Instabilité institutionnelle, insuffisance des ressources financières, gouvernance boiteuse… Autant de carences qui faussent la lutte contre le réchauffement climatique

Ce secret de Polichinelle “dévoilé” par la Cour des comptes


Driss Sarhan
Jeudi 26 Décembre 2024

Instabilité institutionnelle, insuffisance des ressources financières, gouvernance boiteuse… Autant de carences qui faussent la lutte contre le réchauffement climatique
Qu’en est-il du bilan du Maroc concernant sa lutte contre le réchauffement climatique? « Incomplet, non intégré, imprécis…». C’est ce qui ressort d’une mission d’évaluation de la Cour des comptes, couvrant la période 2014-2023 et qui a eu pour objet d’examiner dans quelle mesure les actions prévues par les stratégies et les plans établis par le département du développement durable (DDD) permettraient d’atteindre les objectifs escomptés en termes de lutte contre le changement climatique (CC).
 
Incomplet
 
Ainsi, concernant le cadrage juridique et la gouvernance des actions climatiques, il a été noté que « le cadre juridique climatique en vigueur est incomplet dans la mesure où il ne fixe pas des objectifs nationaux clairs, et ne définit pas les rôles et les responsabilités des différentes parties prenantes, aussi bien au niveau national qu’au niveau territorial ». En outre, ajoute ladite évaluation, « l’instauration de la Commission nationale du changement climatique et de la diversité biologique, en tant qu’organe de concertation et de coordination pour la mise en œuvre de la politique nationale relative au CC, a accusé un retard dépassant six ans ».
L’évolution dans le temps de l’administration environnementale
fait ressortir une autorité fragile, instable,
en déficit permanent de moyens et de ressources humaines
La Cour a relevé, également, « qu’en dépit de son institutionnalisation en 2020, elle ne remplit pas pleinement ses missions en raison de son efficacité réduite due, entre autres, à l’absence d’une définition claire et adéquate de sa composition, de ses responsabilités, de ses pouvoirs et de ses moyens. En effet, le nombre pléthorique des membres participants, supérieur parfois à 70, et leur pouvoir restreint (certains organismes sont représentés par des cadres ou des chefs de service) limitent l’efficacité de cette instance ».
 
Non interconnectés
 
Quant aux mécanismes de suivi conçus par le DDD, « ils sont multiples, précise la mission, mais demeurent non interconnectés et non intégrés dans un système global de collecte et de diffusion de l’information. De plus, ces systèmes ne sont pas opérationnels, en raison de l’absence d’un plan de conduite de changement pour accompagner la multitude des acteurs et des secteurs concernés. Pour ce qui est des actions de communication du DDD relatives au CC, elles restent ponctuelles et non coordonnées en l’absence d’une stratégie dédiée ».
 
Vague
 
S’agissant des stratégies et plans relatifs aux actions climatiques, «le DDD a élaboré la politique du CC au Maroc de 2014, la Contribution déterminée au niveau national (CDN) de 2016 et celle actualisée de 2021, la stratégie nationale du DD de 2017, le plan climat national de 2019, la stratégie de développement bas carbone de 2021 et le plan national stratégique d’adaptation de 2022. Néanmoins, ces stratégies et plans n’ont pas déterminé systématiquement, lors de leur conception, des indicateurs cibles spécifiques, mesurables et temporellement définis. Quant aux bilans des actions climatiques, ils restent vagues et ne permettent pas de constater le degré de mise en œuvre des actions prévues, ainsi que les écarts enregistrés. Dans ce sens, la CDN a été actualisée en 2021 sans une évaluation des réalisations de sa première version de 2016 ».

De surcroît, précisent les juges de la Cour, « l’ensemble des stratégies et plans précités se sont limités à des orientations stratégiques et redondantes. Ces documents n’ont pas été déclinés en plans d’actions opérationnels avec des actions spécifiques adossées à des échéances et des budgets, tout en définissant les rôles et les responsabilités des différentes parties prenantes. De même, le DDD n’a pas procédé à une concertation préalable avec le ministère de l’Economie et des Finances (MEF) en vue d’avoir une cohérence entre les actions proposées et les contraintes budgétaires, en particulier en ce qui concerne les mesures inconditionnelles ».
 
Insuffisant
 
Pour leur part, « les Plans climat territoriaux (PCT), élaborés par le DDD, n’ont pas permis d’apporter une valeur ajoutée notable en matière de lutte contre le CC, en raison notamment, de la non implication suffisante des principales parties prenantes au niveau territorial, notamment les collectivités territoriales et les établissements et les entreprises publics dans leur élaboration et leur suivi, de leur faible alignement avec les documents stratégiques régionaux et du caractère générique des actions proposées. Dans ce sens, bien que les caractéristiques climatiques des régions présentent des différences, certains PCT ont proposé quasiment les mêmes plans d’adaptation prioritaires ».

Pour ce qui est du financement des actions climatiques, « le Maroc ne dispose pas d’une classification permettant d’identifier les investissements et les activités économiques qui respectent l’environnement, ce qui engendre des difficultés dans la mise en œuvre d’actions climatiques efficaces, et ne favorise pas la canalisation des capitaux vers les investissements éco-responsables.

De plus, notre pays ne dispose pas d’un budget sensible au climat en bonne et due forme. En outre, l’estimation des besoins de financement n’est pas accompagnée de calendrier de mobilisation des financements prévus. Par ailleurs, l’information relative aux dépenses climatiques au niveau national demeure limitée, non actualisée, et non exhaustive. En outre, la contribution du secteur privé au financement climatique reste modeste. En effet, selon le panorama des financements climatiques au Maroc, seuls 23% du total des financements climatiques ont été mobilisés par le secteur privé sur la période 2011-2018 ».

Pour sa part, « le financement international demeure généralement faible, notamment en ce qui concerne les mesures d'adaptation. De même, il est caractérisé par l'absence d'un système centralisé de collecte des données. En effet, selon «Adaptation Gap Report» publié par le Programme des Nations unies pour l'environnement en 2023, le financement de l'adaptation mobilisé par le Maroc entre 2017 et 2021 n'a pas dépassé 2,1 milliards USD, ce qui reste limité par rapport aux besoins déclarés d'environ 35 milliards USD selon la CDN de 2016 ».
 
Contradictoire
 
Pour le chercheur Hassan Bentaleb, titulaire d’un doctorat en diplomatie climatique marocaine,  le Maroc a certes renforcé son engagement contre le changement climatique par le biais de réformes institutionnelles majeures et de politiques climatiques ambitieuses, notamment dans les énergies renouvelables. « Cependant, nuance-t-il, malgré ses engagements nationaux et internationaux, la politique climatique marocaine reste caractérisée par des contradictions internes et une efficacité limitée ».
La dépendance continue du Maroc des énergies fossiles,
en particulier le charbon, représente un défi majeur malgré ses
efforts dans les énergies renouvelables
D’après lui, « les institutions autant que les acteurs se cherchent encore et tentent de trouver leur voie. La multiplicité des acteurs et le chevauchement des responsabilités en matière de conception et d’élaboration de la politique nationale climatique, attestent de cet état de fait ». « L’évolution dans le temps de l’administration environnementale fait ressortir une autorité fragile, instable, en permanence en déficit de moyens et de ressources humaines et balancée historiquement entre plusieurs départements. Une administration dont les attributions sont fortement réajustées et souvent concurrencées par d’autres départements ministériels ou secteurs », a-t-il observé. Et de poursuivre : « Cette fragilité du cadre institutionnel a impacté, en conséquence, la conception et la mise en place de mesures, plans d’action et programmes en matière d’environnement, y  compris du changement climatique, qui n’ont pas été appliqués. Certains ont été reconduits sous d’autres appellations ou formes ou ont été, tout simplement, abandonnés. Même ceux qui ont été opérationnalisés, leurs résultats laissent à désirer ». 
 
Défis
 
En outre, il estime que « le constat des paradoxes entre les ambitions affichées en matière de lutte contre le réchauffement climatique et les politiques publiques nationales révèle des défis à plusieurs niveaux ». « Au niveau national, l'appropriation du récit climatique marocain se heurte à des difficultés d'intégration des normes et des croyances dans les pratiques institutionnelles et sociales. Malgré les efforts de sensibilisation, le changement climatique reste marginalisé dans les préoccupations nationales. A l'échelle locale, des initiatives telles que le Plan territorial de lutte contre le réchauffement climatique Souss-Massa ont renforcé des actions existantes plutôt que d'en introduire de nouvelles, soulignant un manque d'impulsion pour des mesures innovantes. Lesdites contradictions se manifestent également dans l'absence de changements significatifs dans les modes de production et de consommation, malgré les engagements climatiques du pays. Ces tensions se reflètent également dans les difficultés à concrétiser les engagements en matière de production d'énergies renouvelables, où les progrès sont insuffisants par rapport aux objectifs fixés », explique-t-il.

A ce propos, notre interlocuteur nous a indiqué que « la dépendance continue du Maroc aux énergies fossiles, en particulier au charbon, représente un défi majeur malgré ses efforts dans les énergies renouvelables. Le Plan Maroc Vert (PMV), axé sur le développement durable de l'agriculture, a été critiqué pour son approche techniciste et productiviste, ignorant souvent les conséquences écologiques de ses pratiques intensives. La gestion de l'eau reste un défi crucial, avec un déficit croissant entre l'offre et la demande accentué par le développement économique et la croissance démographique ».

S’agissant de la question des financements climatiques,  Hassan Bentaleb estime que « les difficultés de la politique climatique marocaine à se diffuser et à être appropriée par les institutions et acteurs s’accentuent davantage avec la faiblesse des ressources financières, et ce malgré l’augmentation des montants des fonds et aides alloués au Maroc et la multiplication des bailleurs des fonds. D’autant plus qu’une partie de ces fonds est accordée à hauteur de 94% sous forme de rééchelonnement de dettes et à hauteur de 6% seulement sous forme de dons destinés à acquérir des technologies étrangères (transport, gestion des déchets, infrastructures, énergie, etc.) ».

Driss Sarhan


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