Attaque chimique en Syrie : Trois soignants disent avoir été forcés à livrer un faux témoignage


Libé
Mercredi 25 Décembre 2024

Plus de six ans après une attaque au chlore meurtrière sur la ville syrienne de Douma, deux médecins et un infirmier ayant soigné des victimes ont raconté à l'AFP les pressions subies pour livrer un faux témoignage et nier tout recours aux armes chimiques.
Le 7 avril 2018, Douma, dernier bastion rebelle de la Ghouta orientale aux portes de Damas, subit d'intenses bombardements des forces progouvernementales.

Un bâtiment près d'un hôpital de campagne est touché. Très rapidement, militants et secouristes dénoncent une attaque au chlore qui fait 43 morts --récit nié par le pouvoir de Bachar al-Assad et son allié russe.

Parmi les images circulant sur les réseaux sociaux, une vidéo tournée dans l'hôpital de campagne montre les équipes médicales soignant les blessés, certains allongés à même le sol, en train de se faire asperger d'eau.
Les services de sécurité de Damas vont convoquer tout le personnel qui apparaît dans cette vidéo, dont deux médecins et un infirmier qui ont accordé des entretiens exclusifs à l'AFP ce week-end.

Ces témoignages, inédits, n'auraient pas été possibles il y a encore un mois, avant la chute de Bachar al-Assad le 8 décembre.
Les trois hommes ont confirmé avoir été parmi 11 soignants convoqués au siège de la Sûreté nationale après l'attaque.
Par la suite, "pressions" et intimidations du pouvoir les contraindront à fournir de faux témoignages aux enquêteurs internationaux de l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques (OIAC).

Le chirurgien orthopédique Mohammad Al-Hanach se sentait obligé d'aller à la convocation. "Ils m'ont dit qu'ils savaient où trouver ma famille" à Damas, a-t-il expliqué à l'AFP.
Prudent, il tente d'abord de fournir des "réponses vagues" à l'officier qui mène son interrogatoire.
"Il m'a demandé par exemple ce qui s'était passé ce jour-là, où j'étais, ce que j'avais vu", se souvient le chirurgien.
Le médecin urgentiste Hassan Ouyoun a également dû répondre à des questions similaires.
"Quand je suis arrivé devant l'enquêteur, un pistolet était posé sur la table, pointé vers moi", raconte-t-il à l'AFP.

Il dit avoir "immédiatement compris ce qui était attendu de lui". "Tous ceux qui étaient à l'hôpital ont subi de fortes pressions, parfois même des menaces à peine voilées", ajoute-t-il.
Lui aussi reconnaît avoir "nié" l'attaque chimique et tenté de ne pas être trop précis dans ses réponses.

Il se remémore encore son interrogatoire: "+Où ont été transportés les morts?+ Je ne sais pas +Comment expliquer les cas de suffocations?+ Par la poussière et la fumée provoquées" par les bombardements et les "opérations militaires", dit-il.

Mouwafaq Nisrine, infirmier à l'époque, a également été interrogé, après avoir été vu dans une vidéo où il tapotait sur le dos d'une fillette aspergée d'eau et déshabillée, qui crachait des muqueuses après avoir inhalé un gaz toxique.
"Ils nous ont dit qu'il n'y avait pas eu d'attaque chimique (...) qu'ils voulaient mettre fin à ces affirmations", se souvient-il.
"J'étais sous pression car ma famille habite à Douma, comme la plupart des familles du personnel médical", dit-il.

Dans un rapport, l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques (OIAC) avait accusé en janvier 2023 Damas d'avoir mené l'attaque au chlore qui a fait 43 morts.
Selon ses enquêteurs, "il existe des motifs raisonnables de croire" qu'au moins un hélicoptère de l'armée de l'air syrienne a largué deux barils de gaz toxique sur Douma.

Après leur interrogatoire à Damas, les deux médecins et l'infirmier doivent répéter leurs réponses devant une caméra pour les transmettre à l'OIAC, racontent-ils.
"Nous n'étions pas en position de ne pas coopérer", justifie M. Hanach.

A leur grande surprise, la vidéo, dans laquelle leurs propos sont parfois coupés au montage, est diffusée par la télévision étatique syrienne, se souvient-il.
"Certaines expressions ont été supprimées ou sorties de leur contexte", pour servir la narration du pouvoir, ajoute le médecin.

Pour l'urgentiste Hassan Ouyoun, du jour au lendemain, lui et ses collègues sont devenus de "faux témoins". Alors que "nous étions des médecins de la révolution dans un hôpital de campagne au service de la population", plaide-t-il.

Le 14 avril, en représailles à l'attaque à Douma, les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni mènent une série de frappes sur des positions militaires du régime.
Le jour même, les trois soignants sont informés de l'arrivée des enquêteurs de l'OIAC pour les interroger. Des hommes du pouvoir les obligent à enregistrer la rencontre.
"Nous avons dû répéter le récit" du pouvoir, affirme le docteur Hanach.

Le 25 avril, MM. Hanach, Ouyoun, Nisrine et quatre autres témoins quittent la Syrie pour rejoindre La Haye, siège de l'OIAC, pour témoigner en "terrain neutre".
La Russie avait annoncé à l'époque qu'avec Damas, elle présenterait à l'OIAC des témoignages pour démentir la "prétendue" attaque chimique.
Les enquêteurs de l'OIAC ont rapporté l'utilisation probable ou avérée d'armes chimiques dans environ 20 cas en Syrie.

Concernant Douma, le docteur Hanach se dit aujourd'hui soulagé que le faux témoignage qu'il a dû fournir n'ait pas "affecté l'enquête" internationale qui a "prouvé" le recours aux armes chimiques.
Mais "la joie est incomplète car les gens obtiendront réellement justice le jour où les coupables seront punis".


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