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Vendredi 29 octobre
Le départ de Mehdi Ben Barka de Genève, en direction de Paris, est signalé par la Police du poste-frontière de Fernet-Voltaire aux RG (de la DGSN), mais cette information n’est pas communiquée ni à la PP76, ni a fortiori au SDECE. Ainsi le ministre des Armées pourra écrire au juge Zollinger : «qu’aucune information préalable n’est parvenue au SDECE concernant l’arrivée à Paris de M. Ben Barka»77. Arrivé à Orly à 9 h, celui-ci téléphone aussitôt à Thami El Azemouri, qui n’est pas chez lui. Son épouse informée réussit à joindre son mari et le prévient que le rendez-vous prévu avec le leader marocain aurait lieu non à 15 h, mais en fin de matinée, au café «Le Rond Point» des Champs Elysées. A 9 h 05, Lopez téléphone à Finville pour l’informer de l’arrivée de Ben Barka. Il n’est pas chez lui non plus. Il aurait quitté son domicile plus tôt pour aller accueillir son « patron », le général Jacquier, à Orly, mais en fin de matinée… Lopez laisse donc un message à son épouse. Selon Finville, elle ne le lui aurait pas retransmis.
Cela est plus que douteux, car, retrouvée aux PTT, la communication a duré 6 minutes ! Vers 10 h Ben Barka arrive chez son ami, israélite marocain, Jo Ohana – alors aux États-Unis – chez qui il descendait souvent lors de ses passages dans la capitale78. De là, il téléphone à son frère pour lui donner rendez-vous vers 19 h 30 au domicile de Tahri. A la même heure, Souchon, de son côté, a reçu le «feu vert» dont il fait état dans son livre, et retrouve Lopez, comme prévu, sur le parvis de Notre Dame, qui lui confirme le rendez-vous chez Lipp à 12 h 15. De retour à son bureau, Souchon prévient son collaborateur Roger Voitot qu’il l’emmènera en opération à l’heure du déjeuner.
Fait étonnant, Souchon rencontre à ce moment son supérieur hiérarchique, le Cre. Simbille et peu après, le directeur adjoint de la PP, Julien Couvignou. Il leur annonce qu’il part en mission avec Voitot rejoindre Lopez. Or, ceux-là ne lui auraient posé aucune question sur cette mission79 ! Vers 11 h 30 les deux policiers prennent une 403 – le véhicule de service 3076 MC 75 de la préfecture de police – et se rendent boulevard Saint Germain, où ils rangent le véhicule dans la contre-allée, à environ vingt mètres de la brasserie Lipp. Lopez est déjà sur place, grimé80. Chtouki est également là, dira celui-ci81. A 11 h 30, Ben Barka retrouve donc au «Rond Point», l’épouse d’El Azemouri et celui-ci les rejoint peu après. Ben Barka lui demande de lui préparer, dans un délai très court, une analyse historique de la décolonisation sur les trois continents – ce qui paraît impossible à l’étudiant, faute de temps. Ben Barka le prie aussi de collaborer à la préparation d’un film, confié au cinéaste Franju. Vers 11 h 50, Bernier et Figon se rencontrent aux Deux Magots en face de Lipp où Franju arrive le premier. Vers midi, Bernier y entre à son tour, suivi quelques minutes après par Figon. Au même moment, Boucheseiche, chez lui, à Fontenay-le-Vicomte, prie sa femme de ménage, Marthe Chenu, de prendre congé l’après midi ; en même temps, il demande à son beau-frère, Louis Andrieu, de quitter les lieux – où il logeait – et de ne pas y revenir le soir. «Sans aucune explication» affirmera Andrieu aux enquêteurs. Rien d’impossible dans ce milieu ! De leur côté, Ben Barka et El Azemouri quittent les Champs Elysées en taxi, avec instruction donnée au chauffeur de déposer ses clients devant le Drugstore de Saint Germain des Prés. Contrairement à ce qui a été écrit, ici ou là, à aucun moment, il n’a été question de la brasserie Lipp entre les deux hommes82. Je m’appuie sur deux constats pour confirmer les dires de El Azemouri. Arrivés un peu à l’avance, Ben Barka et lui ne se sont installés, ni chez Lipp, ni au Drugstore, mais ont fait le tour du pâté de maisons.
A aucun moment l’étudiant, témoin de ce qui venait de se passer, ne songea à aller dans l’un ou l’autre de ces établissements pour prévenir les convives qu’il ne connaissait pas83. C’est devant le cinéma du Drugstore, affirme El Azemouri ; devant l’hôtel Terrane, jouxtant la brasserie Lipp, déclare Souchon, que l’interpellation de Ben Barka a lieu. Souchon raconte ainsi la scène dans son livre84 : «Vers 12 h 25, j’aperçois un homme de petite taille dont le signalement correspond très bien à celui que m’a fourni Lopez (…) accompagné d’un homme beaucoup plus jeune d’un type méditerranéen très prononcé. Tous deux descendaient le boulevard Saint Germain dans ma direction (…). C’est très correctement, au milieu du flot des passants, particulièrement dense à cette heure de la journée, que j’interpelle le ressortissant marocain, tout en lui exhibant ma carte de police… Je lui demande ses papiers d’identité qu’il me présente tout de suite, sous la forme d’un passeport diplomatique délivré à son véritable nom.
Son compagnon faisant mine d’accéder à cette même demande, je lui dis tout à fait aimablement, «Non, pas vous» et j’ajoute sur le même ton, «Voulez-vous nous laisser un instant ?» Et celui qui est encore un inconnu pour moi s’éloigne en effet de quelques pas. J’apprendrai plus tard qu’il s’est littéralement enfui, ce qu’il n’aurait certainement pas pu faire s’il s’était agi d’un véritable «enlèvement» (…). Et voici, à quelques mots près, le dialogue qui s’engageait : – Sans être indiscret, puis-je me permettre de vous demander quel est le motif réel de votre séjour à Paris ? – Certainement. Je suis arrivé à Paris pour y rencontrer des gens de cinéma pour faire un film sur la décolonisation. Au cours de la courte promenade que nous avons faite dans le quartier il n’a été question de la brasserie Lipp. M. Ben Barka m’a dit qu’il avait rendez-vous au Drugstore de Saint- Germain-des-Prés, où il devait déjeuner avec les producteurs du film dont il m’avait parlé (…) Il ne m’a pas donné les noms des personnes avec qui il avait rendez-vous (…)». De la même façon, il a été prétendu que Ben Barka avait dit à Azemmouri qu’il allait rencontrer un émissaire d’Hassan II, voire le Roi lui-même !
Or, aucune de ses premières auditions n’évoque une pareille rencontre. Ni d’ailleurs le 5 décembre, auditionné par le juge Zollinger. Ce n’est qu’après les auditions de Bernier que l’on évoquera un rendez-vous prévu chez Lipp – et tout le monde fera écho de cette affirmation. – Ne croyez-vous pas que vous seriez à Paris dans un but politique ? – Je ne suis pas venu en France pour faire de la politique. – Pourtant, vous avez rendez-vous avec des personnalités politiques, on m’a demandé de vous conduire auprès d’elles. Et, si vous voulez bien, je vais vous y conduire, en désignant la 403 d’un geste de la main. Ben Barka ne soulève aucune objection, et tous deux nous remontons le boulevard en direction de la voiture. A plusieurs reprises nous sommes séparés par des passants (…). Il arrive à la voiture avant moi et lorsque je le rejoins, il a déjà ouvert la portière gauche. A ce moment, il se retourne vers moi, et comme pour avoir une confirmation de ce que je lui ai dit, il interroge, nullement inquiet : «C’est bien la police française ?» Je lui réponds affirmativement et, rejoint par Voitot, je lui demande de montrer également sa plaque. Mon collègue s’exécute et tout seul (je dis bien tout seul) le président Ben Barka prend place dans la 403, ainsi que Voitot qui monte à sa suite».
Ce récit, toujours repris par l’officier de police, appelle trois observations de ma part : – Si Souchon – peut être de bonne foi, se croyant «couvert »85 – avait su effectivement qu’il procédait au rapt de Ben Barka, il n’aurait pas hésité à embarquer aussi son compagnon qui allait devenir le principal témoin de l’affaire : «Le grain de sable qui a enrayé un mécanisme bien huilé»86. – Si Ben Barka avait su le lieu précis du déjeuner, il n’aurait sans doute pas hésité à dire à El Azemouri de s’y rendre pour prévenir ses commensaux. – Si Ben Barka est monté d’aussi bon gré dans le véhicule de la police – ce que beaucoup ont du mal à admettre – c’est qu’il avait un autre rendez-vous (politique) au cours de son séjour à Paris et que le choix (immédiat) d’aller à ce rendez-vous lui paraissait plus important. Je l’ai dit, j’ai bien connu Mehdi Ben Barka : l’importance d’un rendez-vous le lui a toujours fait primer sur un autre. Hélas, dans le cas présent, il va payer de sa vie cette préférence ! Quel autre rendez-vous ? Pour moi, la réponse nous est, sans doute, donnée par des membres de « Solidarité », le réseau de son ami Henri Curiel87 : Ce rendez-vous n’a jamais été confirmé par l’entourage du Général. Pour autant, cela ne veut rien dire. Au cabinet, nul n’ignorait que Ben Barka était l’opposant n° 1 à Hassan II. Et, que le Roi du Maroc avait été invité par de Gaulle à être présent à ses côtés, le 11 novembre, lors du traditionnel défilé militaire… A Bernier, inquiet après ses premières rencontres avec Chtouki, Ben Barka n’a-t-il pas lui-même répondu, «Ne t’inquiète pas, je vais être reçu par le général de Gaulle». C’était certainement vrai90.
A 12 h 20, Ben Barka monte donc dans la 403 de la police, suivi par Voitot. Un inconnu (pour lui), Le Ny, l’un des truands, a déjà pris place à l’arrière. Lopez, grimé, monte à l’avant. Guidé par celui-ci, Souchon conduit le véhicule jusqu’à Fontenay-le-Vicomte, au domicile de Boucheseiche. Ce dernier91 et Dubail accueillent Ben Barka. Palisse et Dubail étaient présents sur les lieux du rapt, ils ont doublé Souchon sur l’autoroute. Ben Barka, à en croire ses ravisseurs, ne manifeste aucune inquiétude. Il est vrai que la belle propriété de Boucheseiche92 ne pouvait que le rassurer pour un rendez-vous d’importance. A partir de ce moment, on ne reverra plus le leader marocain. Descendu rue du Bac, Lopez se rend au Don Camillo. De là, il téléphone au SDECE pour tenir informé Le Roy-Finville. En son absence, il laisse un message à son adjoint, Jacques Boitel («Faites savoir à Thomas que Don Pedro l’informe que le rendez-vous a lieu à Fontenay-le-Vicomte, à côté de chez moi»). J. Boitel confirmera l’avoir communiqué à Finville, par une note déposée sur son bureau et de vive voix à son retour au Service, ce que celui-ci contestera, bien sûr ! Pendant ce temps, chez Lipp, Bernier s’inquiète du retard de Ben Barka. Il téléphone, entre autres, à sa secrétaire et à Genève… Franju, furieux de ce nouveau rendez-vous manqué, quitte la brasserie. Bernier et Figon y restent pour déjeuner.
El Azemouri a fait prévenir sa femme de le rejoindre chez une amie. Et, à sa demande, son épouse informe le représentant des étudiants, Sinaceur, de ce qui vient de se passer. Ne sachant pas très bien que faire, El Azemouri se réfugie pour le week-end chez un ami, M. Nelken. Dans l’après-midi, Figon se serait rendu chez Boucheseiche (en vue de toucher l’argent qui lui avait été promis ?). Vers 15 h, Lopez y repasse à son tour95. Il s’est souvenu que Chtouki lui a demandé le matin de tenir informé Rabat. Il se rend donc à Orly avec Boucheseiche, d’où ils appellent le Maroc.
Un premier appel (communication urgente avec préavis) à 17 h 19 pour joindre Oufkir au ministère de l’Intérieur, suivi d’un autre appel pour joindre Dlimi à la DGSN. En l’absence de ces interlocuteurs, des messages sont laissés, l’un au capitaine Benslimane, directeur du cabinet d’Oufkir ; l’autre au Cre. principal Abdelhaq Achaachi, directeur du cabinet de Dlimi96. Deux employés des postes ont saisi des bribes de conversation, notamment avec le correspondant du ministère de l’Intérieur, et témoignent : «C’est très pressé ! Il doit venir de toute urgence, au besoin par avion militaire !» Ils ont aussi remarqué qu’entre les deux conversations, le compagnon de Lopez était surexcité. Quelque imprévu était-il survenu ? Ben Barka était-il déjà mal en point ? En début de soirée, Tahri et Abdelkader Ben Barka, qui ont vainement attendu Mehdi, se rendent au théâtre. A son retour vers minuit, Tahri trouve un message de Sinaceur. Il rejoint celui-ci près de la gare Montparnasse qui l’informe des événements. Lui-même informe à son tour le frère de Ben Barka. En même temps, Tahri donne le conseil à El Azemouri de rester cacher… Souchon, persuadé n’avoir fait que rendre service à Lopez97, passe en toute tranquillité la soirée au Cercle militaire où il est décoré de la Médaille d’Officier de l’Education nationale ! Vers 20 h Figon est de retour à Paris. Il boit beaucoup dans un bistrot et raconte l’Affaire à deux journalistes. L’un est un indicateur des RG, Jean Marvier semble-t-il. Caille informé le lendemain refusera toujours de donner son nom.
Lopez, sur un appel de Rabat, téléphone à 20 h 50, cinq minutes, à Oufkir alors à Meknès. Il lui indique «que le RDV est en cours et que le contact a été pris»98. Le général lui indique qu’il part voir le « patron » à Fès. Il rappelle Lopez à 22 h 30, après avoir rencontré le roi, et lui annonce son arrivée par l’avion de nuit.