​Ahmed Assid : Il faut aller vers un Etat de droit où les lois s’imposent à tous


Propos recueillis par Mustapha Elouizi
Lundi 16 Mars 2015

​Ahmed Assid : Il faut aller vers un Etat de droit où les lois s’imposent à tous
Franc. Voilà l’adjectif qui peut 
bien qualifier Ahmed Assid. 
Il assure sa mission d’intellectuel 
et de chercheur en sciences humaines. 
Il ne renonce pas aux obstacles 
et affronte les défis avec courage 
et franchise. Pour lui, le gouvernement actuel a accusé une nette régression 
en matière d’amazighité, de droits
 de la femme, de l’éducation, 
de la démocratie et des libertés.


Libé: Dans quel contexte agit l’intellectuel aujourd’hui? 

Ahmed Assid : L’intellectuel vit dans un contexte pour le moins difficile. La raison de cette difficulté revient à sa mission critique envers les différents dysfonctionnements sociétaux. Il semble que ce rôle n’est pas approuvé ni souhaité par tous les partenaires de la société. L’on préfère par contre la consécration d’une vision stable et constante qui entend simplement pérenniser une certaine réalité. Lorsque l’intellectuel évoque les dysfonctionnements et les déviations, l’on rejette son opinion et par conséquent son rôle critique. Les réactions vont de la simple intimidation aux menaces proférées et même aux appels à la violence physique et symbolique comme l’excommunication. Tout cela pour lui imposer la loi du silence. 

La violence semble prendre le dessus à une grande échelle dans notre société. Quelle en est la cause à votre avis ? 

Le contexte international favorise le recours à la violence comme moyen de résoudre les problèmes qui prévalent à tous les niveaux. Les autorités semblent, dans ce cadre, s’imprégner de ces pratiques violentes symboliques et parfois physiques pour passer au-dessus des lois. On à l’intention de reculer et de remonter le temps … Tous ces aspects encouragent l’impunité totale et l’anarchie dans les différentes relations inter-sociales. 

Pouvez-vous nous donner un exemple ? 

Quand les autorités entrent par force au siège d’une association nationale de défense des droits humains pour appréhender des journalistes sans prendre aucun élément en considération, cela ne peut que rentrer dans le cadre d’une régression totale. Les autorités ne s’intéressent plus aux protestations, ni au recours des personnes ou institutions lésées à la justice. On dirait que les autorités règlent leurs comptes avec le legs de 2011 et plus particulièrement celui du 20 février. 

Peut-on dire donc que l’intellectuel s’est- retiré du champ de bataille ? 

Ce n’est pas une déduction automatique, car il y a eu toujours des intellectuels qui continuent leur mission, celle de lire le réel à l’aune d’un sens critique aigu en dépit de toutes les contraintes et de toutes les convoitises et le profil bas de certains acteurs politiques et autres.   

Quel rôle doit jouer l’intellectuel en ces temps-ci ? 

Grâce à une neutralité positive, il a le devoir d’exprimer librement et sans équivoque son opinion et doit également définir les concepts, en leur donnant leur vraie signification. Je dis ceci parce que des concepts comme démocratie, citoyenneté, égalité se vident de leurs contenus une fois utilisés par certains milieux. Il est clair qu’avec l’avènement des conservateurs au gouvernement, beaucoup de notions ont changé de sens et de teneur. Malheureusement, plusieurs intellectuels se sont transformés actuellement  en de simples experts payés pour exécuter certains programmes… et là, nous pouvons dire adieu à la mission critique. 

Quel sens revêt la notion d’engagement aujourd’hui ?

L’engagement est aujourd’hui une tendance humaniste claire. Une impartialité en faveur de l’être humain qui devrait être une priorité et au cœur de toutes les pensées et les réflexions ainsi que des programmes. Tous les pays où l’on a des conflits actuellement ne donnent pas de priorité ni de valeur à l’être humain… Vous voyez que la notion d’engagement n’a plus le même sens qu’auparavant. L’intellectuel engagé l’est aujourd’hui en raison de son alignement en faveur de l’être humain et ses droits ainsi qu’en faveur des valeurs suprêmes régissant le travail des institutions. 

A-t-on un débat public au Maroc ? 

Si. Il existe un débat public dans notre pays, qui est même plus avancé par rapport aux Etats voisins. Ce débat investit plusieurs champs, dont les médias, les activités associatives diverses,  l’Internet et même au sein des familles… mais, il n’attire que peu de gens. La majorité semble démissionnaire de la chose publique, notamment du débat du devenir et de l’avenir de tout un pays. La preuve en est le faible taux des électeurs … ce qui met à mal toute l’opération politique qui perd ainsi sa légitimité. La question que les Marocains doivent se poser est la suivante : pourquoi cette majorité reste-t-elle à l’écart des préoccupations des partis et des autorités? Je pense que vouloir l’analphabétisme y est pour quelque chose …
Dans ce sens, je vous donne l’exemple de Mohamed Lahbib Choubani, ministre des Relations avec le Parlement et la Société civile qui souhaite ouvertement asphyxier la société civile démocratique et laïque, il a commencé son mandat en harcelant les associations par des interrogations sur le financement. On a ainsi ressassé un faux message dans les médias « alliés » à l’endroit de la majorité des gens, laissant croire que les associations des droits humains reçoivent des financements extérieurs afin de servir un agenda étranger! De la pure propagande. 

Que dites-vous à ce propos ? 

La loi marocaine autorise les associations marocaines à recevoir des fonds externes de la part de bailleurs de fonds connus et reconnus. D’ailleurs, même l’Etat en tire profit ainsi que le parti majoritaire au sein du gouvernement. Il suffit donc de respecter les lois relatives aux normes de transparence par ces associations pour qu’elles soient en règle. Si l’une d’entre elles semble transgresser les lois, l’on peut recourir à l’autorité judiciaire du pays pour tirer au clair toutes les affaires, à la faveur d’alibis et d’arguments bien fondés. Sinon, cela relève de la calomnie et de la pure diabolisation. Nous devons admettre qu’actuellement la question d’encadrement reste difficile. 

Vous avez présidé le comité du Prix Maroc du livre catégorie «poésie». Pourquoi ce Prix a-t-il été retiré ? 

C’est vrai, nous avons décidé de retirer ce Prix en raison de certaines pratiques indignes d’intellectuels et d’académiciens. Certes, il y avait des recueils de poésie qui méritaient de remporter le Prix poésie et nous avons même établi, au sein du jury, des critères poétiques pour nous faciliter le choix. Mais, il est arrivé que nos délibérations internes aient été divulguées à l’extérieur. Du coup, certaines parties commencèrent à s’immiscer dans nos travaux, dans l’objectif qu’un poète en personne reçoit le Prix … Ledit poète avait retiré son recueil de la compétition et nous avons donc décidé de retirer ce Prix, en guise de protestation contre ces pratiques malsaines contraires aux normes et aux valeurs. 

L’interprétation démocratique de la Constitution mène directement à la modernité. Vit-on l’ère de la modernité ? 

Nous vivons la modernité depuis environ un siècle. Nous la vivons essentiellement depuis que Lyautey  a mis en place des institutions et un droit positif et les bases d’un système éducatif ainsi que les principes d’égalité entre les deux sexes, tout en introduisant une culture costumière différente de la nôtre. 
Mais Lyautey nous a laissé un Etat avec deux visages : l’un moderne et l’autre archaïque, appelé Makhzen. Dans un Etat moderne, la loi est applicable à tous sans discrimination et les fonctionnaires de l’Etat agissent dans les normes régies par la loi et non par des instructions personnelles. Dans l’un de ses discours, S.M le Roi Mohammed VI avait dit qu’on ne pouvait pas interpréter anti-démocratiquement la Constitution, il est donc nécessaire de mettre fin à l’esprit traditionnel et conservateur. 

Quels sont les prérequis de l’ère de le «modernité»?

Il faut aller vers un Etat de droit, l’Etat des citoyens où les lois sont suprêmes et au-dessus de tous et de toutes. Un Etat où l’on agit conformément au principe de l’usage rationnel et où les libertés sont respectées ainsi que la séparation des pouvoirs consacrée. Le gouvernement ne met pas encore les termes de l’article 19 en application. Bien au contraire, l’on assiste à une grande régression du discours politique concernant la question féminine de la part du chef du gouvernement lui-même ! 

Est-il vrai que notre société n’est pas encore mûre pour vivre au rythme d’un exercice aussi pénible que celui de la modernité ?

C’est absolument faux. Pire, ces propos sont inadmissibles, dans la mesure où la nature d’une société n’est point innée, mais façonnée par divers facteurs. Ceux qui prétendent cela, sont eux exactement les responsables d’une pareille situation à cause des politiques publiques. Feu Hassan II avait à l’époque tenté de prôner une société conservatrice. Il a dans ce sens incité les Marocains à envoyer leurs enfants aux écoles coraniques, bien qu’un rapport rédigé à sa demande par Mohamed Chafik ait souligné que cette institution traditionnelle imposait davantage de soumission et détruisait la personnalité ainsi que les qualités critiques de la personne. 
Pourquoi donc les gens des années soixante et soixante-dix du siècle précédent étaient-ils plutôt progressistes en général et plus impliqués, plus sensibilisés et plus mobilisés? Toute société est l’œuvre de ses politiques publiques, l’œuvre de ses élites, de son système éducatif… La volonté d’avoir une société, moderne, progressiste et éprise d’une réelle démocratie n’existe pas, et même certaines élites n’y trouvent pas leur intérêt. 

L’époque de Habib El Malki reste la meilleure de toutes. Quel bilan faites-vous de la question amazighe sous le gouvernement actuel? 

Une nette régression bien évidemment. Bien que l’officialisation garantisse la protection, le budget, la réhabilitation, la standardisation …ce fut le contraire. L’on avait assisté à un processus d’humiliation et aux gesticulations de responsables nonchalants. Imaginez un ministre comme Rachid Benmokhtar qui laisse dire que «l’amazigh n’est pas clair». Je me demande comment il peut établir un plan étalé jusqu’à 2030 sans que l’amazigh, langue officielle et constitutionnelle, ne lui semble pas clair! Pourtant, personne ne comptabilise  ses erreurs stratégiques.  

A ce niveau, comment évaluez-vous la question amazighe au niveau de l’enseignement ? 

Je vous réponds par un exemple; cette année, nous avons formé uniquement 380 enseignants spécialisés et autorisés, mais nous avons été étonnés de les voir enseigner généralement la langue arabe ! Il faut dire que la situation avant 2011 était meilleure que les conditions actuelles. Je dois dire que l’époque de Habib El Malki en tant que ministre de l’Education nationale représente la meilleure période pour l’amazighité, puisqu’il supervisait personnellement les réunions et les démarches pratiques. Quant au niveau des médias, je peux simplement dire qu’on vit actuellement une régression par rapport au passé. Il doit bien y avoir une pensée qui entende remettre les pendules à zéro concernant l’amazighité. 

Que faut-il donc faire ? 

C’est simple. Après trois ans de retard, il est temps de donner jour à la loi organique relative à la langue amazighe qui doit réglementer les démarches pratiques du principe constitutionnel portant officialisation de cette langue. Il est certain que cette absence de loi organique est utilisée par certains comme un moyen de blocage à toute initiative dans ce sens. 

Le fait de circonscrire toutes les questions au sein de l’IRCAM n’a-t-il pas eu des retombées négatives sur la situation de l’amazighité ? 

Absolument faux. Les statuts de l’IRCAM stipulent qu’il s’agit d’une institution consultative, mais n’a pas de droit de tutelle sur les autres secteur étatiques. Nous sommes une source d’expertise, d’idées, de propositions et de réflexions. Aujourd’hui, il y a eu un changement au niveau des statuts. Il y a eu dissolution du Conseil administratif, la tâche de l’amazighité étant devenue plus grande que l’IRCAM. 

Qu’en est-il des actions de la société civile ? 

Les efforts de la société civile amazighe sont dispersés au niveau du terrain. L’on compte environ 820 associations amazighes, mais il n’existe pas de plan d’action commun, bien qu’en cas de menaces ou de dangers, les différents acteurs s’unissent. Une démarche qui reste ainsi insuffisante pour mieux plaider la cause amazighe. Il manque une nouvelle stratégie d’action  qui vise l’encadrement des populations. Auparavant, les élites associatives voulaient convaincre l’Etat de leur thèse en faveur de l’amazighité. Maintenant que la langue amazighe est consacrée sur le plan constitutionnel, il est nécessaire de passer à la protection juridique. Une démarche qui devrait plutôt se pencher sur la culture et la diffusion des valeurs afin de contrecarrer le discours de la haine.  


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