Le dilemme de la ficelle


Transmission de la politique monétaire

Par Rédouane Taouil Professeur agrégé des universités
Lundi 18 Janvier 2016

Le crédit bancaire connaît depuis 2008 une décélération qui s’est poursuivie en dépit de deux baisses successives du taux d’intérêt directeur auxquelles a procédé  Bank Al Maghrib en vue de soutenir le financement de l’économie. Cette situation, préoccupante selon les termes du gouverneur de la Banque centrale, fait songer à la célèbre parabole d’Alain Samuelson : «La politique monétaire est comme une ficelle, on peut l’utiliser pour tirer mais non pour  pousser». Pertinent à maints égards aujourd’hui, le propos de cette figure de proue de la science économique de la seconde moitié du XXème siècle, pointe les difficultés de transmission de la politique monétaire au système bancaire et de relance de l’activité. Le ralentissement du rythme de croissance du  crédit en cours suscite deux questions essentielles du point de vue de la conduite de la politique monétaire : il conduit à s’interroger, d’une part, sur la force des impulsions de la Banque centrale sur le comportement des institutions financières et  leur asymétrie d’impact et, d’autre part, sur les interactions entre les contraintes de financement et les conditions de croissance.
Impulsions monétaires
et  disparités d’impact
Quand il s’agit d’examiner les mécanismes de transmission de la politique monétaire, l’accent est souvent mis sur le coût de refinancement. En agissant sur ce dernier, la Banque centrale entend influencer le taux du marché monétaire et par là les taux bancaires. Ces variations sont censées être transmises, en présence de rigidités des prix, aux taux d’intérêt réels affectant ainsi la demande globale. Une baisse (hausse) de ces taux incite les ménages à accroître (diminuer) leurs dépenses de consommation et les entreprises leurs dépenses d’investissement. Ce mécanisme, qui suppose que les titres de différentes maturités sont équivalents, exclut l’incertitude autant que la facturation de primes de risque. Ainsi que le propose Ben Bernanke (2005), l’intégration  du canal du crédit dans la problématique du contrôle du taux d’intérêt est nécessaire à la saisie de la force des actions monétaires à travers les conditions d’offre et de demande bancaires. L’intensité de transmission des changements de politique monétaire aux taux bancaires est tributaire à la fois de l’évaluation de l’environnement macroéconomique, du degré de concurrence, du volume des liquidités comme de la réglementation prudentielle. Lente et incomplète, cette transmission est souvent asymétrique. Les banques répercutent sur les taux débiteurs  plus la hausse  que la baisse de leur coût de refinancement, a fortiori dans le cas de modifications de faible ampleur de celui-ci ou d’incertitude sur l’orientation future de la banque centrale. Ces réactions exercent un impact restrictif sur la l’activité réelle. De ce fait, les impulsions monétaires manifestent plus d’efficacité au relèvement  des taux directeurs qu’à leur réduction de sorte que relancer la demande c’est comme «pousser sur une ficelle».
Canal du crédit et activité réelle
Cette optique offre  un cadre d’interprétation de l’essoufflement du financement bancaire indubitablement approprié. Le desserrement de la politique monétaire ne débouche pas sur une extension de la distribution de l’offre de crédit et de la quantité de monnaie en circulation. Cette incidence, qui ne correspond pas aux attentes de Bank Al-Maghrib, apparait a priori surprenante, au regard de l’expansion de la liquidité bancaire. L’afflux des devises se traduit par une création monétaire qui vient alimenter les réserves des banques. Dans le même temps, le gonflement des dépôts renforce cette expansion qui semble atténuer la dépendance vis-à-vis du refinancement de la Banque centrale. Dans ces conditions, le canal du crédit semble déterminé moins en amont, par la transmission du maniement du taux directeur, qu’en aval,  par les anticipations des firmes bancaires et  les structures de leur  marché. Les décisions de fixation du coût des emprunts comme la sélection des projets semblent dépendre de la perception des risques attachés à la conjoncture. Les perspectives de faible croissance annoncées par la compagne agricole,  l’atonie de la consommation intérieure, les menaces de dégradation du pouvoir d’achat ou la contraction de l’investissement élèvent la probabilité de défaut et renforcent l’intolérance aux comportements jugés risqués d’autant que la  montée des créances en souffrance accentue la prudence, y compris envers les groupes ou entreprises ayant bénéficié  d’accès à des ressources peu onéreuses à des périodes de restrictions monétaires. Loin d’atténuer la réticence à accorder du crédit, l’assouplissement monétaire en durcit les conditions. L’anticipation  de la déficience de la demande tend à exacerber les frictions financières en accentuant l’asymétrie d’information entre prêteurs et emprunteurs et la perception des risques de vulnérabilité et d’insolvabilité. Les  rationnements de petites et moyennes entreprises à travers l’exclusion du financement de candidats acceptant les conditions de prêt marquées par le pouvoir de marché des banques est persistant malgré les dispositifs de garantie. Du côté de la demande de crédit, le désendettement des grands opérateurs, le non renouvellement de lignes de crédit autant que les comportements d’attente des entreprises se traduisent par une faible incitation à investir. Selon une enquête sur les obstacles à l’investissement, nombre d’entreprises estiment que leur développement est contraint par les conditions en matière de collatéraux et le niveau élevé de la prime de  financement externe. Ces collatéraux constituent un obstacle majeur à l’obtention de crédits : une proportion écrasante des prêts est soumise à des garanties dont la valeur moyenne se situe autour du double du montant du financement. Ces garanties, qui sont tenues par les banques pour un signal de qualité des projets, évincent les entreprises du crédit et les conduisent  à recourir principalement, à l’autofinancement ou aux crédits commerciaux. Le ralentissement du  crédit bancaire est de nature à générer des effets d’accélération du cycle économique en amplifiant les tendances à une croissance anémique. L’effet conjugué des restrictions d’accès au financement et de la prévision de la décélération de la demande de leurs produits conduit  des entreprises à réviser leurs plans de production à la baisse créant ainsi  les conditions d’interaction entre crédit et activité.
En définitive, les voies par lesquelles transitent les inflexions monétaires commandent la capacité de la Banque centrale à agir sur l’économie réelle. L’examen des biais de transmission des taux directeurs présente d’autant plus d’intérêt que Bank Al Maghrib s’apprête à engager, dans le cadre de ses nouveaux statuts, une stratégie de ciblage de l’inflation, et à mettre en place des mesures d’assouplissement du régime de change et d’ouverture progressive du compte capital. Cette stratégie repose précisément sur l’utilisation du taux d’intérêt comme instrument destiné à agir à la fois sur l’évolution du niveau général des prix et l’activité. Comme telle, elle implique que le pilotage des anticipations d’inflation à long terme conduit à transformer les variations des taux d’intérêt  nominaux en taux réels qui affectent les comportements des agents dans le sens des objectifs de la Banque centrale.  C’est pourquoi,  comme le  soutient Alan Meltzer (1995), «une connaissance théorique des mécanismes de transmission est nécessaire à l’interprétation des statistiques des variables réelles, des prix relatifs, du taux d’intérêt et du taux de change ». Car, ainsi que le note, un autre théoricien de la macroéconomie monétaire, Benjamin Friedman (2002), la façon dont nous parlons des choses gouverne la façon dont nous les faisons.

 


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