Trois jours et le Néant de Youssef Wahboun

L’autre hymne à la vie ou “l’anti-quête” d’un picaro de la ville


Par Mounir Serhani (*)
Lundi 4 Novembre 2013

Trois jours et le Néant de Youssef Wahboun
Homme de lettres, professeur d’esthétique, peintre et nouvelliste, Youssef Wahboun a publié tout récemment son premier roman dont le titre s’égale sciemment à une trouvaille aussi bien heureuse que singulière, à savoir Trois jours et le Néant, aux éditions Marsam, 2013. Ce choix est d’ores et déjà prometteur dans la mesure où la connotation «biblique» qui, au lieu de déboucher sur une existence ternaire, donne soudainement sur le non-être; emblématisé par un personnage appelé Le Néant. Une telle entité ambiguë structure le récit, en filigrane, voire en douceur subtile. En effet, cette ambiguïté s’illustre par un procédé stylistique qui préfère désigner le personnage pivot par  un « tu » polymorphe et carrément insaisissable.
Un conseiller ministériel placé sous le signe du malaise sempiternel. Dévergondé, hirsute, versatile, lève-tard, agoraphobe, mais compétent, doux, et fidèle à un quotidien enragé et souvent fastidieux. Ce jeune homme cultivé se trouve inexorablement pris en otage par sa propre mémoire qui le taraude perpétuellement à tel point qu’il s’empoisonne la vie personnelle (délire, hallucinations, addiction) et qu’il s’oublie volontiers dans le shit et dans la cécité charnelle. Nonobstant, il s’agit d’un enfant élevé dans les parages du palais royal, d’une famille originairement pauvre, mais socialement riche. Un jeune homme qui aurait normalement quitté son enfance, sans que celle-ci le quitte définitivement. De l’autre côté, un tel calibre –celui d’un rédacteur de discours ministériels- ne baigne aucunement dans son élément. Il est autant empêché de travailler que de vivre.
Il serait probablement utile de rappeler que Youssef Wahboun est avant tout un universitaire qui interroge et s’interroge sur l’art (la peinture en l’occurrence) et la poésie. Il est effectivement l’auteur d’une thèse sur l’esthétique (Baudelaire et la peinture) ; poète des Etreintes Creuses, et nouvelliste de Il faut assassiner la peinture. Conférencier à même de se prononcer sur « l’empire des couleurs », au Maroc et à l’étranger. En revanche, Wahboun sait pertinemment se défaire de ses casquettes multiples, à foison. En tant que romancier, on pourrait dire qu’il y habite en conteur vétéran aguerri et maîtrise ainsi cette espèce d’enfilade narrative susceptible de nous apprendre- nous lecteurs- que le récit abandonne subtilement la « poéticité » outrée ou du moins gratuite. Toutefois, ce même récit se nourrit du rythme narratif suivi, rapide, et même acharné, comme si le narrateur se coupait délibérément le souffle ou, mieux encore, voulait s’extraire un fardeau lourdement étouffant. Noir sur blanc, cécité sur silence. C’est dire que le scribe s’invite pour polir les contours. A rebours de la tentation d’un enfermement dans l’enceinte prétendument absolue du genre romanesque, Wahboun met sans doute en avant « l’intériorité » de son personnage. Simultanément, il vit de « tout ce que les autres ne savent pas de lui », comme disait Peter Handke. Et l’épanchement de revêtir les traits distinctifs d’une psychothérapie urgente. La parole semble porteuse d’une ambition se voulant de la façon particulière d’être au monde. Thériaque à même d’embaumer des plaies abyssales. Le Néant en est le leitmotiv hantant l’esprit du jeune homme, fragile et visiblement sensible. Son temps paraît s’arrêter à l’autel de ce monstre absolu et fatal, et son espace se rétrécit jusqu’à l’asphyxie. Il est, remarquons-nous à vue d’œil, un être conscient de son non-être parce que ce fantôme, aussi invisible soit-il, anime ses cauchemars et bouleverse ses moments les plus intimes. Même ses rapports amoureux, notamment ses coïts dérobés, se consomment sous l’emprise des yeux omniprésents, toujours aux aguets. En d’autres termes, le horla crée la douleur et la peur, fiévreuse et incontrôlée. Le lecteur découvre le long du récit qu’il s’agit bien évidemment d’une image de fond qui procure foncièrement un sentiment d’insécurité au personnage, obsédé par son propre sang, pourrait-on avancer. Par conséquent, il échoue dans les réactions les plus futiles (ne jamais pouvoir raconter la vérité de son absence au ministre) et/ou les plus courageuses (s’arracher au joug illusoire du Néant physiquement « inexistant » !). Il est peut-être question d’une quête inlassablement vaine et sans issue. Cette spirale de déboires ne fait-elle pas de l’arrière-plan une structure de l’échec ? Un roman des origines enchevêtré par des rebondissements inextricables, et qui valsent au rythme de la plus pénible des passions, à savoir l’amour. Le personnage manque par ailleurs d’identité, à l’instar de son objet de recherche, le Néant (c’est l’anonymat qu’ils ont, entre autres, en commun). Toujours est-il qu’il est épris de cet autre absent-présent et dont il ne cesse de s’enquérir conséquemment dans ses autres substituts (rien et personne ne le remplace, sinon les pâles simulacres !) où il s’investit amoureusement, simultanément même (Yasmine, Mohja, Marjane…).
Trois jours, trois nouvelles et trois échecs-déceptions. Une vie monotone gouvernée par une amertume initiale, une grisaille antérieure ; de l’inconvénient d’être né, pour reprendre l’expression cioranienne de cet écrivain cité ad hoc au sein du texte. L’écrivain roumain est convoqué consciemment pour étayer et glorifier ce malaise d’exister. Effectivement, l’épigraphe ouvrant le premier chapitre influencera la logique de l’œuvre : « Naître est un péché, vivre une expiation, écrire un tissu d’excuses.», Henri Michaux. Paradoxalement, le personnage déborde de vie, bon vivant, se délecte dans une torpeur continuelle qui va jusqu’à l’anesthésie entière. N’oublions pas qu’il est au centre, au ministère, et préfère, néanmoins, la marge. Un picaro de la ville ; un héros de la périphérie où il se ressemble paisiblement. L’être ne cèderait point à l’avoir. Pourquoi donc? Parce que, tout simplement, ce dit conseiller ministériel est factice et ne saurait à aucun moment endosser ni le code formel du cabinet ni le masque protocolaire en vigueur.
Nous nous trouvons devant un personnage nonchalant, mais rétif aux systèmes qu’impose l’institution et révolté, quoique silencieusement, contre les stéréotypes réducteurs des universitaires invétérés et imbus de leurs savoirs.

Un récit à l’envers

Le lecteur est en mesure de relever ad hoc le point focal de ce tableau triptyque, cette fresque regorgeant de péripéties. Chaque jour est bel et bien bouclé comme une réalité indépendante par rapport aux autres structures, mais intimement lié à l’intrigue générale qui évolue vers la chute, l’inattendu ultime. Un texte écrit à l’envers. Une forme de journal renversant intrinsèquement la chronologie formellement correcte, mardi, mercredi, jeudi. Les vannes rétrospectives et les envolées prospectives faussent les habitudes de lecture. En sus de cette volonté esthétiquement subversive, le narrateur est bizarrement doté d’une faculté susceptible d’être qualifiée d’olfactive hors du commun dans la mesure où le visuel et l’imagé se dissipent conjointement pour laisser la place aux autres sens, tacitement, au service de la narration. On peut citer le mot à connotation péjorative dont il fait usage à chaque fois qu’il décrit son bureau, à savoir « désodorisant ». D’autre part, le romancier répond subtilement à l’objection qu’il n’y aurait ici-bas (la vie) que simple chimère, utopie réconfortante, et corvée incessante. C’est pourquoi, nous semble-t-il, les séquences narratives procèdent des brisures et syncopes qu’elles imposent au langage jusqu’à ce que le récit fasse parler les blancs et les silences tout en réinventant le sens. Au fond, l’aphasie (scènes érotiques interrompues ou non minutieuses) ou l’esquive (abstinence quant au registre politique ou idéologique), invitent, les deux dialectiquement, à une reconstitution du puzzle adoublé et, par conséquent, dépassé. En d’autres termes, il impose au langage une dynamique vouée au travail d’introspection qu’exerce hystériquement un être dont la légèreté demeure néanmoins insoutenable ! Dans ce sens, il va sans dire que Kundera est cité à plusieurs reprises d’autant plus que son roman, La vie est ailleurs, est le livre du chevet du personnage. Hostile au formel, celui-ci s’arrache à l’ordre par le recours au chaos, à l’image des êtres apocalyptiques.  
Il fait de sa quête du néant un prétexte vraisemblable à cette descente aux enfers et se laisse porter par cette hantise, davantage dissidente, d’où émanent sa réaffirmation de soi, son rapport renouvelé au monde, ainsi que son espérance «poétique». En somme, Trois jours et le Néant est un désir inassouvi, un secours sans issue, un épanchement difficile à endiguer. Et peut-être l’écriture de ce récit est-elle d’ailleurs, quant à cet élan, une forme d’autoanalyse, tournée vers le monde/ autrui en ce qu’il a de chatoyant et de bigarré. Toutefois, à  bien y réfléchir, on peut affirmer in fine que ce personnage inhabituel est hybride d’autant plus qu’il a deux faces à valeur androgynique : féminine et masculine.
Autrement dit, son désir est inévitablement double : une volonté d’immersion, de participation à la plénitude bariolée du monde et un fantasme naïf, enfantin de retour au sein maternel. Savoureuse aventure, mélange de rêverie et de pensée, Trois jours et le Néant frôle les visions ontologiques, toutes nuances gardées, de Nietzsche, Kierkegaard et Cioran, dans leur existentialisme mélancolique qui coupe à la racine les illusions poussant aussi leurs idées jusqu’au « gai désespoir ».
 (*)  Critique littéraire

Trois jours et le Néant de Youssef Wahboun


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