Si par nature la politique divise, Mohamed Abed El Jabri unit. Rarement islamistes et gens de gauche, modernistes et conservateurs, partisans du progrès et passéistes auront côtoyé les uns et les autres et se seront tutoyés le temps d’une soirée très peu ordinaire. Ce mardi, politiques, intellectuels et gens des syndicats et du tissu associatif ont laissé de côté leurs divergences et sont venus communier autour d’une icône de la pensée arabe contemporaine : Mohamed Abed El Jabri. Ce dernier serait sans doute heureux dans sa tombe, peut-être moins préoccupé quant à cette étonnante capacité des Marocains à briser la glace et s’asseoir autour de ce qui les unit plus que ce qui les sépare. Ce soir, la salle du plus grand théâtre au Maroc, Mohammed V, à Rabat, n’en pouvait plus. Un monde fou y a fait le déplacement, des stars et des anonymes, des dirigeants syndicaux et des responsables gouvernementaux, avec à leur tête le Premier ministre Abbas El Fassi, d’anciens membres du Mouvement national et de l’Armée de libération, des professeurs et des étudiants … « Il est beau ce Maroc capable de résorber tous ses différends », lance le poète Hassan Najmi, en guise d’introduction. Les applaudissements fusent de toutes parts, en guise d’approbation. Puis, un silence quasi religieux envahit la salle. Voyage, en mots et en images, vers la ville-berceau du regretté Mohamed Abed El Jabri : Figuig. Gros plan sur le foyer des « Al Jabri », puis sur l’école « Annahda (Renaissance) où le défunt fit ses premières classes. « C’est ici que le défunt apprend les deux tiers des versets du Saint-Coran », explique une voix-off. Au départ, c’était le Coran. Et, en fin de parcours, c’était aussi le Coran. La dernière pensée de Mohamed Abed El Jabri a été pour le livre saint. « Introduction au Coran » a été son dernier livre. Entre le début et la fin, un véritable parcours du combattant. En 1957, le bachelier El Jabri fit l’heureuse rencontre avec le leader socialiste Mehdi Ben Barka. Cette rencontre lui ouvre la porte du journal « Al Alam », où il fut embauché en tant que traducteur. Puis, détour par Damas où il décroche une licence en philosophie. Voilà, c’est dit. Ce fut le premier jalon sur le chemin difficile de la connaissance. Plus tard, le jeune El Jabri confirme. De retour chez lui, il obtient un doctorat en philosophie. Ibn Khaldoun en fut l’objet. Puis, voilà que d’autres icônes de la pensée islamique qui passent au crible. 15 ans de travail sur la Raison arabe, politique, éthique, ce n’est pas peu, c’est de la sueur. Résultat ? Il est plus qu’excitant. « Mohamed Abed El Jabri est l’un des géants de la pensée arabe », fait valoir Abdelouahed Radi, Premier secrétaire de l’USFP. Ancien compagnon de classe du regretté, au département de philo et de sociologie de la Faculté des sciences humaines de Rabat, Abdelouahed Radi a apporté un témoignage émouvant sur le brillant parcours universitaire de Mohamed Abed El Jabri, notamment son travail patient sur la structure de la raison arabe en général et la pensée rochdienne en particulier, citant en exemple son livre clef « Nous et la tradition » dans lequel il prit parti pour le philosophe Averroès, symbole de l’esprit éclairé et rationnel de l’Occident musulman. A la pensée orientale plutôt mystique, incarnée par Al Ghazali, Mohamed Abed El Jabri a pris fait et cause pour l’auteur du célèbre « Traité décisif » (Averroès). A l’opposé de l’abstraction qui a marqué la philosophie orientale, le défunt fut partisan d’une pensée qui, au-delà de son expression rationnelle, est en prise sur le quotidien du citoyen arabe, tant et si bien que Mohamed Abed El Jabri est, comme l’a si bien décrit Abdelouahed Radi, « le meilleur exemple de ce que peut et doit être un intellectuel organique ». A cet égard, le dirigeant socialiste a mis en relief l’intérêt que le défunt El Jabri portait aux questions de son pays, notamment celle de l’intégrité territoriale, et plus globalement de la nation arabe, surtout en ce qui concerne la question palestinienne. Le grand intellectuel palestinien, Azmi Béchara, qui était venu droit des Etats-Unis ce soir-là, n’a pas manqué de souligner le rôle d’El Jabri dans la défense de la cause palestinienne. « Mohamed Abed El Jabri a le mérite d’avoir concilié entre savoir et engagement, offrant la meilleure image de l’intellectuel engagé », certifie Azmi Béchara, mettant en relief le rôle du regretté également dans le renouvellement de la culture arabe contemporaine, ainsi que la modestie exemplaire du regretté qui, a contrario d’autres intellectuels plus intéressés par leur image que réellement par leur apport à la pensée, a fait le choix de l’humilité qui est la caractéristique des penseurs réels. « Mohamed Abed El Jabri en fut un et pour de vrai », a conclu Azmi Béchara, sous un tonnerre d’applaudissements. Un mérite intellectuel que Me Abderrahmane El Youssoufi, ancien Premier secrétaire de l’USFP, a pris soin de mettre en exergue, insistant sur le travail de remise en question auquel le défunt invitait le monde arabe et musulman, posé comme seule condition à la remise en œuvre du projet raté de la renaissance arabe et islamique. Me El Youssoufi, qui présidait le Comité national préparatoire à la commémoration du quarantième jour du décès d’Abed El Jabri, a convié l’audience à transmettre, désormais, la pensée du regretté aux générations futures. « C’est votre responsabilité aujourd’hui et demain », a-t-il dit, à la fin d’une intervention fort applaudie.
Au-delà de la valeur intellectuelle de Mohamed Abed El Jabri, le regretté avait des qualités humaines qui forçaient, sinon l’admiration, du moins le respect. Et c’était au tour de son fils, Issam El Jabri, d’éclairer l’assistance sur cet aspect précis du parcours du défunt. « A la veille de ce triste lundi 3 mai 2010, une ambiance familiale conviviale réunissait le père avec ses enfants », se rappelle Issam El Jabri. « La discussion tournait autour du socialisme et de la religion », raconte le fils. Dire que les occupations intellectuelles et politiques du défunt se confondaient à merveille avec celles de la famille, qu’il affectionnait grandement. La grande famille du regretté, soit l’ensemble des Marocains, n’échappait pas non plus à cette règle, tant et si bien que « le défunt a cultivé l’image de l’avocat des citoyens défavorisés », témoigne son fils Issam, qui annonce par ailleurs une très bonne nouvelle. Le projet de création de la Fondation Mohamed Abed El Jabri. Mohamed Maaouda, militant tunisien, s’est dit porteur de la même idée, à la différence près qu’il voulait une Fondation qui déborde les frontières du Maroc, ou celui du Maghreb, pour épouser toute la sphère du monde arabe, pour ne pas dire du monde entier. « La pensée de Mohamed Abed El Jabri a une dimension humaine, du coup, cette fondation annoncée devrait avoir une envergure internationale », a plaidé Mohamed Maaouda, affirmant que l’annonce du décès de Mohamed Abed El Jabri était tombée comme une foudre sur les Tunisiens qui l’appréciaient profondément.
Par la même occasion, plusieurs initiatives en hommage à El Jabri ont été révélées. Parmi elles, le projet d’un colloque international fin 2010 à Beyrouth sur la pensée du défunt. L’auteur de cette initiative n’est autre que le Centre d’études de l’unité arabe, basé dans la capitale libanaise. Et ce n’est pas tout. Le même centre annonce le projet de création d’un Grand prix international qui sera baptisé du nom de Mohamed Abed El Jabri.
Côté marocain, un grand colloque national s’est tenu hier à la Bibliothèque nationale de Rabat autour de l’œuvre du penseur regretté. Parmi les axes de ce colloque, « le rôle de la philosophie dans l’enracinement des valeurs de rationalité et de la modernisation de la pensée marocaine et arabe », « l’étude de la tradition sous une optique rationnelle renaissante », « le projet de critique de la raison arabe », « le projet d’explication du Coran » et « El Jabri en tant qu’homme de culture engagé : patriotisme, démocratie, arabité et renaissance ».
« Ce colloque en annonce d’autres, qui seront dévoilés ultérieurement », nous dira Hassan Najmi, ancien président de l’Union des écrivains du Maroc et membre du comité organisateur de la commémoration du quarantième jour du décès de Mohamed Abed El Jabri.
Une véritable chaîne se forme aujourd’hui autour de la pensée de ce grand intellectuel regretté, avec comme slogan : « Lisez El Jabri, faites lire El Jabri ». Qui a dit que Mohamed Abed El Jabri est mort ? On a vraiment de la peine à croire. Inconsolables, nous n’avons désormais qu’un seul recours : sa pensée, qui continuera à nous éclairer sur le chemin abrupte et sinueux du savoir.