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Cette ville médiévale entourée d’une magnifique muraille de 7 ou 8 km de long, cette ancienne capitale des Saadiens, cette agglomération qui accueille quelques-uns des plus grands saints juifs et musulmans, cette capitale unique de l’huile d’argan et artisanat du cuir, comment est-elle devenue une ville de désordre, de crimes, d’enfants clochards qui sniffent des produits chimiques sur la place au vu et au su de tout le monde, et un lieu où on ne se déplace que difficilement ? Autre facteur qui fâche, ses quartiers qui ne respectent aucune norme architecturale. Des habitations désordonnées construites sans plan d’aménagement, sans infrastructures depuis des années au vu et au su des autorités. Se balader dans ces quartiers donne l’impression qu’on est dans un bidonville, dans l’une de ces ceintures de pauvreté et de débauche qui entourent les grandes métropoles.
Taroudant ne pouvait se soustraire aux lois de l’évolution et du changement, elle a fait son petit bout de chemin comme n’importe quelle autre ville du Royaume, mais vu sa taille et ses spécificités, toutes les activités se déroulant intra-muros, elle supporte mal cet exode rural massif dont elle a été victime durant les différentes périodes de sécheresse. Les plaines de Abda, de Rhamna et les montagnes avoisinantes y ont expatrié une grande parte de leurs misérables désoeuvrés. Les prix des terrains y étaient accessibles aux bourses peu garnies, ce qui a encouragé ces habitats hors normes, résultat : une bonne partie des chômeurs « expatriés » et leurs progénitures se sont transformés en cireurs de chaussures, en mendiants, et dans le meilleur des cas en marchands ambulants, faux chômeurs qui encombrent les routes et dérangent la circulation. Certes, son charme, son climat et son histoire ont attiré aussi une population étrangère de marque comme l’ancien Président français Jacques Chirac, la Princesse Farah Dibba, d’autres étrangers appartenant aux grandes familles aux pouvoirs en Europe, des artistes de renommée, tous ces bonshommes sont prêts à apporter le plus qu’il faut en devises et en idées, mais il faut leur préparer un climat sain non seulement pour vivre, mais aussi pour participer à l’embellissement et la prospérité d’une cité qu’ils ont choisie de plein gré pour passer leur retraite. Les facteurs cités plus haut ne peuvent expliquer ni donner raison à cette métamorphose négative, à ce désastre qu’on ne peut que constater impuissant, car comment sortir de cette impasse et solutionner ce problème démographique et ces désordres qui étranglent et dénaturent la ville ?
Il n’y a pas longtemps, juste durant les années 60, la ville de Taroudant était un petit bijou, un éden où on vivait paisiblement, au milieu de «jnanes» et des espaces verts. Tout n’y était qu’ordre et beauté, luxe calme et volupté, aurait dit Baudelaire. Les gens vivaient au milieu d’arbres fruitiers, d’oliviers et d’orangers qui embaumaient et parfumaient l’atmosphère en période de floraison. Pour mémoire, on peut citer les «jnanes» de Moulay Boubker ou de Lamâalam Mohamed à Bab Targhount. On peut dire qu’à cette époque Taroudant était un centre commercial avec des jardins et entourée par une muraille mythique. Tous ces jnanes à l’intérieur comme à l’extérieur de la ville étaient productifs et absorbaient une grande partie de la main-d’œuvre locale. Mais la densité démographique intra-muros citée plus haut a radicalement changé le caractère de cette cité et ce par l’élimination de tous les « jnanes » et espaces verts ainsi que de toutes les séguias où l’eau coulait hiver comme été. Ces jnanes qui faisaient la spécificité de cette ville permettaient aux Roudanis d’organiser des pique-niques (nzaha) à l’origine de plusieurs arts populaires célèbres comme le «malhoun» ou la «dakka roudania».
Cette ville enfoncée dans la plaine, ce petit Marrakech était non seulement un centre culturel et spirituel qui a connu de grands érudits et scientifiques émérites qui ont participé au rayonnement culturel et fait la fierté du Souss, mais elle est aussi célèbre pour son huile d’argan, par un artisanat développé travaillant le cuir, la tannerie, et la poterie, ainsi que la longue et riche tradition culinaire des Roudanaises. Les gens à Taroudant ont une tradition orale millénaire, ils sont friands de petites histoires vraies, semi vraies ou purement inventées qui meublent leurs soirées ou les journées de canicule. Certains même fabulent, mais l’irrationnel ne dérange pas quand il permet des soirées heureuses et engendrent la joie de tout le monde autour d’un verre de thé, après une tangia ou un tagine aux olives du pays. C’est ainsi qu’on se raconte sans se lasser l’histoire de Moulay Ahmed qui avait comme sobriquet Chabaka et de Moulay Omar l’Aâour (le borgne). Tous les deux étaient des gens atypiques et chacun d’eux cherchait à jouer de vilains tours à l’autre. On se rappelle encore Pipi Chekhch (Pipi le courageux), ce bagagiste qui travaillait chez un transporteur juif et qui se prenait pour un gladiateur. Il se promenait en manche courte et poitrine gonflée pour exhiber sa musculature. Il suffisait de crier en sa présence Pipi Chekhch pour qu’il vous commande un café au lait chez le café Kemkoum. Pauvre type qui a passé une partie de sa vie à la recherche d’une gloire fictive, en payant à boire aux gens qui profitaient de sa mégalomanie et qui a péri en misérable alcoolique. Des gens atypiques étaient légion à Taroudant durant les années 50/60; il y avait ce crieur public qui annonçait les nouvelles du makhzen et qu’on appelait D8. Homme noir, de grande stature, il se promenait sur son âne sans monture, les jambes pendantes traînant presque sur le sol. Il faisait la joie des enfants qui le suivaient pendant qu’il criait à qui voulait l’entendre, et il ne faisait pas attention à ce qu’il disait, au point que ces annonces contenaient des contre-sens comiques, voire choquants et indécents, ce qui traduisait aussi la naïveté de cet occasionnel commis du makhzen de l’époque. On ne manquerait pas de citer le cas de ces trois sexagénaires qui avaient l’habitude de se rencontrer tous les jours pour leur « tahara » à hammam Tounsi, avant la prière de l’aube. Se purifier ainsi le corps dans un bain public était une façon de démontrer leur virilité, et manquer un jour à ce rituel traduisait l’incapacité du récalcitrant à accomplir son devoir conjugal, ce qui ferait de lui un sujet de moquerie pendant plusieurs jours, de la part des deux autres membres du groupe phallocrate. Après le bain et la prière du matin, ils passaient chez le marchand de beignets et rentraient fièrement chez eux leur masculinité affirmée.
Telle était la vie intra-muros et tels étaient les gens à Taroudant durant les années 50 et 60. Un petit éden où une eau fraîche, limpide et abondante coulait sans tarir dans les différentes seguias, les enfants s’y baignaient en période de canicule au milieu des orangers ou des oliviers. La population, conservatrice, pieuse, humble, sans classe sociale, vivait en famille, s’entraidait au besoin et ne vivait que pour travailler, pour organiser des « nzahas » dans les oliveraies, ou se raconter des histoires mielleuses qui meublaient leur temps vide et leur permettait de fuir l’ennui. Aujourd’hui il existe encore une Jamiâat Dakka Roudania sous la direction de Smaïl Skarrou qui témoigne encore de cette période révolue. Ce groupe folklorique qui a fait le tour du monde raconte sous forme de malhoun un art de vivre roudani qui mériterait d’être classé parmi les patrimoines de l’humanité. Ils vous racontent les histoires et aventures de Shmiha et de Moshé à Ahfir. Malheureusement, cet héritage unique est en train de se perdre dans l’indifférence la plus totale. Il est grand temps que le ministère de la Culture réhabilite cet art et cette histoire orale qui disparaîtra certainement avec son dernier représentant !
La ville de Taroudant doit être sauvée. Pour ce il faut établir une feuille de route, un programme réaliste et des objectifs bien précis. L’urbanisation agressive et anarchique doit être bannie intra- muros et pour dépeupler la ville on doit procéder à un recasement des ménages dans des lieux comme l’Astah. La circulation des voitures et des piétons ainsi que les lieux de stationnement sont parmi les priorités. Tout l’héritage légué par la postérité, comme la muraille qui constitue l’âme protectrice de cette cité, doit être réhabilité et reconsidéré à sa juste valeur. Ce ne sont pas les atouts qui manquent, ni les fonds nécessaires, c’est surtout une question de prise de conscience et de volonté, de la part des autorités et des … citoyens.