Les sécheresses récurrentes au Maroc entre prédictibilité et fatalité

Le XXème siècle marqué par plusieurs épisodes de déficits pluviométriques


Libé
Vendredi 26 Août 2022

Soumis depuis longtemps aux variations climatiques, le Maroc est confronté depuis l'année dernière à une des sécheresses les plus graves jamais connue depuis trois décennies.

Bien avant l'été déjà, le rapport de suivi de la situation économique publié par la Banque mondiale indique un recul de la croissance sous l'effet de la baisse de la production agricole de 17,3%, avec un regain de la pauvreté et de l'extrême pauvreté, tandis que le Haut-commissariat au plan fait état au premier trimestre de la même année, de 148.000 emplois perdus en milieu rural alertant d'une dégradation progressive du niveau de vie de la population. Ceci corrobore un lien entre pénuries d’eau et pertes économiques estimées par la Banque mondiale entre 6% et 14% du PIB.

Phénomène tout à fait prévisible par les projections des modèles climatiques, cette sécheresse semble encore plus exceptionnelle au regard de la variabilité naturelle observée au cours des dernières décennies qui indiquent uniformément un assèchement au Maroc et dans une grande partie du bassin méditerranéen. Confirmant les craintes de crises exacerbées, plus longues et spatialement étendues, formulées par les prévisions, elle montre à quel point les préoccupations liées aux variations naturelles du climat ainsi que leurs conséquences sont encore partiellement comprises ou ignorent les trajectoires durables qui assurent la sécurité de l’eau.

En effet, selon la plupart des modèles climatiques, d'importants changements seraient prédictibles aussi bien au Maroc que dans le versant sud de la Méditerranée concernant la durabilité, la quantité et la gestion des ressources en eau. Des écarts pluviométriques sont devenus plus prononcés, plus fréquents, voire menaçants. Cette évolution est liée à une augmentation de la température et une diminution des précipitations, entraînant un stress sur les forêts et les arbustes naturels et une hausse de la consommation d'eau et de l'évapotranspiration.

Source : Benjamain Kook, et al. Spatiotemporal drought variability in the Mediterranean over the last 900 years, Advancing Earth and Space Science, February 2016
Source : Benjamain Kook, et al. Spatiotemporal drought variability in the Mediterranean over the last 900 years, Advancing Earth and Space Science, February 2016
Au cours du XXème siècle, le Maroc a connu plusieurs épisodes de sécheresse avec de grands déficits pluviométriques. Celles des années 1940- 45 et 1981-82 sont restées gravées dans la mémoire collective, car elles ont eu des conséquences négatives sur le plan social sur une économie à "vocation agricole" en termes de mutations des structures agraires, de l'agriculture familiale et de la place de certaines activités comme l'élevage.

Depuis la crise de la sécheresse des années 1940-45 évoquée sous le vocable (aam Ju') ou année de la faim, une évolution tendancielle a été "dictée" et commandée par l'indigence progressive de la végétation naturelle du fait de l'érosion, déterminant largement l'incertitude de plusieurs activités agricoles comme le pastoralisme. Certes au cours de cette période, le Maroc vivait sous le régime du protectorat et sous un blocus du fait de la Seconde Guerre mondiale, tandis que la population marocaine, aussi bien urbaine que rurale, était cinq fois inférieure à celle de 1980, il n'empêche que le monde rural subissant des périodes de sécheresse graves, est devenu un espace de "répulsion" marqué par un exode rural massif et appauvrissant pour les campagnes, décongestif au départ puis peu à peu érosif, puisqu'il concerne essentiellement la population jeune. Faut-il rappeler les conclusions de plusieurs études de terrain faisant état d'une forte velléité des jeunes marocains à la mobilité spatiale conduisant à des départs massifs et réguliers.

Ainsi, durant les années 70 l’âge moyen des populations rurales confrontées à la migration définitive et volontaire fut estimé déjà à 23,6 ans . Ce caractère jeune des populations migrantes est également souligné par une recherche effectuée par la Direction de la statistique sur la migration et l’urbanisation . Ceci s’accorde également avec plusieurs études conduites par le Haut-commissariat au plan et le CERED et où on note que les 2/5 des migrants ont moins de 15 ans et près d’un migrant sur deux a entre 15 et 29 ans .

Figure 2 Zone de sécheresse dépassant 40% et 50% de la superficie totale du domaine méditerranéen avec plus bas des séries temporelles moyennes régionales enregistrées entre 1950–2012
Figure 2 Zone de sécheresse dépassant 40% et 50% de la superficie totale du domaine méditerranéen avec plus bas des séries temporelles moyennes régionales enregistrées entre 1950–2012
Il faut dire que les sécheresses ont entamé sérieusement les capacités de production et de régulation des campagne s d'autant qu'elles sont séparées par des déficits pluviométriques récurrents et de plus en plus rapprochés (tous les 10 à 15 ans, dans les années 60, puis une année sur 7 ou 8, puis durant les années 90, puis une année sur deux au cours de ces dernières décennies) . Elles rappellent aussi et surtout qu'il est difficile de séparer les crises agricoles vécues par le Maroc des problèmes économiques et sociaux qu'elles entraînent, étant donné la dépendance directe et structurelle de la croissance économique vis-à-vis de la campagne agricole. Elles rappellent toujours qu'il est moins aisé de séparer la crise agricole des années 1980-82 des émeutes urbaines de 1981.
Il y a lieu de s'interroger sur la validité de l'orientation des politiques publiques mettant l'accent sur une libéralisation ouverte de la production dont la dernière stratégie lancée en 2008 sous forme du Plan Maroc Vert budgétivore a montré sur bien des aspects son essoufflement et peut-être bien ses limites.
Evoquer de telles périodes de sécheresse constitue un simple repère temporel permettant de suivre une évolution du contexte socioéconomique et environnemental du Maroc où les enjeux actuellement associés à l’eau diffèrent de ceux qui existaient il y a dix ans ou même un siècle. Des lors, on pourrait se demander pourquoi l'eau qui était de tout temps source d'avantages contribuant au bien-être économique et social serait devenue un facteur de risque.

Plusieurs éléments de réponse résident dans la pression de la croissance démographique soutenue, l'urbanisation rapide et son corollaire de consommation en hausse, les variations pluviométriques, auxquelles s'ajoutent des carences liées à la gouvernance. Les réponses politiques ont tendance jusque-là à se concentrer sur les impacts visibles immédiats et, à ce titre, les gouvernements considèrent ces événements comme des traumatismes à court terme qui disparaissent une fois que la pluie recommence à tomber...

Source : Benjamain Kook, et al. Spatiotemporal drought variability in the Mediterranean over the last 900 years, Advancing Earth and Space Science, February 2016
Source : Benjamain Kook, et al. Spatiotemporal drought variability in the Mediterranean over the last 900 years, Advancing Earth and Space Science, February 2016
Mais on note que malgré l’intensité des différents épisodes de sécheresse, une évaluation précise de leurs impacts n’est pas disponible. Or les épisodes de sécheresse à répétition ont des effets sociaux en cascade, visibles, parfois invisibles avec des répercussions qui passent inaperçues, mais qui sont irréversibles. Car au-delà des pertes considérables au niveau de la production alimentaire, , plusieurs régions du Maroc en gardent une grande fragilité, jusqu'aux villes qui sont toujours à la merci de chocs résultant de déficits pluviométriques. De telles conséquences invitent déjà à faire une estimation de la vulnérabilité à la sécheresse, laquelle est estimée à partir de l’exposition, de la sensibilité et de la capacité d’adaptation ; trois paramètres calculés à partir d’indicateurs issus de données démographiques, socioéconomiques et environnementales.

​Ceci n'empêche pas de s'interroger sur la validité de l'orientation des politiques publiques mettant l'accent sur une libéralisation ouverte de la production dont la dernière stratégie lancée en 2008 sous forme du Plan Maroc Vert budgétivore (faisant passer la part des investissements publics agricoles de 5 % à 14% en moins de dix ans) et qui prévoyait de ¨soutenir les moyens de subsistance des agriculteurs, les emplois en milieu rural et l'accroissement de la productivité¨ a montré sur bien des aspects son essoufflement et peut-être bien ses limites. Dès lors, un changement de paradigme est nécessaire, voire indispensable : car les prévisions mondiales estiment qu'au cours des décennies à venir, les sécheresses seront encore plus fréquentes, plus graves et plus étendues sur le plan spatial.

Par Mostafa Kharoufi
Sociologue et géographe, diplômé de sciences politiques Expert accrédité par le Bureau des Nations unies en charge des crises

Banque mondiale. Maroc: Rapport de suivi de la situation économique https://www.banquemondiale.org/fr/country/morocco/publication/ economic-update-april-2022 2 Haut-commissariat au plan.- Activité, emploi et chômage (premier trimestre 2022), p. 6 World Bank. - 2018. Beyond Scarcity : Water Security in the Middle East and North Africa. MENA Development Report;. Washington, DC. https://openknowledge.worldbank.org/handle/10986/27659 License: CC BY 3.0 IGOm p. 4 Pour plus de détails, voir Benjamain Kook, et al. Spatiotemporal drought variability in the Mediterranean over the last 900 years, Advancing Earth and Space Science, February 2016 https://agupubs.onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1002/2015JD023929 García-Ruiz, J. M., J. I. López-Moreno, S. M. Vicente-Serrano, T. Lasanta-Martínez, and S. Beguería (2011), Mediterranean water resources in a global change scenario, Earth Sci. Rev., 105(3–4), 121–139, Troin Jean-François (Sous la direction de), Le Maghreb : Hommes et espaces, Armand Colin, Paris 1985, p. 173 «La règle selon laquelle les migrants ruraux vers la ville sont surtout jeunes et des adultes d’âge actif ne fait pas défaut au Maroc», Direction de la statistique, Migration et urbanisation au Maroc, Rabat, ministère chargé de l’incitation de l’économie, 1993, p. 228 Direction de la statistique, Enquête nationale sur le niveau de vie des ménages (1998-1999), rapport de synthèse, ministère de la Prévision économique et du Plan Voir CERED, L’exode rural, Rabat, 1995 3Najib Akesbi. – Le retard des pluies impacte toute l'économie. AgriMaroc https://www.agrimaroc.ma/najib-akesbi-avec-le-retard-despluies-la-campagne-ne-sera-pas-magnifique/ Mostafa Kharoufi. – Sociétés pastorales en crise au Maroc.- Méditerranée; n 3 1983


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