Vous avez dit violences faites aux femmes ?


Par Julia Olive
Mardi 24 Décembre 2013

Vous avez dit violences faites aux femmes ?
Les journées nationales et internationales dédiées à des problèmes de société rythment désormais nos mois, leur profusion nous perdant parfois, ou pire, nous détournant paradoxalement de la cause qu’elles sont censées défendre. 
Ainsi, si l’on vous dit le 25 novembre, à quoi pensez-vous ? Cela vous dit-il vaguement quelque chose ou… absolument rien ? Il s’agit pourtant d’une date clé dans la lutte pour l’égalité des sexes et la préservation du droit des femmes, car oui Mesdames (et Messieurs), le 25 novembre est la Journée internationale contre les violences faites aux femmes, et ce, depuis 1999.
Créée par l’ONU il y a plus de dix ans, cette date a le mérite d’alerter la communauté internationale sur un fléau qui touche tous les pays, y compris nos pays occidentaux. Il est clair que le débat public, en France, a considérablement évolué sur la question, notamment durant les années 2000 avec l’élaboration d’une enquête exhaustive (la fameuse enquête Enveff), des plans d’actions contre ces violences, la mise en place d’un numéro spécial (le 3919), et aujourd’hui la nouvelle loi sur le harcèlement sexuel qui en donne une nouvelle définition dans le code pénal et élargit la portée de ce dernier.
Néanmoins, si la journée du 25 novembre est l’occasion pour les associations et les média de faire le point sur la persistance des violences faites aux femmes, il faut bien avouer que nous sommes nombreuses, et nombreux, à oublier que cette réalité est bien plus ancrée dans nos sociétés qu’il n’y paraît (je ne mentionnerai pas non plus le fait que ce sujet demeure peu abordé dans la sphère publique le reste de l’année…).
Certes, en une décennie, le regard sur ce sujet a bien changé. Les langues semblent s’être déliées… en théorie seulement. Car derrière l’apparente avancée de l’égalité des sexes, trop de femmes souffrent encore d’un machisme intégré socialement, qui peut parfois conduire à l’irréparable. 
Dès lors, comment expliquer le fait que ces violences perdurent malgré tout et ne diminuent pas ? 
Surtout, pourquoi le sujet demeure-t-il encore tabou dans la sphère privée ?
Cet article tente d’interroger, à travers le prisme d’enquêtes et de thèses développées par les spécialistes, ces violences et la façon dont elles sont appréhendées par les hommes, comme par les femmes, afin de relancer un débat qui est loin d’être terminé.
 
Des violences qu’on 
a parfois du mal 
à qualifier comme telles
Il  n’est pas rare de se fourvoyer sur le sens même du mot violence, souvent interprété uniquement comme un acte physique. Ceci conduit à minorer certains comportements, sans voir le caractère violent qu’ils revêtent, la femme qui en est l’objet s’enfermant souvent dans un cercle vicieux : le silence et l’acceptation d’un acte qui devient banal voire normal. Or, comme le rappellent les Instituts de victimologie, les violences faites aux femmes renvoient à plusieurs réalités, qui elles-mêmes se manifestent de multiples façons. 
Elles peuvent ainsi être : conjugales, familiales, communautaires ou encore collectives (sans oublier les violences auto-infligées tels que les comportements suicidaires, les automutilations etc., qui sont souvent la réponse à une pression sociale ou familiale).
Les violences conjugales correspondent ainsi à des violences perpétuées dans le couple. Celles-ci ne sont pas forcément physiques (coups, brutalité, contraintes physiques) comme le note pertinemment la FNSF[1], mais peuvent également être verbales (intimidations, injures, menaces, sarcasmes), psychologiques (propos méprisants et humiliants répétés, qui enferment la victime dans un sentiment d’infériorité et d’incompétence), économiques (allocations dépensées au jeu ou au bar, revenus déposés sur un compte dont seul le conjoint détient signature etc.), ou encore sexuelles (viols, agressions sexuelles ou rapports acceptés sous la contrainte).
On peut tout à fait retrouver ces types de manifestations au sein de la famille (comme le rappelle l’Insee concernant les viols, l’agresseur est souvent un proche de la victime [2]), d’une communauté (mariage forcé, excision) ou dans la sphère publique (harcèlement au travail, harcèlement de rue[3]). 
Dès lors, on se rend compte de l’étendue du phénomène qui peut renvoyer à des réalités très différentes, réalités qui nous concernent tous. 
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : selon Solidarité Femmes 2,5 millions de femmes seraient victimes de violences conjugales en 2012 (en 2007, 157 femmes et 27 hommes seraient décédés des suites de violences de ce type d’après une enquête au Sénat) ; selon l’Insee16,7% de femmes subiraient des pressions psychologiques au travail de la part de collègues masculins ; et chaque année entre 75 000 et 120 000 femmes seraient victimes de viol d’après les sources du CFCV (Collectif féministe contre le viol). 
C’est pourquoi, les femmes victimes, comme leur entourage, doivent parvenir à briser le silence qu’instaurent ces violences, ou ne serait-ce que parvenir à prendre conscience de la gravité d’une situation qui les met en danger: des actes tels que le harcèlement, dans quel que contexte que ce soit (conjugal, familial, communautaire ou collectif), n’ont aucune légitimité et peuvent conduire, s’ils sont répétés, à des séquelles lourdes telles que la dépression, voire irréversibles comme le suicide. C’est notamment ce constat qui avait motivé la psychanalyste Marie-France Hirigoyen dans son livre Le harcèlement moral : c’est en travaillant sur la dépression et le suicide que l’auteure avait pu prendre conscience de l’impact des agressions psychologiques et ainsi alerter sur la nécessité de les dénoncer.
 
Pour autant, est-il 
réellement possible de 
«briser le silence» ?
Si les quelques chiffres cités précédemment sont éclairants quant à l’urgence que revêt la question des violences faites aux femmes, il va de soi qu’il faut y ajouter l’ensemble des femmes victimes n’ayant pas témoigné. 
A ce stade de l’analyse, je ferais toutefois une distinction : tout d’abord, les cas où la victime est consciente qu’elle  subit des actes de violences mais n’osent pas dénoncer son agresseur. L’Insee estime ainsi que les plaintes déposées à la police ne représentent que 12% des victimes de violences physiques, et 8% seulement des victimes de violences sexuelles, soit environ une femme sur dix. On comprend aisément les causes d’un tel silence : la peur, la contrainte, le chantage (familial, économique ou social), l’espoir d’un changement de comportement (dans le cadre familial par exemple). En effet, ces violences renvoient à des sentiments de honte (pour la femme violée ou abusée sexuellement par exemple), de culpabilité (face aux injures et aux intimidations de leur conjoint, certaines femmes se sentent coupables de la mauvaise entente de leur couple), de fatalité voire de normalité (pour les pratiques communautaires par exemple). Mais elles génèrent surtout des peurs qui contraignent au silence : la peur de la récidive et des représailles si la victime le brise, ou encore la peur d’être jugée par l’entourage et plus largement par la société. Ainsi, ce qui se passe dans la sphère privée, dans un couple par exemple, est souvent difficile à exprimer : quels seront les regards des proches ? Leurs jugements ? Leurs préjugés ?
Il est cependant un autre cas, qu’on évoque moins souvent dans les média, mais qui n’en est pas moins grave : celui où la personne n’est pas consciente d’être victime de violences, parce qu’elle a intégré, par sa culture ou plus globalement par son processus de socialisation, une position sociale inégalitaire vis-à-vis de son homologue masculin (le père, l’époux, le supérieur hiérarchique par exemple). Cette inégalité correspond à ce que l’ethnologue et sociologue Françoise Héritier qualifie de valence différentielle des sexes. Bien plus qu’une domination masculine, terminologie préférée par Pierre Bourdieu, l’idée de valence différentielle renvoie à une intégration et une reproduction inconsciente du rapport de domination masculine au sein de la société, qui commence dès la naissance, au sein du noyau familial. En effet, selon Françoise Héritier :
« On ne trouve aucun système de parenté qui, dans sa logique interne, dans le détail de ses règles d’engendrement, de ses dérivations, aboutirait à ce qu’on puisse établir qu’un rapport qui va des femmes aux hommes, des sœurs aux frères, serait traduisible dans un rapport où les femmes seraient aînées et où elles appartiendraient à la génération supérieure. »
L’on peut se poser cette question de la domination notamment sur les violences dites « psychologiques » : jusqu’où une femme peut-elle accepter les insultes, les sarcasmes, les sous-entendus rabaissant d’un homme ? Comme l’explique la sociologue-démographe Maryse Jaspart (Les violences faites aux femmes, La découverte, 2005), bien que les ménages partagent aujourd’hui généralement une conception égalitaire et complémentaire des rôles, certaines dérives discriminantes persistent. Selon l’auteure, les violences faites aux femmes puisent dans l’imaginaire de la société patriarcale, qui assigne des fonctions et des positions sociales inégalitaires selon le sexe. Aujourd’hui, la marche vers l’égalité homme-femme se heurte à cette vision, et finalement à des enjeux de pouvoir et de domination de l’un sur l’autre.
Ce rapport de force est donc purement culturel, au sens de non naturel. D’ailleurs, comme le note la sociologue Michèle Ferrand (Féminin, masculin, La découverte, 2004), des actes tels que le harcèlement sexuel n’ont rien à voir avec des pulsions biologiques propres aux hommes (naturelles donc), mais elles sont une conséquence de la construction culturelle des inégalités hommes-femmes.
Or l’enjeu de ce silence « inconscient » est de taille : comprendre que les violences faites aux femmes englobent des situations que l’on considère comme « banales », « normales », « naturelles », c’est prendre conscience de l’importance du phénomène et du fait qu’il ne faiblit pas. Un tel pas n’est pas toujours franchi, et il n’est pas rare d’entendre des discours lassés par les débats sur la question, certain(e)s ne se sentant pas forcément concerné(e)s. 
Ce silence vient ainsi conforter les violences et donner de la légitimité à un rapport de force qui  n’en a pourtant aucune. 
Ainsi assujettie, la femme en perd son intégrité et l’estime d’elle-même. Plus largement, et quoi qu’on en dise, si l’égalité des sexes existe en droit, elle est loin d’exister en fait. Le droit des femmes a  certes constamment progressé. Mais les mentalités, modelées par des acquis sociaux où les rapports entre les sexes demeurent déséquilibrés, n’ont pas suivi cette évolution. 
 
Un sentiment diffus 
de «ringardisation» 
du féminisme ?
Ceci nous amène finalement à nous demander si la question des violences faites aux femmes ne renvoie pas inconsciemment à un idéal féministe, et de fait, à l’épineux problème de l’appréhension que la société se fait du féminisme lui-même. Las de la question du droit des femmes (de la part d’hommes comme de femmes) souvent considéré à tort comme un acquis, certains finissent pas s’en détourner, oubliant que le chemin vers une pleine égalité est loin d’être terminé. 
Non, la question des violences faites aux femmes ne doit pas être reléguée à une fatalité, ni une normalité. Non, le harcèlement, qu’il soit sexuel ou moral, n’a rien à voir avec le caractère intrinsèque de l’homme : il n’est qu’une conséquence d’une construction culturelle qui pèse depuis des siècles sur l’émancipation féminine. Non, le viol ne doit pas se réduire aux quelques cas évoqués dans les pages des faits divers car encore trop de femmes en sont les victimes, le plus souvent par leur propre entourage, donc des personnes en qui elles ont une confiance totale. Non, certaines pratiques culturelles ne sont pas légitimes dans la mesure où elles contreviennent à l’intégrité physique et morale de la femme. Car la préservation de l’intégrité de l’individu, homme comme femme, est un droit universel.
Le combat contre les violences pratiquées envers les femmes est donc loin d’être terminé. S’il revient à tout un chacun d’en prendre conscience, c’est aussi aux femmes que je m’adresse ici, et j’espère qu’elles m’entendront : ces violences, quelle que soit leur forme, ne doivent pas demeurer impunies. En prendre conscience et parvenir à les dénoncer, c’est redonner à la femme la place qui est la sienne. Une place d’égale à égal, loin des préjugés sociaux et culturels. 
Le 25 novembre prochain aura certes le mérite de nous rappeler ces faits. Pour autant, il ne suffira pas à les éradiquer. Au-delà de ce constat, nous devons renouveler le regard que nous portons sur la femme, et ainsi interroger nos comportements. Ce n’est que lorsque nous aurons franchi cette étape que nous pourrons enfin faire avancer la lutte contre les violences faites aux femmes, et au-delà, la cause féminine elle-même.
 
 
[1] Fédération Nationale de Solidarité Femmes ; voir leur site, qui définit exhaustivement les différentes formes de violences conjugales et permet de mieux 
les prévenir : 
http://www.solidaritefemmes.org/ewb_pages/s/savoir.php 
[2] Pour plus de précisions, vous pouvez consulter le site de l’Insee à l’adresse suivante : http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=ip1180&reg_id=0
[3] Sur ce sujet, je vous renvoie sur un article du 4 septembre dernier : http://www.libe.ma/Harcelement-de-rue-le-retour-d-une-conscience-feministea30391.html 
 


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