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En effet, deux versions s’affrontent, indique Radio France : celle « des rescapés et des ONG sur place, qui accusent les garde-côtes d'avoir repéré le navire dès la journée de mardi, et d'avoir abandonné ses passagers à leur sort, n'intervenant que mercredi matin (donc trop tard) » ; et celle « des autorités grecques, qui ont diligenté une enquête (tout comme les Nations unies), mais assurent que les migrants ont refusé toute assistance ». Où en est l’enquête sur ce drame ? Qu’en est-il de la gestion de la question migratoire par l’Egypte ? Comment la société civile et les autorités officielles gèrent-elles ce dossier ? Et qu’en est-il de l’avenir de la migration dans la région ? Décryptage avec Mohamed El Kazaz, journaliste égyptien spécialiste des questions migratoires et d’asile.
Enquête
Où en est l’enquête ? « Il n’y a rien de nouveau, à part les informations officielles qui circulent de temps à autre et qui font état de l’arrestation de neuf suspects égyptiens accusés par neuf témoins pakistanais. A noter que le Pakistan a demandé l’ouverture d’une enquête internationale alors que l’ambassade d’Egypte en Grèce a désigné un avocat pour défendre les suspects égyptiens et prouver leur innocence afin d’éviter toute implication de l’Egypte dans l’encouragement de la migration irrégulière », nous a indiqué Mohamed El Kazaz. Et de poursuivre : « La Grèce cherche, d’une part, à camoufler son inaction concernant le sauvetage des naufragés à temps et, d’autre part, à politiser le débat en annonçant trois jours de deuil et en diffusant de fausses informations aux médias alors que l’épave est restée dans les eaux territoriales grecques plus de 11 heures sans que les garde-côtes ne bougent le petit doigt et c’est précisément ce que Athènes veut dissimuler à tout prix ».
Pour notre interlocuteur, cette tragédie n’est pas la première et ne sera pas la dernière. « Il s’agit du deuxième drame de cette ampleur après celui de 2016 où un bateau transportant 400 personnes a chaviré à proximité des côtes grecques après une bagarre entre trafiquants. L’OIM considère ce drame comme une grande tuerie collective jamais survenue en mer », rappelle-t-il. Et d’expliquer que ce désastre intervient dans un contexte spécial marqué par le vote du Pacte de migration et d’asile par l’UE qui édicte plusieurs dispositifs contre la migration irrégulière et par le débat au sein du Parlement grec concernant un projet de loi sur la migration des plus strictes. «A souligner aussi que cette catastrophe a coïncidé avec l’élection présidentielle en Turquie où les deux candidats ont affirmé leur volonté de renvoyer les réfugiés syriens vers leur pays. Ce drame intervient également après la découverte de 4.000 Egyptiens en Libye, candidats à la migration irrégulière, cachés dans des hangars », nous a-t-il expliqué.
Phénomène de société
Qu’en est-il de l'immigration irrégulière en Egypte ? « Elle n'a jamais cessé d’exister en tant que phénomène sociétal touchant les Egyptiens comme les ressortissants de certains pays africains qui ont fait de l'Egypte un point de passage pour rejoindre l’Europe ou d’autres zones », précise-t-il. Et de poursuivre : « Depuis la catastrophe de Rosetta Beach survenue en 2016 et qui a causé la mort d’un grand nombre d'Egyptiens, les autorités égyptiennes ont bien resserré les contrôles au niveau des frontières maritimes, mais concernant les frontières terrestres, constituées de centaines de kilomètres entre l'Egypte et la Libye, il reste difficile de réguler les flux de milliers de candidats franchissant les frontières en toute discrétion. Mais malgré les contrôles et les restrictions mises en place, les trafiquants ne manquent pas de stratagème et cherchent des moyens détournés pour transporter les jeunes vers l’Europe ou ailleurs. Tel est le cas de nombreux candidats à la migration irrégulière qui ont pu rejoindre l’Europe en se rendant en Biélorussie, en Roumanie, ou en Hongrie ».
D’après notre source, ces candidats égyptiens voyagent souvent seuls et peu nombreux sont ceux qui sont accompagnés par leur famille. « C'est un trait culturel de la migration des Egyptiens. A noter que les flux migratoires ne sont souvent pas motivés par des raisons économiques ou sociales, nous avons observé le développement d’une culture d’imitation auprès des jeunes qui cherchent à partir pour la seule raison de vouloir ressembler à tel membre de la famille ou tel ami ou frère ayant déjà pris le large. C’est pourquoi la migration des jeunes est liée à des zones géographiques bien définies et souvent les candidats appartiennent au même village ou région et cela a été démontré lors de cette dernière tragédie, puisqu’un grand nombre des personnes décédées étaient originaires d'une région ou d'un village spécifique », a-t-elle affirmé.
Inertie
Et qu'en est-il de la position de la société civile égyptienne et des autorités face à la réalité de l'immigration en Egypte ? « La société civile a toujours insisté sur un changement des politiques de l'immigration, et elle a souvent appelé à accorder plus d’intérêt aux attentes et aux demandes des jeunes. Des exigences qui tombent dans l’oreille d’un sourd puisque les autorités se contentent de vanter les efforts destinés à limiter l'immigration depuis 2016 et d’étaler les initiatives prises dans ce domaine comme c’est le cas pour l'initiative Migration Boats », observe Mohamed El Kazaz. Et d’ajouter : « Cependant, il faut souligner que ces initiatives demeurent en principe des programmes à vocation publicitaire et médiatique plus qu’autre chose puisque rien ne se fait sur le terrain. Tel est le cas du Centre allemand qui prétend former des jeunes pour aller travailler en Allemagne et dont les responsables refusent de donner des détails sur la nature de ces formations et sur les lauréats de ce centre en prétendant que les médias n'ont pas le droit d'en parler. Cela en dit long sur le traitement réservé à la question migratoire, et confirme la fragilité et l’inefficacité des politiques migratoires mises en place ».
Remise en cause
Concernant l’avenir de l'immigration dans la région, notamment celle irrégulière, notre interlocuteur estime que les flux ne vont pas s'arrêter. Il soutient que le nombre des candidats va augmenter à moins que les politiques de tous les pays exportateurs et récepteurs d'émigration ne soient revues et reconsidérées. «Nous avons besoin d'une conférence internationale à l’instar de la Conférence mondiale sur la migration qui s'est tenue en décembre 2018 à Marrakech ou du Forum mondial sur les réfugiés qui s'est tenu à Genève en décembre 2019. Nous devons de toute urgence sauver ces personnes d'une mort certaine en mer et possible dans d'autres voies migratoires », a-t-il conclu.
Hassan Bentaleb