“La gauche marocaine riposte” : Interview de Mehdi Ben Barka et Abderrahim Bouabid


Propos recueillis par Gut Sitbon alias Kamal Jawad
Mardi 29 Octobre 2013

“La gauche marocaine riposte” :  Interview de Mehdi Ben Barka et Abderrahim Bouabid
Les principaux membres du gouvernement viennent de créer dans votre pays un nouveau parti. Est-ce que ce regroupement est pour vous un péril grave et voyez-vous désormais votre adversaire en M. Guédira?

Nous sommes des hommes sérieux à la tête d’une organisation sérieuse et il est impensable que notre principal adversaire soit un homme aussi inconsistant et aussi dépourvu d’arrières que M. Guédira. Non, il ne faut pas laisser planer la confusion. Notre adversaire réel est celui qui refuse de remplir la tâche qui était naturellement la sienne, c’est-à-dire l’arbitre qui aurait dû se situer au-dessus des partis et qui s’est transformé en chef d’une coalition d’intérêts. Nous voulons parler du roi.
Guédira n’est que son ombre, il n’a aucune existence politique propre, si ce n’est pour exprimer très fidèlement les vues de son maître. Si demain le roi décidait de s’en séparer, il redeviendrait sans doute ce qu’il était, c’est-à-dire rien. Il est facile de constater que lorsque le roi a voulu se séparer des forces populaires, rien de tel ne s’est produit et le Mouvement national est demeuré, sinon intact, du moins très vivant.
Guédira n’est que l’instrument d’une certaine politique du Palais. Et ce n’est pas l’instrument qui nous préoccupe, c’est la politique en question.

 Cette politique, quelle est-elle, selon vous ?

Elle paraît à peu près évidente... Il s’agit de poursuivre l’entreprise que le Palais a, depuis l’indépendance,- menée-: -c’est-à-dire l’émiettement  du Mouvement national en une série de partis, de manière à ne pas se trouver face à un adversaire puissant. Le front qui vient d’être créé a évidemment pour objectif de rassembler un certain nombre d’hommes qui dépendent du pouvoir. Ce rassemblement peut se faire soit par des promesses de postes, ou d’avancement, qu’une faction au pouvoir peut facilement faire et peut-être même tenir, soit carrément par la menace.
En somme, ce régime qui prétend, dans la Constitution qu’il s’est donné, interdire le parti unique est en réalité en train d’essayer d’installer son parti unique, c’est-à-dire le parti de l’administration, de la police, etc. Il y arrivera ou il n’y arrivera pas. Je n’en sais tien. Tout ce que je sais, c’est que, s’il y arrivait, ce serait le début d’un véritable régime fasciste.

Ne pensez-vous pas plutôt que le roi, non seulement souhaite que le régime actuel de la multiplicité des partis soit maintenu, mais que, de  plus, il y trouve intérêt ?

En tout cas le Mouvement nationaliste a été victime d’un coup d’État typiquement réactionnaire en avril 1960. Poussé par le prince héritier, le roi Mohammed V nous avait fait quitter le gouvernement contre notre gré, alors qu’un programme était en cours, que des engagements clairs, que pour notre part nous avons toujours respectés, avaient été pris de part et d’autre. L’opposition au gouvernement d’Abdallah Ibrahim, c’était le prince héritier qui la dirigeait de l’intérieur du gouvernement et les pressions qu’il a exercées sur feu Mohammed V ont été suffisamment fortes. Le prince héritier se méfiait de nous. Il disait à son père que nous voulions mettre en question le principe monarchique.

Est-ce que sa méfiance était fondée ?

Voyons, il ne faut tout de même pas oublier que c’est nous qui, en réalité, avons restauré le prestige de la monarchie dans ce pays. Souvenez-vous : depuis le traité du protectorat, depuis le 30 mars 1912, la monarchie était complètement déconsidérée aux yeux du peuple. C’était le « roi des Français » et les Berbères avaient une formule pour le définir: « Agalid Er Roumi ». Depuis 1943, le Mouvement national a restitué à la monarchie la légitimité qu’elle avait perdue. Puis, par un travail incessant, nous avons rendu le roi non seulement légitime, mais populaire. Nous l’avons fait pénétrer dans les foyers et dans les douars.
En 1955, Mendès France, puis Edgard Faure, pour nous faire abandonner ce qu’on appelait alors « le préalable de la libération du roi » nous disaient: « Mais pourquoi insistez-vous pour faire appeler le roi sur le trône»? Là encore nous avons soutenu la monarchie. Mais tout cela à une condition expresse, qui était claire dans l’esprit de tous: créer nous- mêmes une Monarchie constitutionnelle où le roi aurait été le symbole de la continuité des institutions et où un gouvernement responsable aurait exercé le Pouvoir. En fait, voilà à quoi nous avons abouti : la Constitution a été octroyée. Elle laisse au roi toute la réalité du Pouvoir. Cela peut amener le pire.

Etes-vous encore les défenseurs de la monarchie, du principe monarchique ?

Pour nous, l’essentiel  n’est pas pour le moment la forme qu’ont les institutions, c’est leur contenu. Je veux dire que la question n’est pas de savoir si le chef de l’Etat sera roi ou président. Cela pourrait n’avoir qu’une importance secondaire. Le plus important est de faire sortir le pays du sous-développement et tous ceux qui sont disposés à s’engager dans cette tâche sont des nôtres. Mais il faut vraiment vouloir s’y engager et non pas créer des institutions moyenâgeuses, avec tout un faste coûteux, une corruption à tous les échelons, un chef d’Etat et de gouvernement qui se considère comme le propriétaire. Il faut bien se dire une chose : le Maroc n’appartient à personne.
Mais on ne peut pas être plus royaliste que le roi. S’il y a un homme qui sabote la monarchie, c’est bien le roi lui-même. N’est-ce pas saboter la monarchie que de mettre l’État entre les mains d’hommes qui n’ont strictement aucun répondant populaire’? N’est-ce pas saboter la monarchie que de la ridiculiser dans cette affaire mauritanienne par exemple?
N’est-ce pas saboter la monarchie que de faire prendre directement au roi la responsabilité du pouvoir, donc de le rendre vulnérable? Et, enfin, en centralisant le pouvoir entre les mains d’un seul homme auprès duquel les ministres sont des simples instruments; en laissant l’irresponsabilité se propager à tous les niveaux de l’Etat, ne sabote-t-on pas la monarchie?
Il suffit d’ailleurs de dresser le bilan de ces trois dernières années de gouvernement pour faire apparaître à quel point le roi a détérioré son propre régime.

Quel est, selon vous, ce bilan?

En avril 1960, le roi a voulu assumer directement les responsabilités du pouvoir et, pratiquement, Moulay Hassan, prince héritier d’abord, puis monarque, n’a pas cessé d’avoir en mains la présidence du Conseil. Pourquoi a-t-il pris ces responsabilités? Sous le prétexte que le régime des partis était instable, que le gouvernement n’était pas suffisamment fort, etc. Très bien. Il y a de cela trois ans. Trois ans de pouvoir personnel, de pouvoir stable, de pouvoir fort, pour reprendre les définitions qu’il se donne. Il est normal qu’après un tel laps de temps on fasse les comptes.
N’oublions pas, en fait, que ce gouvernement n’a pas eu à subir les contrecoups directs de l’indépendance. Au moment où il a pris le pouvoir, une première transition avait été opérée, d’autres que lui l’ont supportée.
Bref, il a pris le pouvoir dans de bonnes conditions. Le critère absolu qu’il faut adopter est celui-ci : en quoi le gouvernement durant ces trois ans a-t-il contribué à faire sortir le pays du sous-développement ? Lorsque nous avons quitté le pouvoir, nous avons laissé en chantier un plan quinquennal dont la conception avait été très longue et que nos successeurs ont repris à leur compte en le modifiant sur des points importants.
Nous entrons dans la quatrième année d’application de ce plan et, d’ores et déjà, on peut dire qu’il est complètement, absolument et définitivement raté. Examinons quelques aspects parmi les plus importants. Le plan prévoyait 3% d’augmentation de la consommation et une augmentation de la production de 6%. C’étaient des objectifs modestes mais avec les moyens que nous comptions utiliser, nous étions, du moins, pratiquement sûrs de les atteindre. Pour arriver à ces résultats, un certain volume d’investissements devait être réalisé. Or où en sommes-nous de ce programme ?
En 1962, on aurait dû investir 125 milliards selon les prévisions du plan. Le gouvernement n’en a réalisé que 80 milliards. En 1963, on aurait dû investir 150 milliards. Il est à peu près certain que l’on n’arrivera pas à 90 milliards. Moyennant quoi, non seulement il y a stagnation de la production, mais compte tenu de la progression démographique, il y a une baisse du niveau de vie. Depuis trois ans, elle peut être évaluée à 4 %. Il est à peu près sûr qu’en 1965 le revenu par tête aura baissé de 9%, précisément pendant la période qui couvre le premier plan quinquennal. Brillant résultat. Qu’en pensez-vous?
A côté de cela, les dépenses s’enflent démesurément. Elles prennent des proportions qui sont sans rapport avec nos possibilités. Le seul budget de fonctionnement s’élève à 200 milliards avec un déficit annuel de quarante milliards. Alors, que fait-on ? Eh bien, tout simplement, on actionne la planche à billets et, d’ici quelques mois, on sera condamné à une dévaluation qui pourrait atteindre 30 %. Si la France paye, cette dévaluation sera peut-être retardée de six mois. Voilà à quoi mènent l’incohérence et la gabegie.

Est-ce que vous êtes sûrs que, si vous étiez demeurés au pouvoir, le plan n’aurait pas connu les mêmes malheurs ?

Ce que nous avions prévu était à la mesure de nos moyens mais à une condition : l’honnêteté des responsables. Or, maintenant, la corruption s’est installée comme une institution. Demandez aux financiers internationaux. Sur leurs fichiers, ils ont la liste des pays pour lesquels il faut inscrire dans les pertes et profits le chapitre «Bakchich». Avant, le Maroc n’était pas dans cette liste. Aujourd’hui, pour notre honte, il s’y trouve, et en bonne place.
Sur toutes les places financières, on sait aujourd’hui que pour obtenir tel ou tel marché au Maroc, il faut payer. Payer les directeurs, payer quelques grandes familles à tous les échelons. Croyez bien que les hommes d’affaires étrangers, qui peuvent être, par ailleurs, de très honnêtes gens, s’y retrouvent dans leurs comptes. C’est l’économie du pays qui paye.
Aucune mesure, isolément, n’est à elle seule décisive. C’est un ensemble cohérent, un véritable plan de développement qui peut donner des résultats globaux. Je sais bien qu’il y a des gens pour se contenter de cette philosophie sceptique de nos anciens colonisateurs qui consiste à dire : «Pensez-vous, vous vous faites des illusions. Ces pays sont pauvres et le resteront éternellement». Nous ne sommes pas de ces gens-là. Nous sommes de ceux qui croient dans les possibilités de notre pays.
Le Maroc n’est pas un pays pauvre. Chez nous, il y avait, et il y a encore, toutes les conditions d’un bon départ. L’infrastructure coloniale existe. Nous n’avons pas à partir de zéro. La piste de décollage est là. Il faut de l’énergie et le sens de l’intérêt public, mettre le carburant dans l’avion et le faire démarrer.

Est-ce que l’équipe au pouvoir est absolument incapable de cette énergie ?

Elle a fait ses preuves. Nous avons vu ce qui se passait en matière économique. Jetons un coup d’œil sur la politique extérieure. L’affaire mauritanienne est un immense fiasco. Hassan Il en avait fait son cheval de bataille. Il disait «ma Mauritanie». Nous avions déconseillé formellement cette politique à Mohammed V en préconisant, dès le départ, le recours à la volonté populaire. Mais Hassan II  voulait alors apparaître comme le maximaliste. Il a dépensé des centaines de millions pour envoyer des missions dans tous les pays du monde expliquer aux gouvernements étrangers que la Mauritanie était marocaine. Après trois ans de «gouvernement d’efficacité», il sera bien obligé d’aller serrer la main de Mokhtar Oul Daddah à Addis-Abéba ou ailleurs. Voilà encore des choses qui arrangeront notre prestige à l’étranger.
Même incohérence en matière d’arabisation. Par démagogie, on parle d’abord d’une arabisation générale de l’enseignement. Pour contrer la gauche favorable à des solutions plus nuancées, le roi crée un Conseil supérieur de l’enseignement constitué en majorité d’éléments incompétents ou rétrogrades. Puis on change de politique et le roi se retrouve en difficulté avec le Conseil de l’enseignement qu’il a lui-même créé. Moi, j’appelle cela de l’inconséquence.

Si je comprends bien, on peut difficilement imaginer aujourd’hui un compromis entre vous et le régime ?

Une solution est encore possible. Mais elle implique que de nombreuses conditions soient remplies. Tout d’abord une participation au pouvoir dans les conditions actuelles ne pourrait se faire, éventuellement, que sur la base d’un contrat précis. Les pouvoirs de chacun seraient délimités. Le programme serait fixé. S’il y a accord sur ces points, alors, peut-être qu’une participation deviendrait possible. Dans la perspective actuelle qui est celle des élections, il faut que la règle du jeu soit respectée. Si le régime est disposé à nous considérer comme un parti d’opposition dans une démocratie, les élections pourront se dérouler normalement. Mais cela implique la garantie de la sincérité du scrutin, et cette garantie ne peut être réelle que si un organisme dans lequel les forces populaires seraient représentées préside au contrôle de la consultation et au maintien de l’ordre au cours de ces élections. Il est impensable, en effet, que l’organisation et le contrôle des élections ne soient pas entre les mains d’hommes qui entendent faire la pression maximale sur la population pour arracher les suffrages qui leur font défaut. Si l’administration devient l’instrument d’un parti politique, alors il n’y a plus de recours et l’affrontement direct est inscrit dans les faits. Dès ce moment-là, nul ne peut dire jusqu’où iront les choses. A cette tentative de mainmise de l’administration sur le peuple, nous serons obligés de riposter et nous ne pourrons plus exister en tant que parti légal. La page sera tournée pour le mouvement national qui entamera alors une nouvelle étape de ce combat. Et l’on s’apercevra que la liberté dont nous jouissons aujourd’hui n’est vraiment que toute provisoire.


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