Art, culture et morale


Par Abdeljalil Lahjomri
Samedi 14 Août 2010

Art, culture et morale
Si le monde actuel, dans cette mondialisation galopante, qui uniformise les comportements des individus dans leur vie quotidienne est un monde en crise de valeurs, c’est parce que partout les identités refusent l’aplatissement des êtres et clament que la valeur première à sauvegarder est la différence et l’altérité.  C’est une vérité de La Palisse que d’affirmer que le monde change devant nous à un rythme effréné, que ce changement déstabilise les certitudes ou les radicalise.  Mais la question essentielle est de chercher à savoir comme le fait Michel MAFFESOLI dans son étude «le Réenchantement du monde», s’il existe encore une morale universelle applicable à tous ou bien simplement de multiples éthiques propres à des groupes donnés?».
Si cette morale universelle persiste et dure c’est que les principes qui fondent sa modernité continuent à représenter pour beaucoup des idéaux à atteindre, à consolider, à affirmer.
La liberté, la raison, le progrès, les droits de l’homme, la démocratie, la tolérance, le respect de l’autre dans ce qu’il a d’inaliénable et d’unique sont bien le socle de cette morale qui se voudrait universelle.
Et pourtant que de condamnations au nom de morales identitaires et fragmentaires dans ce monde calciné par les fanatismes idéologiques et les clôtures de l’esprit et des sens.
Là, on condamne un livre, là on détruit des statues millénaires, ailleurs on traine en justice un cinéaste, on vitupère un film, on traite de dégénéré un chanteur qui vient de mourir, il ne reste que de réinventer les autodafés pour que cette condamnation des œuvres artistiques ramènent l’humanité à des temps obscurs pas si lointains.
Et pourtant l’art poussé à l’extrême dans la liberté de ses manifestations n’hésite pas devant une opinion médusée à transgresser tous les tabous, toutes les limites de la morale.
On voit des foules danser au son de musiques assourdissantes, on tresse des lauriers à des œuvres littéraires illisibles et confuses.  On apprend que des plasticiens «flirtent avec l’anatomie, les pathologies».
On s’étonne devant le compositeur Karlhenz STOCKHAUSEN décrivant la tragédie du 11 Septembre comme un moment artistique.
Et   on donne raison aux organisateurs de l’édition de l’an 2000 de la Biennale de VENISE d’avoir choisi comme slogan «Moins d’esthétique, plus d’éthique».
L’interrogation que je propose à notre réflexion serait formulée comme suit :
«Si nous faisons notre cette affirmation de la biennale de Venise : moins d’esthétique, plus d’éthique» nous nous demanderons comme le fait Macé SCARRON dans le magazine littéraire de Juin 2009», de quels types d’enseignements et de connaissances morales l’art serait-il porteur?
Et en retrouvant son rôle de transcendance éthique la culture pourrait enfin s’affirmer moraliste et lutter contre la barbarie, contre les extrêmes, contre les idéologies réductrices et intolérantes.
«L’artiste, affirmait Roland BARTHES n’a pas de morale, mais il est moraliste».  
Encore faut-il que l’on s’entende sur le sens du mot «culture» pour pouvoir s’accorder sur sa visée, sur sa portée.  
Je ne me hasarderai pas dans l’énumération fastidieuse de la signification des mots culture et art.
J’avancerai pour notre débat une définition qui me semble contenir toutes les autres :
«la culture est «cet art de la relation» qui porte des valeurs puissantes comme les valeurs de liberté, et de beauté qui font que l’homme résiste et s’oppose à la déshumanisation générale qui le guette et aux menaces du monde du politique, du monde du gain, de l’économique, du quantitatif, de l’univers du chiffre (toutes des expressions empruntées à Jean Louis SAGOT DUVAUROUX), qui termine son analyse en affirmant que la culture peut être une culture de la résistance à la déshumanisation parce qu’avec l’art elle appartient au monde du symbole.
La question en fin de compte dit ce penseur est : «qui ira plus vite ; des réducteurs de têtes, ou des chercheurs d’humains»?
Qui l’emportera, le monde politique et marchand qui chosifie l’homme ou l’univers du symbole qui l’élève et le fait grand et noble ?  L’uniformisation rampante  qui l’aplatit ou la liberté de penser ou de créer qui lui offre le dépassement dans la singularité que la postérité retiendra comme témoignage de son passage dans cette vie et sur cette terre?
Un penseur affirmait que l’art et la culture étaient les outils de la civilisation.  Il me semble qu’ils en sont la marque et qu’ils perpétuent les signes distinctifs de toute civilisation en faisant qu’elle dépasse son historicité et qu’elle découvre comme le dit le poète que toutes étaient «mortelles».  Ces traces, ces signes, ces symboles que des générations successives contemplent et admirent leur confèrent un peu d’éternité.
C’est Napoléon s’écriant en Egypte : «Du haut de ces pyramides vingt siècles vous observent».
Quelle place auraient la morale et l’éthique dans cette symbolique de la survie ?
Un autre penseur, beaucoup de penseurs croyaient fermement que l’art et la culture parvenaient à rendre l’homme meilleur.
Y-a-t-il  un art meilleur qu’un autre ou un art pire qu’un autre ?
La lecture de l’Iliade et de l’Odyssée, celle de Mille et Une nuits, de Kalila Wa Dimna, des «fables de la Fontaine» des œuvres de Soljenitsyne, ou de Garcia Marquez rendent-elles l’homme meilleur qu’il ne l’est ou qu’il ne l’a été avant la découverte et la connaissance de ces chefs d’œuvre de l’art et de la culture universelles?
Picasso dans Guernica dénonçant les horreurs du franquisme a-t-il fait reculer les horreurs de la guerre ?
Que de Guernica y a-t-il eu après Guernica ?
Les uns affirment que l’on ne peut concevoir la littérature ; par exemple, sans éthique.  D’autres disent que la littérature n’a de but que la littérature, que l’art n’a de visée que l’art et qu’il n’est utile en fin de compte que parce qu’il est inutile.
Et que c’est dabs cette inutilité que réside le secret de sa durée.
Il n’y aurait aucun message à transmettre au spectateur ou au lecteur, aucun enseignement moral, aucune leçon éthique, mais simplement l’expression d’une émotion devant une beauté révélée ou imaginée, la mélodie d’une phase musicale qui vous habitera longtemps, le trouble inconnu qui vous envahira devant une peinture, une sculpture, ou un poème, ou un chant qui vous surprendront pendant longtemps.
Un homme politique affirmait avec conviction :
«Je ne crois pas que l’art, ni même la culture au sens large soit une garantie que la barbarie soit vaincue» Et il ajoute avec encore plus de conviction que «la culture est tout ce que nous avons pour tenter de donner aux forces de l’esprit les moyens de dominer les pulsions et de canaliser la violence qui est en l’homme» (fin de citation).
En fin de compte dominer la nature par la culture.
Il termine, ainsi son discours électoral toute en condamnant le concept de hiérarchie  des valeurs qu’il utilisera : «C’est en apprenant à reconnaître les chefs d’œuvre que nous apprendrons à nos enfants que tout ne se vaut pas  et qu’il y a même une hiérarchie des valeurs».
Nous retiendrons pour notre débat que l’art élève l’homme au dessus de sa condition.
Quelle que soit l’affirmation des valeurs de liberté, de tolérance, de respect des différences, le refus de la hiérarchie des valeurs, il existe et                                         existera toujours selon l’image d’un critique « des policiers des mœurs artistiques ».  On agresse Najib MAHFOUD, on condamne « les versets sataniques », mauvais roman confus et illisible qui ne serait pas passé à la postérité si on ne l’avait pas condamné.
Chaque fois que la censure, s’en mêlait, l’œuvre acquérait une dimension artistique qu’elle n’aurait jamais acquise si on avait laissé le bon sens ou le bon gout s’en mêler.
Moi-même je me suis révolté contre les œuvres insipides et plates de Houellebecq, qu’en France on avait considéré il n’y a pas si longtemps et que l’on considère toujours comme le plus génial littérateur de sa génération.  J’avais trouvé immoral par exemple qu’il puisse écrire dans son ouvrage intitulé PLATEFORME.
« L’islam avait brisé ma vie et l’islam est certainement quelque chose que je pouvais haïr.  Les jours suivants, je m’appliquai à éprouver de la haine pour les musulmans ?   J’y réussissais assez bien, et je recommençai à suivre les informations internationales, chaque fois que j’apprenais qu’un terroriste palestinien, ou un enfant palestinien, ou une femme enceinte palestinienne avait été abattu par balles dans la bande de Gaza, j’éprouvais un tressaillement d’enthousiasme à la pensée qu’il y avait un musulman de moins.  Oui, on pouvait vivre de cette manière ».
Je me suis demandé à la lecture de cette si scandaleuse profession de foi s’il ne fallait pas susciter une condamnation unanime de cet ouvrage non parce qu’il y a de telles  confusions en ce qui concerne une religion à laquelle adhère plus d’un milliard d’êtres humains, mais aussi des confusions qui concernent la cause palestinienne, ou tout simplement un déni d’humanité inadmissible qui appelle au meurtre d’un enfant ou à celui d’une femme enceinte, mais parce que cela est écrit dans un texte sans dimension artistique, au nom de la liberté de créer par un romancier considéré dans son pays comme un écrivain de talent, un penseur percutant.
Les phrases de cet auteur sont condamnables sur le plan de l’éthique, sur le plan des valeurs universelles de respect de la dignité humaine.  Le sont-ils sur le plan esthétique ?  C’est dans ce contexte que le débat serait riche et enrichissant.  Il me semble paradoxal de condamner une œuvre sur le plan esthétique tant les critères et les valeurs différent dans le monde de l’art.
Beauté au-delà des Pyrénées, laideur en deçà.
Il n’y a que du relatif dans l’art et la culture, l’éthique nous convie par contre à l’universel.
Si Houelebecq est condamnable moralement, s’il est inintéressant esthétiquement que dire par exemple d’un écrivain prestigieux comme Chateaubriand.  Si ses critiques dans le Génie du Christianisme, sur l’Islam sont inacceptables moralement aujourd’hui comme de son temps, il nous est difficile de ne pas considérer cet écrivain esthétiquement comme un grand styliste et que la phrase atteint chez lui des degrés de beauté incomparables.
On peut donc condamner la pensée et admirer la beauté du style.  On pourrait donc affirmer encore une fois comme le fait Macé Scarron qu’il n’y a pas dans l’art de bonnes et j’ajouterais de mauvaise intentions, « le style est tout ».
Si le style, la forme, la composition sont tout, l’art pourrait s’affranchir de la morale, de l’éthique et être le domaine de la liberté absolue.  Dans ce cas là, il serait l’univers ou tout serait permis.
Serait permise la liberté de dire tout et son contraire, accepter une chanson qui fait l’apologie de la drogue parce que la mélodie est  belle, dans un roman des scènes scabreuses parce que les images sont embellies par un style encore plus beau, dans un film des actes de violences parce que l’audace esthétique du cinéaste innove dans la mise en scène, ou une peinture où les couleurs masqueraient avec ingéniosité l’indigence du sujet.
Si l’art s’affranchissait ainsi de la morale, si la culture devait être l’espace dans tous les domaines de ses manifestations, le monde ou tout se vaut, nous ne pourrons pas faire l’économie de la question essentielle et qui concerne l’éducation et par conséquent l’éducation artistique.
Non celle qui dans les conservatoires, les écoles des beaux arts ou les ateliers  de formation préside à la naissance des futurs génies mais celle du public, jeunes ou moins jeunes, du spectateur au cinéma ou au théâtre, du visiteur des musées, du mélomane, du lecteurs tels qu’en eux-mêmes les technologies nouvelles, les changent et malgré tout les conditionnent.
C’est là, dans le domaine de l’éducation, où la relation de la culture et de l’art avec la morale et l’esthétique est la plus ambiguë, la plus  paradoxale, qui réside le défi de ce « temps des valeurs » que nous interrogeons ensemble aujourd’hui.
Mais encore plus ambiguë et plus paradoxale parce que les nouvelles technologies de l’image et du son que nous évoquions tout à l’heure sont venues brouiller la circulation des informations culturelles ; qui sont dans un champ de plus en plus vaste, difficilement maitrisable, saisies en temps réel sans médiateurs et sans médiation.
D’où un malaise ambiant non de la culture mais que provoquerait l’accès ou les accès à toute forme de culture et d’art.  En somme comment  éduquer et former le public à voir, à lire, à écouter et à apprécier et à apprécier dans un monde perturbé une œuvre d’art.
Devant le foisonnement et l’agitation de la création artistique actuelle, la médiation traditionnelle de la famille ou de l’école est impuissante, à apporter des réponses rassurantes et des didactiques satisfaisantes.
La censure n’a jamais été une réponse, ne peut être une réponse dans un monde qui, enseigne que la première des valeurs à enseigner, à pratiquer, à défendre et à sauvegarder est la valeur inaliénable de la liberté.
La liberté de créer dans un univers où toutes les créations se vaudraient.
La liberté d’apprécier ou pas mais surtout le devoir de respecter.  Domaine vaste que celui de l’éducation où l’enseignement des valeurs est la pierre angulaire de toute civilisation, et qui mériterait à lui tout seul un séminaire ou une rencontre comme celle là.
On ne conclut pas une présentation qui ne se voulait qu’une introduction à un débat.
Mais si je devais conclure, je dirai concernant la relation entre l’art, la culture et l’éthique que le propre de l’art n’est pas d’éduquer mais simplement d’interroger, de questionner la création par la création.
Et comme Armand GATTI, je dirai : «ce qui fait l’homme plus petit que l’homme ne m’intéresse pas.  Je m’intéresse à ce qui fait l’homme plus grand que l’homme».
Et l’art fait l’homme plus grand que l’homme.
C’est la morale de l’art et cette éthique ne s’enseigne pas.


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