Le spectacle se présente comme des forêts de symboles et de longs échos qui de loin se confondent dans une ténébreuse et profonde unité dont la blessure libanaise est vaste comme la nuit et comme la clarté. Un spectacle symbolique qui chante les transports de l’esprit et des sens. Lamia Safieddine nous invite à repenser ce que disait Marcel Proust (Le temps retrouvé) :« Par l’art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre, et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune. Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et, autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini et, bien des siècles après qu’est éteint le foyer dont il émanait…».
Le spectacle est un lien entre le réel, la fiction et le mémoire collective, et, en filigrane, la guerre, dans laquelle les Libanais sommes toujours plongés... Un perpétuel mouvement et une évolution qui se situe autant dans les points de rencontre que dans les points de tension...
Beyrouth sera toujours Beyrouth. Et Lamia Safieddine se penche sur une approche de la particularité ou de la spécificité libanaise dans la danse universaliste : Il s’agit de créer quelque chose de spécial qui a rapport à notre culture, la manière de percevoir notre corps, notre langue, notre quotidien voire notre identité cosmopolite.
Il est à rappeler que le Liban n’est jamais à court de créations artistiques, même dans les moments les plus forts et les plus dramatiques de son existence. La scène artistique oscille au gré du pays, progresse, s’arrête, évolue... en perpétuel mouvement. Après le boom florissant de 2005, suite aux bouleversements politiques majeurs qui ont secoué le Liban, le pays commence progressivement à sombrer dans le statu quo et l’apathie. Avec, en toile de fond, le fantôme de la guerre, le fanatisme et la division manichéenne mondiale, alors que la région risque à tout nomment de s’embraser.... En quelques mots, Christine Tohmé, fondatrice de l’Association Ashkal Alwan résume l’état de l’art au Liban: « La scène artistique libanaise est identique à la situation politique du pays. Intense, nomade et inconsistante ».
C’était en 1994, Beyrouth se remettait des affres de la guerre, plonge en pleine réadaptation. Entre autres reconstructions, celle de l’expression artistique. Et le chemin se poursuit... parsemé d’embûches, d’obstacles, de défis, de victoires mêmes minimes ou imparfaites. Pour la fondatrice d’Ashkal Alwan, le problème réside dans l’inconsistance de cette scène. Résistance par l’art, « Le Liban au cœur » est un spectacle de référence qui nous apprend à être cohérents et de penser à la manière de continuer. Cela se traduit par la critique, l’autocritique, la réflexion et le dépassement. Et c’est ce que tente actuellement de faire Lamia Safieddine: instaurer et ancrer au Liban la culture de la danse contemporaine, à travers des processus créatifs susceptibles d’établir une relation durable et fructueuse entre la scène et le public, les danseurs et les chorégraphes, les artistes confirmés et les artistes en herbe, les artistes locaux, régionaux et internationaux.
Espace de réflexion, d’introspection et d’évolution, le spectacle de Lamia Safieddine n’est pas un simple divertissement car il s’agit d’une invitation à l’interaction et à l’autocritique.
L’ audience a une responsabilité, celle d’interagir, de se sentir impliqué et présent dans le travail artistique. L’artiste n’est pas là pour vous dire ce que vous avez envie d’entendre. Et le spectateur part à la quête de l’autre, de ces petits détails qui constituent l’altérité et l’individualité, qui ouvrent à un mode de penser autre. Cette responsabilité incombe également à l’artiste qui doit présenter un concept intéressant qui touche plus à la personne qu’à l’aspect social généralisé, à la limite de l’abstraction.