Deux grandes tendances semblent se dégager quant au traitement cinématographique dans les films ayant abordé cette dimension de l'histoire contemporaine du Maroc. D'un côté on a un cinéma de la réflexivité historique, jouant sur l'effet de l'impression de réalité, une sorte d'adaptation filmique de récits mémoriels, c'est le cas notamment de la « Chambre noire » de Hassan Benjelloun et de « Jawhara » de Saad Chraïbi. De l'autre côté, un cinéma spéculaire où l'effet miroir transpose l'histoire d'un univers à un autre et où le récit filmique est en soi une métaphore de l'histoire réelle ; c'est le cas avec les films « Face à face » de Adelkader Lagtaâ, « Mille mois » de Faouzi Bensaïdi, « Mémoire en détention » de Jilali Ferhati.
Le documentaire pour le cinéma, genre encore en friche, a fini par intervenir dans cette approche cinématographique d'un sujet historique encore présent dans les esprits. C'est le film « Nos lieux interdits » de Laila Kilani. Laila Kilani a été déjà remarquée par un autre documentaire cette fois sur l'immigration clandestine avec son film vidéo « Tanger, le rêve des brûleurs ». Avec « Nos lieux interdits », on assiste à un événement inédit c'est le premier long métrage documentaire qui bénéficie de l'avance sur recettes. De quoi s'agit-il? Laila Kilani a accompagné les moments particuliers de l'évolution du système politique marocain, ceux dédiés à l'organisation des audiences publiques pour les victimes des années de plomb. Comment aborder ce moment historique chargé de tension et d'émotion pour le médiatiser à travers une construction filmique spécifique relevant d'un genre fortement codé, le documentaire? La réponse apportée par Laila Kilani est originale, convaincante et somme toute séduisante. Des choix d'écriture qui ont été reconnus pertinents à travers la reconnaissance et les succès rencontrés dans de nombreux festivals de par le monde : grand prix à Ouagadougou, prix du cinquantenaire du cinéma marocain à Tanger…Ces choix opèrent un dispositif esthétique qui fait de « Nos lieux interdits » un film de témoignage et non pas un document de propagande. Et je dois citer comme premier principe fort d'écriture dans le film est celui d'opter pour le point de vue des anonymes, des gens d'en bas de cette période difficile de notre histoire. La commémoration des victimes de cette période a produit des stars. Ce sont des victimes stars des années de plomb. Dans le film de Kilani, elles n'occupent pas une position centrale. Bien au contraire la caméra de « Nos lieux interdits » s'attarde sur ceux qui sont deux fois victimes: victime de la répression, victime de sa médiation…mains nulle posture victimaire; les gens sont dignes et la caméra restitue cette dignité avec discrétion et empathie. Les cas de figure abordés dessinent la carte de la chape de plomb subie par le pays: le cas des disparitions forcées avec le militant syndicaliste; le cas des anciens du bagne de Tazmamart, le cas des anciens des militants d'extrême gauche avec deux variantes, celle de la prison de Kénitra et celle des prisonniers de bagne secret à Agdz, Mgouna…
L'ensemble est construit pour mettre en avant la douleur au quotidien, celle des gens humbles, à l'image de ces mères magnifiques qui disent par leurs mots les cicatrices de la mémoire.