«Dans Tazmamort », le livre d’Aziz Binebine, la mort côtoie la vie. Elle ne fait plus peur ni aux personnages ni aux lecteurs. On se familiarise avec elle comme dans les champs de bataille, sauf que les extinctions là sont lentes. On ne disparaît pas d’un coup, on laisse la mort s’infiltrer goutte-à-goutte dans le corps, le dissoudre, le dégarnir jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un amas d’os, facilement transportable.
Vient de sortir chez Denoël le premier livre de Aziz Binebine où il raconte sa vie de réclusionnaire à Tazmamart, lieu de détention, construit au milieu du désert, spécialement pour séquestrer des pseudo-putschistes.
Comme d’autres officiers, instructeurs à l’école militaire d’Ahermoumou, Aziz Binebine se trouve comme dans un rêve, mêlé, sans le savoir, à un coup d’Etat. Ses supérieurs lui ont intimé l’ordre de conduire un groupe d’élèves militaires qu’il ne connaît pas au palais royal où le Roi célèbre son anniversaire. Après l’intrusion dans l’espace régalien, « un grain de sable s’était glissé dans la mécanique du putsch » pour qu’un carnage voie le jour. Des militaires, des civils, des gradés, des élèves…tous se trouvent exposés aux balles provenant de toutes les directions. Le sang qui coule sur le sol emporte avec lui les vies des innocents et des coupables. Sauvé par miracle, Binebine, et après une escapade insensée et extravagante, se rend aux autorités. Les procédures policières se soldent par une signature sur un papier en blanc et l’envoi au pénitencier militaire de Kénitra en attendant le procès. Cependant, tout cela n’était que la partie visible de l’iceberg, que des formalités pour attendre la construction de la prison où seront enterrés vivants, les rescapés du putsch.
Dans ce monde tout s’annihile : les grades, la hiérarchie, les forces physiques…tous les détenus se placent sur un pied d’égalité. Une démocratie en l’absence de la vraie. On sert le nécessaire pour la survie. Malgré tout, la mort ne fauche que ceux qui lâchent, par fatigue ou par mégarde, la planche de salut, qui n’est autre que l’idée de s’accrocher à la vie. C’est le seul moyen qui reste pour combattre la mort. Il ne faut plus rationaliser les choses, il faut se résigner à son sort sans poser trop de questions. Pour esquiver la faucheuse l’auteur dit : « J’essayais d’éradiquer de mon esprit tout questionnement, tout ce qui pourrait l’entraver, le paralyser, le tirer vers le bas, vers les abysses du regret et du désespoir ». Une cellule de six mètre carrés devient le monde du prisonnier, son seul univers où il vit, fait du sport, rêve, se promène, pratique ses hobbies, ses rituels…C’est une société où l’intérieur l’emporte sur l’extérieur, où le rêve l’emporte sur la réalité, où l’espoir l’emporte sur la mort, où le moral se soigne par l’imaginaire. Rien à l’intérieur n’a la même valeur qu’à l’extérieur. Des choses banalement quotidiennes dans la vie de tous les jours revêtent une grande importance à l’intérieur des cachots. Par contre, des choses qu’on ne supporte pas à l’extérieur sont banalisées par les cellulaires : « Nous avons banalisé la puanteur, comme nous l’avions fait pour la faim, le froid et tout le reste, la soif aussi car l’eau qu’on nous servait était polluée ».
« Tazmamort » s’ajoute à l’ensemble des témoignages déjà publiés sur les années de plomb. Cependant, ce livre écrit par un ancien détenu sans l’intermédiaire ni de nègre ni de scribe, expose, d’une manière touchante, les états d’âme d’un ensemble de personnes. On sent parfois leurs douleurs et on se réjouit à leurs joies, car, malgré tout, ils arrivent à transformer, l’espace d’un moment, leur geôle en « un petit coin de paradis en enfer ».
Aziz Binebine excelle dans la description des petits riens. Son don de conteur, auquel il a fait recours pour sauver ses compagnons du péril de la mort, se révèle le long du récit, car il ne suffit pas de vivre cette expérience pour pouvoir la raconter de cette manière. Il a su « rendre hommage à ceux qui ne sont plus là pour dire leurs joies, leurs regrets et leurs espoirs ».
Avec ce récit, le frère du peintre et romancier Mahi Binebine, nous fait comprendre que « la vie renaît toujours de l’autre côté du
désespoir ».