses ».


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