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Théocratie populiste L’alternance, une transition démocratique?


Libé
Mercredi 13 Août 2014

Théocratie populiste L’alternance, une transition démocratique?
4. Une justice en crise 
Quelle puissance ne faut-il pas avoir pour obtenir son droit ici? Le droit existe pour une certaine catégorie de gens et pour certaines questions et à supposer que l’on puisse graisser la patte. La plupart des gens ont renoncé au droit terrestre pour ne plus recourir qu’à la justice céleste qui reste impénétrable quoi qu’en pense le commun des mortels. 
Quand la corruption ou l’arbitraire emportent le droit, la croyance en une justice divine qui punit le coupable par une catastrophe, une maladie; la perte ou la maladie de ses enfants remplace l’effet de la séparation des pouvoirs. Que de Marocains voient la puissance divine se manifester dans les handicaps, les déficiences, les pathologies de leurs semblables. 
Peut-on leur faire observer qu’avoir une telle idée peut être considéré aussi comme un châtiment divin? Cette justice divine, nul ne peut la reconnaître car les malheurs frappent bons et méchants et la prospérité est le partage des bons et des méchants également. On ne peut donc préjuger de la justice divine; on ne doit donc s’inquiéter que d’établir une justice humaine, concrète et aisément identifiable. 
Ce n’est pas d’attendre qu’une catastrophe s’abatte sur l’injuste qui fait une justice; c’est d’oeuvrer pour qu’il y ait un système de réparation des torts qui soit équitable et mobilisable rapidement. Si on en n’est pas capable, il semble démesurément vaniteux de prétendre connaître les intentions de Dieu quand on fait preuve d’une incurie notoire. Cette conception théologique que les méchants se causent du tort mutuellement et s’entre-détruisent n’a cure des victimes innocentes ; cette éthique est inappropriée à des rapports sociaux adéquats. Le dogme de la prédestination empêche le rejet de l’arbitraire et implique que Dieu aurait programmé tout le mal de l’univers… 
Quant aux droits politiques, l’écrasante majorité des Marocains ne veulent pas en entendre parler. Un peuple qui ignore ses droits se soucie fort peu de les connaître ou d’en avoir. Il y a de nombreux fuyards, des harragas de toutes natures : ceux des pateras et les bourgeois qui conseillent à leurs rejetons de vivre à l’étranger. Pour les démunis, les disparités économiques et sociales ne sont pas bien graves ou dignes d’être le moteur d’une action politique et sociale soutenue. Tout s’équilibre dans l’au-delà : l’argent, c’est seulement la «crasse du monde», (wasakh al-dunya) et les riches ne pourront rien emporter avec eux, après leur mort; celle-ci égalise tout le monde et cette égalité est très satisfaisante pour les pauvres. Pessimisme au sujet de tout ce qui est humain, désintérêt pour toute action sociale et quiétisme caractérisent de nombreux Marocains; penser que tout sera réglé dans l’au-delà est antisocial parce que cela encourage les méchants à mal agir sans craindre une coercition tangible. 
Et donc, si on tient à son droit et qu’on y croit, on se retrouve parmi des millions de personnes qui y ont renoncé, vu qu’ils ont dissocié cette vie du droit et l’on ressent une sourde angoisse, car ces gens ne comprennent pas l’acharnement de quelques-uns à voir leurs droits rétablis. Parfois, les Marocains rêvent d’un roi amoureux de la justice et se promenant avec un bourreau tenant un sabre, prêt à décapiter sur le champ les injustes. Tel est l’imaginaire marocain au sujet de la justice. 
De fait, ce qu’un ministre ou un tribunal peuvent faire seul, le Roi peut le défaire et donc le nombre de sollicitations doit se chiffrer chaque année par dizaines de milliers : combien aboutissent-elles? Il ne vient à l’idée de personne que seule la séparation des pouvoirs peut permettre une certaine justice. Sinon, quelle alternative? La grâce Royale ne peut se substituer à la justice; elle ne revient jamais sur la légitimité de la chose jugée; elle écourte les peines, réduit ou annule les amendes. 
La loi n’est pas une loi absolue et qui s’impose à tous parce qu’intériorisée par tous, mais une loi marginale et affaiblie par une corruption acceptée par le grand nombre. Lorsque la justice dépend de considérations politiques ou est corrodée par la corruption, le droit ne signifie rien. C’est pour cela que le rapport des forces est la plaie de la société marocaine : entre les individus (en particulier sur les routes), entre ceux-ci et l’État et entre clans à l’intérieur de l’Etat. 
Les Marocains ont un sens particulier de la justice : ils se plaignent que leur pays enregistre des injustices et des violations de droit innombrables mais ils sont prêts à payer pour assurer une place imméritée à leur rejeton dans une grande école, à soudoyer un policier pour faire emprisonner un innocent à la place de leur fils coupable, sans penser un instant que cela contredit leurs plaintes et leurs gémissements quant aux carences des Cours de justice. 
Quel est l’esprit du Maroc? Un élan soufi subverti par une injustice dominante. Dans ce pays, le déni du droit se conjugue à l’infini et il n’est pas seulement le fait de l’Etat; ce refus du droit a une existence capillaire dans la société. Les Marocains en sont pétris depuis leur enfance, s’y habituent et le considèrent comme un fait naturel. Peut-on invoquer le non-respect de la loi par l’Etat pour agir de même? De nombreux Marocains considèrent qu’ils ne doivent pas se montrer plus soucieux de la loi que l’Etat. 
Doit-on accepter l’application de la loi à notre égard alors qu’on la voit violer dans les mêmes cas avec d’autres? Les Marocains pensent que c’est le comble de l’injustice et ne désirent au fond qu’un régime généralisé de passe-droits. Le respect d’un Etat inique et la souveraineté de la conscience, ils laissent ça à Socrate. Le Souverain rappelle fréquemment le devoir d’intégrité et d’impartialité que doivent observer les juges mais finalement il les renvoie à leur conscience. Ce qu’on reproche à la justice marocaine, c’est d’être corrompue, dans quelle mesure? et «totalement domestiquée par le pouvoir politique». Cependant, ces accusations doivent être nuancées: si l’on examine le fonctionnement du pouvoir judiciaire au Maroc, on découvre très vite que les magistrats doivent dire le droit sous de lourdes contraintes. 
De nombreuses dispositions handicapent leur indépendance. Le magistrat doit attendre les instructions. Et d’abord celles de l’Exécutif, si l’on peut en parler ainsi. Le ministre de la Justice agit comme chef du parquet général et peut initier et autoriser toutes les poursuites qu’il souhaite; ensuite, ce ministre est vice-président du Conseil supérieur de la magistrature, ce qui lui donne un pouvoir considérable sur les juges dont il gère les affectations et les carrières. 
De même, le ministère de la Justice détient le droit exclusif de saisir la Cour spéciale de justice. Comme le souligne A. Berrada: «La CSJ ne peut être saisie par une juridiction qui s’est déclarée incompétente pour juger une affaire. (…) La justice est régie non pas par les règles de droit mais par les calculs politiciens, le ministre de la Justice étant totalement libre de saisir ou non la CSJ et donc d’user de cette liberté en fonction exclusivement de l’opportunité politique. 
De sorte que le contexte peut lui dicter de déférer à la Cour une affaire où sont impliquées des personnes considérées comme ses adversaires, comme il peut lui commander de s’abstenir d’engager des poursuites contre ceux qu’il considère comme ses amis ou que les centres de décision makhzéniens auxquels il est obligé politiquement de se soumettre lui interdisent d’inquiéter». 
Quant à l’instruction du dossier de l’inculpé, le procureur général doit s’en tenir à « la qualification pénale des faits donnée par le ministre de la Justice». Donc c’est un dossier quasi instruit qui est confié au magistrat : lui reste-t-il alors un espace de réflexion et d’initiative?
(A suivre)


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