Avec la succession des épisodes et la multiplicité des identités rencontrées, j’ai remarqué qu’il existe une autre composante identitaire importante mais sans lobby. (Personne ne la défend ni ne me la recommande.)
Tout a commencé par une petite question : qu’en est-il de la part africaine de notre culture ? Notre existence sur ce continent n’est-elle qu’une erreur géographique ? Ou notre africanité qu’une appartenance culturelle ? L’appartenance territoriale suffit-elle pour se considérer Africains ? Pourquoi nos artistes et nos écrivains ne s’occupent-ils donc pas de cet élément constitutif de notre identité marocaine ? Pourquoi inscrivons-nous en général notre littérature marocaine dans le contexte arabe ? Peut-être l’examinons-nous selon notre particularité amazighe ou de l’intérieur d’une dynamique francophone pour les écrivains d’expression française. Par contre, nous ne nous sommes jamais arrêtés sur la question suivante : pourquoi ne nous présentons-nous pas comme africains aussi ? Ou encore, que manque-t-il à notre production créative marocaine pour être considérée comme une littérature africaine ?
De fait, je n’avais que cet éventail de questions. J’ai donc commencé l’aventure de la recherche d’un intellectuel marocain pour débattre de ces questions. Là, j’ai découvert qu’il n’existe aucun spécialiste capable d’affronter ce thème. Ils se sont tous excusés. « Qu’est-ce que tu veux que je te dise mon ami ? Ce sujet demande un anthropologue ? Non, le sujet est délicat. Je te félicite pour l’idée. Il te faut un historien spécialiste de la dynastie saâdienne pour te parler de l’époque où le Maroc gouvernait le Soudan. J’étais sur le point de renoncer à ce débat quand le livre du critique marocain Ben Issa Bouhmala est sorti sous le titre (Tendance négro-africaine dans la poésie moderne à partir des travaux du poète soudanais Mohammed El Faytouri). Je me suis dit : Peut-être la solution est là.
Ben Issa est venu sur le plateau très enthousiasmé de parler de son ouvrage, qui était en fait une thèse universitaire. Au début, j’ai orienté l’émission sur El Faytouri et son expérience distinguée dans la poésie soudanaise avant de conduire mon invité sur le champ de bataille : si Faytouri est le seul poète d’expression arabe qui a écrit une poésie africaine, alors pourquoi les Maghrébins ne font-ils pas de même ? Le mot secret que Ben Issa n’a pas cessé de répéter est : l’idéologie de négritude. Cette tendance tant convoitée par la littérature africaine d’expressions française et anglaise. Par ailleurs, comment expliquer que ce penchant ne s’est pas infiltré à la littérature marocaine d’expression française surtout celle écrite par des Marocains vivant en France et ayant côtoyé leurs confrères écrivains d’Afrique noire ?
Puis en retournant à notre poésie arabe : pourquoi la poésie soudanaise contemporaine est-elle la seule sur toute la carte poétique arabe à pouvoir marier les deux appartenances : arabe et noire-africaine alors que ce sont deux conceptions différentes du monde ? Pourquoi la littérature marocaine n’est-elle pas porteuse de la même dualité ? Alors que nous sommes comme le Soudan : pas un pays arabe pur, mais de composante africaine. En plus des Amazighs, les premiers habitants, il vit parmi nous un pourcentage important de citoyens d’Afrique noire.
Je n’entrerai pas dans une discussion spécialisée sur la différence entre la négritude et l’arabité et comment le sentiment d’appartenance chez le poète noir est plus fort que chez le poète arabe. Je suis seulement ici pour encombrer le sujet avec d’autres questions : si nous admettons qu’il n’existe aucun croisement entre la négritude et l’arabité, nous resterons malgré tout dans le cas d’un voisinage impossible de l’effacer entre ces deux appartenances. Pourquoi ce voisinage a-t-il avorté ? Pourquoi y avait-il des interactions entre la négritude africaine et américaine malgré l’éloignement géographique alors que nous sommes incapables de vivifier ce voisinage ? Nous ne devons pas laisser la géographie seule se charger de la réponse. Les anciens géographes disaient que les déserts isolent les peuples les uns des autres alors que les mers les rapprochent. Donc, le problème réside-t-il dans le désert qui nous sépare ? Entre le Maghreb et le pays du Soudan (l’ancienne dénomination que les Marocains à l’époque des Saâdiens utilisaient pour les pays subsahariens). Je pense que le problème doit être posé dans le domaine de la pensée et de la culture et d’une manière singulière sur la littérature surtout qu’il existe d’autres domaines artistiques et créatifs qui ne demandent pas toute cette discussion. Prenons, à titre d’exemple, la célèbre musique gnaouie. C’est une musique marocaine ancienne où se combinent les rythmes africains, les litanies nègres et les contenus soufis arabo-islamiques. Pourquoi donc la musique gnaouie a-t-elle réussi là où la littérature a échoué ? Les Gnaouas donnent au moins une preuve claire de l’africanité des Marocains sans que cela s’oppose à d’autres constituants identitaires. D’autres questions me tourmentent. Et comme on peut le constater, je n’ai pas de réponse. Je suis ici pour approfondir votre étonnement. Mais laissez-moi, malgré tout, vous raconter une anecdote pour défendre le bien-fondé de mes questions. Une fois, j’étais dans le train reliant Marrakech et Casablanca quand un septuagénaire m’a accosté pour se rassurer tout d’abord que je suis le présentateur de « Macharif » ; après il m’a dit : permettez-moi de saluer, de manière exceptionnelle, l’épisode dans lequel vous avez parlé de l’africanité des Marocains. Croyez-moi mon fils, vous m’avez permis de réaliser, pour la première fois de ma vie, que je suis africain. Chose étrange, n’est-ce pas ?
*Poète et nouvelliste marocain