Théâtre et cinéma : Questions d’adaptation filmique du spectacle théâtral


Mohamed GALLAOUI
Mardi 22 Avril 2025

Théâtre et cinéma : Questions d’adaptation filmique du spectacle théâtral
Avec l’émergence des premiers films de fiction au début du XXème siècle, la relation du théâtre et du cinéma n’a pas été toujours de bon aloi ; elle était plutôt conflictuelle. Dès sa naissance, ce dernier a été perçu par les dramaturges, en tant que spectacle populaire, comme rabais du théâtre, c’est-à-dire comme un art mineur tout juste bon à distraire les masses !
Ce malentendu allait cependant vite se dissiper avec la production d’une littérature abondante qui a permis de restituer à chacun de ces deux arts ses lettres de noblesse.

De fait, la naissance et l’évolution de ces deux modes d’expression artistique sont aux antipodes l’un de l’autre : le premier, le théâtre, plonge ses racines dans le temps et interpelle l’expression par le corps et la voix; le deuxième, le cinéma est un pur produit de la modernité dont l’essence passe à travers le visuel. Cependant grâce aux contributions théoriques de Jean Mitry et Christian Metz, la question de ce rapport est approchée différemment en s’appuyant surtout sur leur parenté et leur complémentarité. «Mais les questions théoriques posées il y a quelques décennies autour de la relation théâtre- cinéma ont évolué de manière disparate : quelques-unes sont devenues peu pertinentes notamment avec la diversité des productions contemporaines : d’autres se sont réduites à des interrogations isolées et fragmentaires qui ne cherchent plus à saisir la relation des deux modes d’expression dans sa globalité à partir d’un système de pensée»1.

Sans trop s’étaler sur les similitudes et les divergences entre ces deux formes d’expression spectaculaire, il semble plus approprié, au vu des termes de la problématique proposée, de relever les formes de l’adaptation filmique du spectacle théâtral. A ce niveau, il existe deux manières pour passer de la représentation dramatique à l’écriture cinématographique : soit c’est le dramaturge lui-même qui prend en charge individuellement la réalisation de son propre film, soit le passage du plateau à l’écran est porté par un cinéaste étranger à l’œuvre de départ. Dans les deux cas, une nouvelle lecture est effectuée pour préserver les règles propres à chaque spectacle2. Assurément, le théâtre bénéficie de la complicité totale entre acteurs et spectateurs le temps d’une pièce, d’où une interactivité entre les deux, renouvelable à chaque représentation ; sur le plan strictement technique, le changement de décor doit être facile à effectuer, dans la mesure où la scène est visible par le spectateur, ce que l’écran cinématographique ne permet guère puisque la technique prime cette relation en renforçant le détachement physique du spectateur.
Dans la pratique, l’expérience prouve qu’une adaptation littéraire ou artistique n’atteindra sa pleine performance qu’avec la maîtrise
de l’écriture scénaristique
Il faut dire que le phénomène de cohabitation des arts a toujours été une question cruciale dans leur évolution, bien que les frontières entre eux s’estompent devant la créativité artistique qui les relie. Depuis Euripide jusqu’à Artaud et Brecht, en passant par Shakespeare, Corneille, Racine et Molière … l’art dramatique a connu une longue et profonde évolution dont le cinéma fut aussi un des moteurs3. Cependant, l’impact d’universalité et d’intemporalité de l’image cinématographique face aux contraintes physiques du lieu et du temps de la scène théâtrale, fait qu’ici chaque soir, comme dit en substance un célèbre metteur en scène, est une nouvelle aventure où l’acteur et le spectateur voyagent ensemble.

Au Maroc les auteurs de théâtre dit «professionnel»4 ont opté dès l’indépendance pour l’adaptation des grands auteurs occidentaux : Shakespeare, Molière…, dans l’espoir de «marocaniser» leurs œuvres. Guidés par esprit nationaliste, ils puisaient leur source d’inspiration dans le patrimoine local. A ce niveau, toutes les formes théâtrales s’attelaient à cette tache sans considération des genres : classique, Vaudeville, comédie, drame, tragédie … A cette première vague, on rencontre les auteurs les plus marquants comme Abdessamad Al-Kanfaoui, Ahmed Tayyeb El-Alj, Benmbarek, Mohamed Afifi, Tayyeb Saddiki, Abdallah Chekroun, Abdelkader el Badaoui…On peut même affirmer que dès sa naissance, l’art dramatique marocain a revêtu un caractère politique et social et ses pionniers furent des nationalistes engagés dans la lutte contre la domination française, dont certains y payèrent de leur propre vie, comme ce fut le cas de Muhammad ak-Qorri qui périt sous la torture en 1937. 

«Avec l’arrivée d’une nouvelle génération de dramaturges, issus du théâtre amateur et des milieux universitaires, écrit en substance Hassan Lamni’i5, c’est toute la place du théâtre dans la société marocaine qui fut remise en question. De jeunes dramaturges, tels Abdelkrim Berrechid, Mohamed Taymoud, Nabyl Lahlou, Mohamed Kaghat, Mohamed Kaouti, pour ne citer que ceux-là, vont s’affranchir des formes théâtrales consacrées par leurs aînés, pour inventer un autre théâtre soucieux aussi bien de l’aspect visuel et esthétique que du message qu’il véhicule»6

Dans la pratique, l’expérience prouve qu’une adaptation littéraire ou artistique n’atteindra sa pleine performance qu’avec la maîtrise de l’écriture scénaristique. A cet égard, Youssef Fadel, de par son talent, semble être l’un des meilleurs adaptateurs filmiques du texte littéraire ou théâtral, grâce justement à sa maîtrise de l’écriture des scénarios. Déjà dans sa pièce «Le coiffeur du quartier des pauvres» adaptée par lui et réalisée par Mohamed Reggab, on détectait sa capacité à ficeler la narration fictionnelle sans trahir son origine scénique. Dans sa transposition du roman de Abderrahim Bahir «Le mont de Moussa», il franchit un pas en opérant une interpénétration méticuleuse entre l’œuvre de base et sa transposition filmique, au point que le travail de mise en scène semble devenir un simple formalisme technique.

En revanche, malgré sa réputation incontestable de vétéran dramaturge, Tayyeb Seddiki dont personne ne peut dénigrer l’érudition dans le domaine, ne parvient pas à se dépouiller entièrement de son caractère d’apprenti-cinéaste ! Dans son film « Zeft», il a beau chercher «un équilibre harmonieux entre le plateau et la scène,mais se heurte à son exubérance d’identification où s’authentifie l’auteur par recours à un théâtralisme volontaire et subtil et quelques moments d’indécidable pendant lesquels il tâtonne voire se perd. D’où l’impression que le film s’empoisse parfois de la double qualité de son auteur»7. D’ailleurs lui-même assume nettement les limites de sa mise en scène en affirmant que «ce film a les défauts de la première œuvre... On est un peu éparpillé. Je ferai mieux la prochaine fois. Le cinéma est un apprentissage, on ne s’improvise pas réalisateur du jour au lendemain»8.

Parallèlement, Nabyl Lahlou constitue un cas hors pair. Son immense culture et son regard critique lui permirent d’enrichir le répertoire théâtral avec une série de pièces qui ont fait écho dans la scène culturelle et artistique nationale et internationale. Politiquement engagé, ses adaptations peuvent apparaître comme des produits entièrement personnels, tellement elles sont affranchies des contraintes des règles de mise en scène classique, et pour cause : les moyens financiers qui lui sont alloués sont tellement dérisoires, au vu de ses ambitions, qu’il dut réadapter ses scénarios et ses pièces en fonction de ces moyens : financer personnellement ses pièces et ses films, incarner lui-même le personnage principal, se faire aider par ses proches comme son épouse Sofia Hadiqui a démontré son grand talent de comédienne9, réduire les décors, les costumes...10 Bien que ces obstacles limitent amplement sa force créatrice, il n’y a jamais cherché prétexte pour céder en sacrifiant son art. Il reste le plus prolifique !

Que ce soit à l’écran ou sur scène, son génie d’artiste lui fait inventer un style particulier qui vise, comme il le pense, à rehausser à son niveau le public plutôt que de se rabaisser au niveau d’un public non averti, à cause de l’absence d’une politique culturelle et artistique structurelle. De là découle le malentendu autour de ses œuvres et son acharnement à ne pas faire de concessions, quitte à se plier à un horaire fixe pour ses représentations ou à jouer devant deux personnes voire devant une salle totalement vide.
Il faut dire que le phénomène de cohabitation des arts
a toujours été une question cruciale dans leur évolution, bien que les frontières entre eux s’estompent devant la créativité artistique
qui les relie


Cette fidélité due au respect qu’il manifeste à l’égard de son métier d’artiste n’a jamais tari, même en étant interdit du circuit commercial par les autorités publiques. Ainsi, sa filmographie depuis «Al-Kanfoudi» (1978) « le gouverneur de l’ile » (1980) « (’âmequi brait» (1984) jusqu’à «Regarde le roi dans la lune» (2011) …  l’impose comme l’un des cinéastes les plus étranges qui bafoue les règles du cinéma traditionnel mais dont le travail ne serait pas tolérable sans l’énergie et le talent qu’il insuffle au récit, l’étrangeté des situations et la singularité des personnages. C’est parce qu’il aborde sa mise en scène, non pas en sa double qualité de dramaturge et cinéaste, mais uniquement en tant que réalisateur cinématographique.

Cette aisance de déplacement dans le style de travail chez Nabyl Lahlou signifie que les barrières entre cinéma et théâtre sont moins rigides qu’on pourrait le croire.

Mohamed GALLAOUI
Professeur universitaire et critique de cinéma

Mohamed Gallaoui
Mohamed Gallaoui
1 Cf l’analyse fort percutante sur le sujet dans l’ouvrage «Théâtre et cinéma : une esthétique de l’impur», de Issam El Youssi, éd. Esquisse, 2009, pp.18-19.
2 Ibid p 41.
3 Makroum Talbi Mohamed : le cinématographique et le théâtral, à propos de l’influence et l’interactivité, (en arabe) Dirassat cinémaiyya, n°13 fevrier1991.
4 A vrai dire aucun homme de théâtre ou presque ne vit uniquement de son activité artistique du moins jusqu’en 1882. VoirOmar Fertat; «l’adaptation dans le théâtre marocain des débuts jusqu’à nos jours», éd Sarrazine et Co, col universitaires, Marrakech 2020, p.147.
5 Huna al-masrah, huna ba’do tajalliyatih,cité par Omar Fertat dans son ouvrage «l’adaptation dans le théâtre marocain des débuts jusqu’à nos jours», éd Sarrazine et Co, col universitaires, Marrakech 2020, p.147.
6 Ibid
7 Voir l’analyse de ce film dans notre ouvrage « la critique au pluriel » imprimerie Najah al Jadida, 1ère édition, 2002 p.87 le
8 Entretien réalisé par Mohammed Kaouti, revue Vision 90, n°3, mai 1990. 
9 Notamment sa prestation dans « Ophélie n’est pas morte » qui reste inégalable.
10 C’est pour cette raison que j’évacue ici la problématique du théâtre amateur qui, démuni de moyens et ciblé par le pouvoir comme étant un théâtre subversif, ne dut son rayonnement durant les années soixante-dix et quatre-vingt qu’à la persévérance de ses représentants, en particulier Mohamed Taymoud et Hossein Hourry et à l’atmosphère politique générale dans le pays durant les années de plomb.

 


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