Le flux des migrations n’est pas près de s’estomper

Un modèle de développement fait d’inégalités et de frustrations prive l’Afrique d’une jeunesse à fort potentiel






Si l’Afrique
se développe,
les avancées
accomplies sont trop lentes
et inégales


Hassan Bentaleb
Mardi 19 Novembre 2019

Le nombre de migrants irréguliers arrivés en Europe poursuit sa baisse. Il vient d’atteindre les 7.900 personnes au cours des premiers dix mois de l’année en cours, soit une baisse de 16% par rapport à l’année dernière. Le nombre de ceux qui sont venus d’Afrique a atteint moins de 21.200 personnes, soit la moitié du total enregistré au cours de l’année dernière. Pourtant, une récente étude du PNUD intitulée «Au-delà des barrières : Voix de migrants africains irréguliers en Europe», a mis en garde contre toute lecture hâtive qui inscrirait cette baisse dans la durée. Selon les rédacteurs de cette étude, la proximité géographique et les déséquilibres démographiques, conjugués à des facteurs fondamentaux liés à la structure des économies et aux contextes de gouvernance globaux en Afrique, sont susceptibles d’entraîner une augmentation continue des migrations.

En Afrique, le
développement ne
rime pas avec une
vie meilleure


Pour ces experts, la plupart des pays africains ont tout juste atteint les niveaux de croissance et de développement à partir desquels l’émigration commence à s’intensifier. Ce qui remet en question l’idée selon laquelle les migrations peuvent être prévenues ou considérablement réduites au moyen d’interventions programmatiques et politiques conçues pour les arrêter.
S’appuyant sur un échantillon constitué de 3.069 migrants africains irréguliers adultes originaires de 43 pays d’Afrique dont le Maroc et interrogés dans 13 pays européens, cette étude a conclu que « les migrations sont le reflet d’un développement inégal, et plus particulièrement d’une trajectoire de développement qui néglige la jeunesse». Une jeunesse qui partage le sentiment que leur pays ne leur offre pas la possibilité de tirer parti des progrès réalisés ni de concrétiser leurs aspirations. Pour les jeunes Africains, si l’Afrique se développe, les avancées accomplies sont trop lentes, inégales, et offrent peu de marge de manœuvre. «Ce sentiment est ancré si profondément qu’il a fait naître chez eux un rejet radical de leur condition, les poussant à entreprendre un voyage clandestin et potentiellement dangereux vers un avenir incertain en Europe», précise l’étude.
A ce propos, l’étude du PNUD a indiqué que si des jeunes Africains arrivent à décrocher des emplois considérés comme sûrs et stables, nombre d’entre eux ne trouvent pas leur compte. En fait, seuls 38% de l’échantillon de l’étude ont déclaré gagner suffisamment pour «s’en sortir», 50% ont estimé ne pas gagner assez, et 12% seulement ont affirmé être en mesure d’épargner. Jusqu’à 70% des personnes interrogées ont affirmé ne pas gagner assez d’argent, tandis que seuls 7% ont indiqué en gagner suffisamment pour épargner, ce qui soulève des questions essentielles quant à la qualité des emplois et aux possibilités d’épanouissement personnel en Afrique.

Une jeunesse urbaine
et éduquée à la recherche
d’un avenir meilleur


Les rédacteurs de ladite étude n’y vont pas par quatre chemins.  Pour eux, l’Afrique est en train de perdre un nombre substantiel de ses profils à fort potentiel à cause de l’émigration. Ces personnes qui partent illustrent, collectivement et paradoxalement, les aspects positifs associés aux progrès réalisés en matière de développement sur le continent. Selon le profil des personnes interrogées dans le cadre de ladite étude, 85 % des enquêtés sont issus d’un milieu urbain, soit presque deux fois plus que la moyenne africaine. Leurs niveaux moyens d’instruction sont supérieurs à ceux de leurs pairs dans leurs pays d’origine. Cela est d’autant plus vrai chez les femmes, qui comptent cinq années de scolarisation supplémentaires par rapport à leurs semblables appartenant à la même tranche d’âge dans le pays d’origine, contre trois chez les hommes. La majorité des personnes interrogées sont jeunes, de sexe masculin et célibataires. Si l’âge moyen est de 24 ans, presque toutes ces personnes étaient âgées de moins de 35 ans lorsqu’elles ont migré.
Concernant les raisons qui ont motivé leur venue en Europe, 60% des personnes interrogées parlent de «travail/envoi de l’argent à la famille», 18% de «famille/amis », 8% d’«éducation», 7% de «problèmes personnels/désir de liberté», 6% d’«autres choses» et 1% de «goût de l’aventure».
A la question «y a-t-il autre chose qui vous a poussé(e) à venir en Europe ?», 21% des enquêtés ont évoqué le « travail/envoi de l’argent à la famille », 22% de la «famille/amis», 24% d’«éducation», 26% de «contexte de gouvernance/sécurité», 3% de « problèmes personnels/désir de liberté» et 10% de «goût de l’aventure». Concernant cette dernière motivation, l’étude a démontré que toutes les personnes interrogées se sont avérées prêtes à prendre les risques qu’il faut, dans la mesure où elles ont déjà entrepris ce voyage. Les témoignages personnels et les commentaires collectés au cours de l’étude révèlent que la bravoure et la foi religieuse ont pu nuancer leur attitude face aux risques qu’ils prenaient. Cependant, à peine plus de la moitié des participant(e)s à l’enquête s’attendait à avoir à affronter des dangers lors du voyage, une proportion qui semble faible compte tenu de la large couverture médiatique des pertes humaines liées aux routes migratoires clandestines. En majorité, les personnes interrogées estiment avoir été confrontées à un danger plus grand que celui auquel elles s’attendaient, et 93% déclarent avoir été mis en face du danger au cours de leur voyage vers l’Europe.  
Quant aux facteurs qui auraient pu les inciter à renoncer à partir en Europe, 41% des interrogés déclarent que rien n’aurait pu les faire reculer ; d’autres indiquent qu’une meilleure situation économique (24%) ou une meilleure gouvernance/prestation de services (15%) dans leur pays d’origine les auraient incités à changer d’avis. Seuls 2% ont répondu qu’ils auraient changé d’avis s’ils avaient su à quel point le voyage serait dangereux, et 1% s’ils avaient su ce qui les attendait en Europe.
Pour les spécialistes du PNUD, les réponses aux questions sur le contexte de gouvernance dans les pays d’origine dénotent un fort sentiment d’exclusion sociale fondée sur l’identité et d’aliénation généré par l’attitude des acteurs étatiques à leur égard, sentiment qui a nourri leur décision de migrer. L’ensemble des personnes interrogées se disent également très déçues par la qualité des services dont elles pouvaient bénéficier dans leur pays. Les jeunes trouvent peu de débouchés qui leur permettent de réaliser leurs aspirations et leurs rêves ou d’accélérer leurs perspectives d’avancement et celles de leur famille dans leur contexte d’origine. «Les progrès de ces dernières décennies n’ont eu d’autre effet que d’aiguiser la volonté de ces jeunes et de leur offrir les moyens de partir. Or, les voies légales de migration restent largement fermées à cette catégorie d’aspirants au départ. Chez les personnes interrogées, les migrations irrégulières représentent un investissement dans un avenir meilleur», souligne l’étude.

Une situation
professionnelle dégradée
et des salaires bas

Comment ces jeunes Africains arrivent-ils à vivre en Europe ? «Parmi les personnes interrogées déclarant percevoir des revenus au moment de l’enquête, 38% percevaient ces revenus de façon illégale. Les données montrent que les réseaux criminels, mais également les entreprises de l’économie officielle, ne se privent pas de recourir aux services des migrants en situation irrégulière lorsque les voies légales leur sont fermées », note l’étude. Et de poursuivre : « Les personnes interrogées ayant suivi des études supérieures ou une formation professionnelle sont quasiment deux fois plus nombreuses à percevoir un revenu que celles n’ayant pas reçu d’instruction. Beaucoup d’entre elles ne percevaient toutefois pas de revenu au moment de l’enquête. Le profil professionnel des personnes interrogées s’est également fortement dégradé : le pourcentage de celles qui exercent des professions élémentaires (ou domestiques) en Europe comparé au pays d’origine en Afrique est passé de près d’un tiers à plus de la moitié».
La plupart de ceux qui perçoivent des revenus en Europe, précise l’étude, déclarent des salaires très inférieurs au salaire minimum de leur pays d’accueil, ainsi que d’autres formes de précarité liée à l’emploi, aiguisant davantage l’exploitation qui est faite de leur situation irrégulière. Cet état de fait est en décalage avec leur situation dans leur pays d’origine, où beaucoup percevaient des revenus bien supérieurs à la moyenne. Néanmoins, les données confirment l’engagement des personnes interrogées à honorer l’investissement financier consenti par leurs familles pour leur migration en Europe et à obtenir le rendement attendu de cet investissement, à savoir une mobilité sociale rapide. Parmi ceux qui perçoivent des revenus, 78 % envoient de l’argent dans leur pays d’origine. Selon une analyse du pouvoir d’achat issu des envois de fonds comparé aux revenus des personnes interrogées dans leur pays d’origine, il pourrait leur falloir 40 ans pour atteindre une situation financière équivalente dans leur pays d’origine.

Les femmes mieux
loties que les hommes


S’agissant des femmes migrantes, l’étude démontre que les expériences vécues en Europe par les femmes interrogées dans le cadre dudit rapport sont saisissantes. Les disparités liées au genre sont très marquées en ce qui concerne les possibilités d’emploi en Europe. Toutefois, les écarts de salaires observés en Afrique entre les hommes et les femmes s’inversent très nettement en Europe, où les femmes gagnent 11% de plus que les hommes, alors qu’elles gagnent 26% de moins qu’eux en Afrique.
Les femmes interrogées font état de niveaux de privation moindres et réussissent mieux que les hommes à accéder aux services et à occuper des logements fixes. Elles sont aussi proportionnellement plus nombreuses à envoyer de l’argent dans leur pays d’origine, y compris parmi celles qui ne perçoivent aucun revenu. Cette réussite relative tient à plusieurs facteurs, et notamment au fait qu’elles sont plus nombreuses à venir en Europe pour rejoindre leur famille et/ou leurs enfants.
Par ailleurs, les politiques européennes sont peut-être plus favorables aux femmes migrantes, en particulier lorsqu’elles ont des enfants. Leur niveau d’études relativement plus élevé que celui de leurs pairs dans leurs pays d’origine laisse également à penser que les femmes interrogées sont particulièrement motivées, déterminées et conscientes de leurs capacités personnelles.
Malgré ces points positifs, il existe des disparités entre les hommes et les femmes au niveau des expériences vécues en matière de criminalité. Ainsi, au cours des six mois qui ont précédé l’entretien, le nombre de victimes de la criminalité était légèrement moins élevé parmi les hommes que chez les femmes. En outre, les cas d’agression sexuelle sont beaucoup plus nombreux parmi ces dernières. Si les femmes sont parvenues à dépasser les barrières liées au genre imposées par les normes patriarcales en vigueur dans leur pays d’origine, et à surmonter l’exploitation subie pendant leur voyage, leur vulnérabilité physique aux actes de violence reste partie intégrante de leur expérience en Europe.

 


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