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Le privilège de l’écrivain est de nous entraîner là où il veut et où nous ne serions pas allés sans lui. Et comme le lecteur disposant d’outils de recherche, il va d’aventure en aventure pour pouvoir solliciter les plis et replis du texte afin d’en dégager un sens et en déguster sa part du plaisir qu’il lui offre.
Nos écrivains sont là pour nous ouvrir, à nous lecteurs, quelques pistes de lecture et même des outils, un avant-goût de ces jouissances amenant la satisfaction, voire la satiété, étant leurs complices.
Libé : Comment avez-vous pu et su adopter l’écriture, cette monture indomptable et si capricieuse, et l’adapter à vos exigences ?
Charif Majdalani : Par le travail. Mais il faut pour cela dès l’origine une passion pour la langue, pour les mots, et surtout il faut avoir très tôt un souci permanent et presque maniaque de coller à la réalité par les mots, de faire de la langue et donc de l’écriture un lieu où le monde se pense, où ce qui est dit le soit avec justesse. Parce que quand le langage est mal utilisé, volontairement pas, c’est le monde qui s’opacifie au lieu de s’éclairer et trouver du sens. Pour parvenir à créer du sens, à restituer ou à exprimer notre être-au-monde, il faut un rapport presque charnel à la langue et à l’écriture, les travailler, les dompter comme vous dites. Mais c’est un vrai plaisir.
Quel a été votre premier texte, nouvelle, roman ou poème, que vous avez publié, que vous avez soumis au lecteur ?
Je n’ai jamais montré quoi que ce soit de ce que j’ai écrit pendant des décennies parce que je pressentais que cela n’était pas encore abouti, en tout cas à mes yeux. Lorsque j’ai commencé à écrire mon premier roman, Histoire de la Grande Maison, j’ai su que c’était là que commençait vraiment mon devenir d’écrivain. J’ai alors fait lire le texte à ma femme, puis à un ami très cher, le journaliste et historien Samir Kassir, qui a été assassiné en 2005 (juste avant la parution du roman), puis au romancier Olivier Rolin, qui m’a immédiatement proposé d’en être l’éditeur, aux éditions du Seuil.
La langue française a su se soumettre à votre volonté, à vos exigences. Quels sont alors les écrivains ayant influencé votre manière de regarder les faits et de les écrire ? En est-il de même pour vous ?
Autour de chaque écrivain qui commence à écrire un livre rôdent des œuvres ou des textes exemplaires, des modèles vers lesquels celui qui écrit peut vouloir tendre, qui constituent à ses yeux une sorte d’horizon de perfection temporaire et vont chercher à hanter son travail, à l’infléchir, à lui donner ses caractéristiques. Mais je suis convaincu que tout véritable écrivain est celui qui, à un moment ou à un autre, parvient à se libérer de ces diverses tutelles, à prendre son autonomie, à inventer ses propres formes et sa propre langue. Pour parler peut-être simplement, je dirai que l’écrivain n’atteint sa maturité qu’au moment où il réussit à se débarrasser des influences trop pesantes, de l’imitation de ses modèles, à sortir de l’orbite des œuvres qu’il a lues et qui l’ont poussé vers l’écriture. Il n’en demeure pas moins que le rapport de l’écrivain aux textes qui l’ont marqué reste fort, si fort que même lorsqu’il a trouvé sa voix, cette dernière reste chargée des murmures de toutes celles qui ont été entendues dans tant de livres lus. On pourrait même dire qu’une voix d’écrivain n’est dans sa nouveauté qu’une création faite de la substance de milliers d’autres voix ayant parlé avant elle. Mais il est toujours difficile de démêler ces généalogies complexes et leurs strates. Il est probable, mais comment le savoir vraiment, que traîne dans mes livres et dans les histoires que je raconte la mémoire de tant de choses que j’ai aimé lire et qui m’ont fait jubiler, les grandes chevauchées épiques de Guimaraes Rosa ou de T.H. Lawrence, les errances solitaires des personnages de Cormac Mac Carthy, le mélange des tons homérique et virgilien chez Claude Simon ou de Conrad, les anabases de Xénophon, d’Arrien et de Saint-John Perse.
Il y a probablement dans ce que je compose des traces de la prosodie proustienne et celle de Claude Simon. Mais il y a assurément aussi dans ce que je fais des échos des rythmes et des vers des poètes français, Baudelaire, Rimbaud, Apollinaire ou Cendrars, aussi bien que des résidus de la lyrique faulknérienne ou celle de Chateaubriand. Mais la généalogie de tout texte peut remonter plus loin, et la mémoire, consciente ou inconsciente, porter des traces plus anciennes, celles des lectures que j’appellerai « premières », et qui remontent à l’enfance et à l’adolescence, roman d’aventures (Comtesse de Ségur, Club des Cinq) ou bandes dessinées. Je suis certain par exemple que de mes lectures du journal de Tintin et des nombreuses bandes dessinées qui en émanaient, il est resté des traces dans mes livres et dans la rêverie sur le monde qui en fait la trame. L’effet de ces lectures premières irradient longtemps et atteignent inévitablement, sous une forme ou une autre, les textes que l’on écrit à l’âge adulte. Leur écho lointain peut même se faire entendre dans la prosodie, dans le rythme et la silhouette de la phrase que plus tard on manipulera.
Pour Proust, la vie écrite est plus intense que la vie vécue. Qu’en pensez-vous ?
La chance de l’écrivain est de pouvoir vivre sur deux mondes parallèles en même temps, celui dans lequel il se meut et celui qu’il recrée en écrivant. S’il est indispensable que l’écrivain soit un homme pleinement investi dans la réalité et le monde qui l’entourent dont il doit sentir les vibrations, observer les mouvements, voir et entendre les humains vivre et écouter leurs histoires, il est certain aussi que le moment où il transforme tout ce réel en matière romanesque ou poétique est un moment d’intense bonheur.
Le critique et écrivain Milan Kundera dit que le roman est le lieu de l’ambiguïté, le lieu où les choses ne sont jamais tranchées de manière définitive, le lieu de l’absence d’une morale manichéenne. Est-ce que cela pourrait s’appliquer à vos romans ?
Bien sûr. Le roman est le lieu où l’on tente de comprendre et de donner du sens au monde, à notre rapport à la société, à autrui, à la transcendance, à exprimer un point de vue précis, subjectif, qui peut faire écho à d’autres ou apparaître totalement neuf. Si on écrit et pense de manière rigide et dogmatique, en assénant des vérités, on n’est plus dans une quête de sens, ni dans le récit d’une expérience. Le sens est volatile, il échappe, il prend des formes diverses, et à chaque époque à chaque moment, dans chaque situation, le sens change, notre expérience du monde évolue et les vérités se relativisent. S’il n’y avait que quelques vérités, il n’y aurait pas les millions d’ouvrages déjà écrits ou que l’on continue à écrire. L’expérience du monde est aussi variée qu’il y a d’humains pour la vivre et la dire.
Comment avez-vous perçu la traduction de vos romans ? Cette traduction ne compromet-elle pas la portée originale de vos idées ?
Dans les traductions auxquelles j’ai pu avoir accès, que j’ai pu lire et sur lesquelles j’ai travaillé avec les traducteurs, c’est-à-dire en anglais et en arabe, je suis pleinement satisfait. D’abord parce que les traducteurs étaient excellents et parce que j’ai eu un droit de regard sur leur travail. Pour les langues que je ne maîtrise pas (allemand, italien, grec, turc), je suis comme tout écrivain traduit et qui ne sait pas ce qu’est devenu son texte. C’est inévitable.
Propos recueillis par Mouhoub Abdelkrim
Nos écrivains sont là pour nous ouvrir, à nous lecteurs, quelques pistes de lecture et même des outils, un avant-goût de ces jouissances amenant la satisfaction, voire la satiété, étant leurs complices.
Libé : Comment avez-vous pu et su adopter l’écriture, cette monture indomptable et si capricieuse, et l’adapter à vos exigences ?
Charif Majdalani : Par le travail. Mais il faut pour cela dès l’origine une passion pour la langue, pour les mots, et surtout il faut avoir très tôt un souci permanent et presque maniaque de coller à la réalité par les mots, de faire de la langue et donc de l’écriture un lieu où le monde se pense, où ce qui est dit le soit avec justesse. Parce que quand le langage est mal utilisé, volontairement pas, c’est le monde qui s’opacifie au lieu de s’éclairer et trouver du sens. Pour parvenir à créer du sens, à restituer ou à exprimer notre être-au-monde, il faut un rapport presque charnel à la langue et à l’écriture, les travailler, les dompter comme vous dites. Mais c’est un vrai plaisir.
Quel a été votre premier texte, nouvelle, roman ou poème, que vous avez publié, que vous avez soumis au lecteur ?
Je n’ai jamais montré quoi que ce soit de ce que j’ai écrit pendant des décennies parce que je pressentais que cela n’était pas encore abouti, en tout cas à mes yeux. Lorsque j’ai commencé à écrire mon premier roman, Histoire de la Grande Maison, j’ai su que c’était là que commençait vraiment mon devenir d’écrivain. J’ai alors fait lire le texte à ma femme, puis à un ami très cher, le journaliste et historien Samir Kassir, qui a été assassiné en 2005 (juste avant la parution du roman), puis au romancier Olivier Rolin, qui m’a immédiatement proposé d’en être l’éditeur, aux éditions du Seuil.
La langue française a su se soumettre à votre volonté, à vos exigences. Quels sont alors les écrivains ayant influencé votre manière de regarder les faits et de les écrire ? En est-il de même pour vous ?
Autour de chaque écrivain qui commence à écrire un livre rôdent des œuvres ou des textes exemplaires, des modèles vers lesquels celui qui écrit peut vouloir tendre, qui constituent à ses yeux une sorte d’horizon de perfection temporaire et vont chercher à hanter son travail, à l’infléchir, à lui donner ses caractéristiques. Mais je suis convaincu que tout véritable écrivain est celui qui, à un moment ou à un autre, parvient à se libérer de ces diverses tutelles, à prendre son autonomie, à inventer ses propres formes et sa propre langue. Pour parler peut-être simplement, je dirai que l’écrivain n’atteint sa maturité qu’au moment où il réussit à se débarrasser des influences trop pesantes, de l’imitation de ses modèles, à sortir de l’orbite des œuvres qu’il a lues et qui l’ont poussé vers l’écriture. Il n’en demeure pas moins que le rapport de l’écrivain aux textes qui l’ont marqué reste fort, si fort que même lorsqu’il a trouvé sa voix, cette dernière reste chargée des murmures de toutes celles qui ont été entendues dans tant de livres lus. On pourrait même dire qu’une voix d’écrivain n’est dans sa nouveauté qu’une création faite de la substance de milliers d’autres voix ayant parlé avant elle. Mais il est toujours difficile de démêler ces généalogies complexes et leurs strates. Il est probable, mais comment le savoir vraiment, que traîne dans mes livres et dans les histoires que je raconte la mémoire de tant de choses que j’ai aimé lire et qui m’ont fait jubiler, les grandes chevauchées épiques de Guimaraes Rosa ou de T.H. Lawrence, les errances solitaires des personnages de Cormac Mac Carthy, le mélange des tons homérique et virgilien chez Claude Simon ou de Conrad, les anabases de Xénophon, d’Arrien et de Saint-John Perse.
Il y a probablement dans ce que je compose des traces de la prosodie proustienne et celle de Claude Simon. Mais il y a assurément aussi dans ce que je fais des échos des rythmes et des vers des poètes français, Baudelaire, Rimbaud, Apollinaire ou Cendrars, aussi bien que des résidus de la lyrique faulknérienne ou celle de Chateaubriand. Mais la généalogie de tout texte peut remonter plus loin, et la mémoire, consciente ou inconsciente, porter des traces plus anciennes, celles des lectures que j’appellerai « premières », et qui remontent à l’enfance et à l’adolescence, roman d’aventures (Comtesse de Ségur, Club des Cinq) ou bandes dessinées. Je suis certain par exemple que de mes lectures du journal de Tintin et des nombreuses bandes dessinées qui en émanaient, il est resté des traces dans mes livres et dans la rêverie sur le monde qui en fait la trame. L’effet de ces lectures premières irradient longtemps et atteignent inévitablement, sous une forme ou une autre, les textes que l’on écrit à l’âge adulte. Leur écho lointain peut même se faire entendre dans la prosodie, dans le rythme et la silhouette de la phrase que plus tard on manipulera.
Pour Proust, la vie écrite est plus intense que la vie vécue. Qu’en pensez-vous ?
La chance de l’écrivain est de pouvoir vivre sur deux mondes parallèles en même temps, celui dans lequel il se meut et celui qu’il recrée en écrivant. S’il est indispensable que l’écrivain soit un homme pleinement investi dans la réalité et le monde qui l’entourent dont il doit sentir les vibrations, observer les mouvements, voir et entendre les humains vivre et écouter leurs histoires, il est certain aussi que le moment où il transforme tout ce réel en matière romanesque ou poétique est un moment d’intense bonheur.
Le critique et écrivain Milan Kundera dit que le roman est le lieu de l’ambiguïté, le lieu où les choses ne sont jamais tranchées de manière définitive, le lieu de l’absence d’une morale manichéenne. Est-ce que cela pourrait s’appliquer à vos romans ?
Bien sûr. Le roman est le lieu où l’on tente de comprendre et de donner du sens au monde, à notre rapport à la société, à autrui, à la transcendance, à exprimer un point de vue précis, subjectif, qui peut faire écho à d’autres ou apparaître totalement neuf. Si on écrit et pense de manière rigide et dogmatique, en assénant des vérités, on n’est plus dans une quête de sens, ni dans le récit d’une expérience. Le sens est volatile, il échappe, il prend des formes diverses, et à chaque époque à chaque moment, dans chaque situation, le sens change, notre expérience du monde évolue et les vérités se relativisent. S’il n’y avait que quelques vérités, il n’y aurait pas les millions d’ouvrages déjà écrits ou que l’on continue à écrire. L’expérience du monde est aussi variée qu’il y a d’humains pour la vivre et la dire.
Comment avez-vous perçu la traduction de vos romans ? Cette traduction ne compromet-elle pas la portée originale de vos idées ?
Dans les traductions auxquelles j’ai pu avoir accès, que j’ai pu lire et sur lesquelles j’ai travaillé avec les traducteurs, c’est-à-dire en anglais et en arabe, je suis pleinement satisfait. D’abord parce que les traducteurs étaient excellents et parce que j’ai eu un droit de regard sur leur travail. Pour les langues que je ne maîtrise pas (allemand, italien, grec, turc), je suis comme tout écrivain traduit et qui ne sait pas ce qu’est devenu son texte. C’est inévitable.
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Biographie
Charif Majdalani est un écrivain libanais de langue française.
Né à Beyrouth en 1960, il quitte son pays en 1980 à destination de la France pour suivre des études de lettres modernes à l'Université d'Aix-en-Provence. Il revient au Liban en 1993 après avoir soutenu sa thèse sur Antonin Artaud.
Dans un premier temps, il occupe un poste d'enseignant à l'Université de Balamand puis à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth où il est professeur de lettres.
À partir de 1995, il participe à la revue d'opposition L'Orient-Express, en charge de la rubrique littéraire. Cette collaboration s'achèvera en 1998, année de la cessation de publication de ce journal.
En 1999, Charif Majdalani revient à l'enseignement dans l'Université Saint-Joseph de Beyrouth où il est en charge du département de lettres françaises. Ce poste lui permet d'accueillir des romanciers français et libanais. Lors du sommet de la francophonie en 2002, il publie un livre Le petit traité des mélanges. Parallèlement à l'enseignement, on peut lire sous sa plume une chronique mensuelle publiée dans le journal La Montagne.
"Villa des femmes" obtient le Prix Transfuge du meilleur roman arabe et Prix Jean-Giono 2015.
"Beyrouth 2020 : Journal d'un effondrement" reçoit le Prix Femina - Prix spécial du jury.
Né à Beyrouth en 1960, il quitte son pays en 1980 à destination de la France pour suivre des études de lettres modernes à l'Université d'Aix-en-Provence. Il revient au Liban en 1993 après avoir soutenu sa thèse sur Antonin Artaud.
Dans un premier temps, il occupe un poste d'enseignant à l'Université de Balamand puis à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth où il est professeur de lettres.
À partir de 1995, il participe à la revue d'opposition L'Orient-Express, en charge de la rubrique littéraire. Cette collaboration s'achèvera en 1998, année de la cessation de publication de ce journal.
En 1999, Charif Majdalani revient à l'enseignement dans l'Université Saint-Joseph de Beyrouth où il est en charge du département de lettres françaises. Ce poste lui permet d'accueillir des romanciers français et libanais. Lors du sommet de la francophonie en 2002, il publie un livre Le petit traité des mélanges. Parallèlement à l'enseignement, on peut lire sous sa plume une chronique mensuelle publiée dans le journal La Montagne.
"Villa des femmes" obtient le Prix Transfuge du meilleur roman arabe et Prix Jean-Giono 2015.
"Beyrouth 2020 : Journal d'un effondrement" reçoit le Prix Femina - Prix spécial du jury.