Les “ voyages ” vers l'eau et les dangers des forages anarchiques au Cameroun


Libé
Dimanche 2 Avril 2023

Les “ voyages ” vers l'eau et les dangers des forages anarchiques au Cameroun
C'est la cohue dès l'aube devant les robinets qui crachent l'eau à gros bouillon du forage privé de la brasserie Guinness de Bassa, quartier populaire de Douala, la capitale économique du Cameroun.

Les défaillances du service public dans la plus grande métropole d'Afrique centrale poussent chaque jour des milliers et des milliers de citadins à "voyager" vers d'innombrables forages de ce type, creusés de manière totalement anarchique, au risque de polluer les nappes phréatiques. Donc au péril de la santé publique dans une ville où sévit toujours épisodiquement le choléra, entre autres.
Quelque deux milliards d'êtres humains n 'avaient pas accès à l'eau potable en 2020, selon l'ONU
Dans le monde, "nous prenons trop d'eau dans le sol, nous polluons l'eau qui reste", s'est alarmé récemment Henk Ovink, envoyé spécial des Pays-Bas pour l'eau aux Nations unies, avant la conférence de l'ONU mercredi à New York sur la crise mondiale de l'eau, la première depuis 1977. Quelque deux milliards d'êtres humains n'avaient pas accès à l'eau potable en 2020, selon l'ONU.

Y compris en milieu très urbanisé, comme à Douala et ses quatre millions d'habitants.
Armés de bombonnes et jerrycans multicolores, voire de simples bouteilles, hommes, femmes et enfants se bousculent pour accéder à l'eau du forage de la brasserie Guinness. Ils en remplissent leur coffre de voiture, le porte-bagage d'une moto-taxi ou repartent un seau sur la tête. Pauvres et moins pauvres. Souvent aidés par de solides gaillards qui en font un gagne-pain.

Le gouvernement a beau assurer que la Camwater, la compagnie publique, fournit "la majorité" des foyers, sans apporter de chiffres ni même d'estimation, personne n'y croit.
Non loin de Bassa, au PK12, autre quartier populaire, deux machines font trembler le sol d'un coin de terrain coincé entre des constructions en tous genres.

Le pieu de la foreuse qui le transperce indéfiniment paraît impossible à mesurer. Des ouvriers jettent régulièrement des pelletées de sable là où le métal s'attaque à la terre pour faciliter la pénétration. Mais il faut aussitôt l'extraire du trou, en infiltrant du Polyfor, un additif chimique, qui le fait ressortir sous forme de gangue.

En même temps, un énorme tuyau connecté à la foreuse déverse des milliers de litres d'eau pour son refroidissement. Les éléments et les mécaniques qui se frottent ainsi recrachent un liquide boueux, qu'une jeune technicienne écope à la pelle.
La petite entreprise Hydyam forage de Serge Diffo va bientôt achever un énième de ces puits à Douala...

"Si les règles de l'art ne sont pas respectées, tout ce qui est en surface de la nappe phréatique est une source de pollution", explique cet ingénieur hydraulicien. "Des fosses septiques avoisinent des forages dans des pâtés de maisons", regrette-t-il, précisant que les forages pour les particuliers ne sont soumis à aucune autorisation préalable. Une hérésie en milieu fortement urbanisé.

"Chaque individu, en fonction de ses moyens, creuse un ou plusieurs trous sans rendre compte à quiconque", confirme le professeur André Firmin Bon, hydrogéologue à l'Université de Maroua.

"La densité peut avoisiner 100 forages par km2 et, comme ils sont parfois en communication avec des sources de pollution, latrines, décharges, etc., le sol ne joue plus son rôle d'épuration" pour la nappe, déplore-t-il, redoutant une augmentation des gastro-entérites au mieux, du choléra au pire. Et des cancers à plus long terme.

Dans la vallée huppée de Logbessou, dans ce même 5ème arrondissement, les villas arborent à perte de vue leurs "bonnets". C'est ainsi que Mohamadou Sarkifada, un résident, cadre dans les transports, appelle les réservoirs d'eau, énormes et disgracieuses gourdes de plastique noir, gris ou bleu qui stockent l'eau tirée des forages.

"C'est un souci", reconnaît Hamadou Youssoufa, délégué du ministère de l'Eau, l'attribuant à une expansion efrénée de la ville et "une démographie galopante".

Une étude de la revue scientifique internationale The Pan African Medical Journal, de mai à juin 2018 dans ce 5ème arrondissement de Douala, chiffrait à "plus de 65,55% les ménages consommant de l'eau de forage". "53,59% parcouraient entre 1 à 5 km et 49,25% marchaient plus de 15 minutes pour avoir de l'eau".

Une étude du ministère de l'Eau est en cours pour "examiner la situation sanitaire des forages", "elle va permettre d'obliger les usagers à se conformer aux normes", assure M. Youssoufa.

Le président Paul Biya semble lui-même avoir pris la mesure du péril: dans ses voeux du Nouvel An, il a "demandé au gouvernement" de lancer d'urgence, "dès 2023", un "méga-projet d'adduction d'eau potable" à Douala et ses environs, dans les cartons depuis plusieurs années.

Des promesses répétées qui laissent de marbre François Songue, retraité de 75 ans. Il patiente, comme des dizaines d'autres, devant le robinet de Guinness. "Dans mon quartier, on attend l'eau de la Camwater jusqu'à deux heures du matin, ça ne vient pas ! Je fais plus de 10 kilomètres jusqu'ici pour avoir de l'eau à boire pour ma femme, mes enfants et moi", s'irrite-t-il.

"Nous faisons confiance" à la brasserie, "l'eau n'est pas potable dans nos quartiers, on préfère voyager pour venir la chercher ici", ponctue Jodelle Foguem, une jeune femme de ménage.

Ces "voyages" vers l'eau sont le quotidien des plus modestes: il faut au minimum un million de francs CFA (environ 1.500 euros) pour un forage, quand le salaire mensuel minimum garanti est de 36.000 francs (55 euros).


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