Aspects culturels du Moyen Atlas


Par Tijani Saadani *
Mercredi 18 Décembre 2013

Aspects culturels du Moyen Atlas
Le Moyen Atlas est une région  située géographiquement au centre du Maroc, une aire culturelle où le patrimoine se base essentiellement sur l’oralité. Du point de vue de la recherche, cette région qui résiste encore aux influences exogènes et donc aux effets de l’acculturation, recèle encore un patrimoine culturel important.

Approche
La transmission des pratiques culturelles et des rites   devient, pour ce groupe ethnique, un enjeu majeur. Nombreuses sont les recherches consacrées aux diverses manifestations de cette culture exceptionnelle. Elles ont abordé surtout les productions collectives spectaculaires : fêtes populaires, cérémonies, rites qui accompagnent les labours et les récoltes, pratiques sportives et  à partir desquelles l’identité se dit et se met  en scène. Ces activités, en faisant l’objet d’un discours de la part des acteurs eux-mêmes, contribuent à redéfinir les schémas d’appartenance.
L’approche anthropologique où s’inscrit cette recherche rend une enquête sur le terrain incontournable. C’est un préalable qui inscrit cette mission, dès le départ, dans une sorte d’épreuve du temps et de la participation qui implique le cadrage de l’espace de production, le repérage, l’identification, la pré-évaluation ainsi que la délimitation et le classement des objectifs-cibles, en l’occurrence ici, les produits artistiques  du Moyen Atlas, notamment le chant et la danse, la poésie et la littérature sous toutes ses formes, mais aussi d’autres aspects non moins importants du patrimoine de cette région restée à l’écart des influences jusqu’à une date récente.
La connaissance des us et coutumes, des différentes hiérarchies sociales du groupe, de l’impact de l’âge, du sexe de la caste, sur le phénomène dont on veut rendre compte est un impératif pour la recherche. Lorsqu’on interroge sa propre culture avec un regard autre, rien de ce qui semblait aller de soi, ne va de soi. L’on découvre à ses dépens qu’il n’y a pas plus difficile que la connaissance de soi!
Mais cette connaissance est fondamentale à toute réappropriation des éléments culturels qui entrent dans la constitution de notre identité, une identité mise à rude épreuve justement par le seul regard des autres, fussent-ils des plus neutres. L’ethnocentrisme occidental ou oriental n’a pas fini de produire des jugements de valeur à partir de normes qui ne sauraient être les seules références. Mais ces jugements conjugués à une supériorité technologique et une domination culturelle, ont fini par déboucher sur une réelle désorientation de l’éthique et de l’esthétique amazighes, plus que jamais menacées dans leur essence, avant même qu’elles n’aient été interrogées et comprises.

La littérature
traditionnelle

La littérature amazighe traditionnelle, essentiellement orale, comprend les différents genres de la littérature orale: l’épopée, la chronique, le conte, la légende, le mythe, le proverbe, la morale, la devinette, l’anecdote, l’énigme, la poésie, etc. Ces différents genres de la littérature amazighe font partie intégrante du patrimoine immatériel amazigh, transmis de génération en génération par le biais de l’oralité, grâce à une mémoire collective où les femmes  ont joué un rôle déterminant de par leur rôle central dans la constitution et la pérennité de la famille et la socialisation des enfants. Elles sont de ce fait les gardiennes par excellence des spécificités profondes des Amazighs.
Ce sont surtout les femmes rurales qui ont véhiculé la langue et la culture amazighes et, donc, assuré leur survie face à des langues et cultures beaucoup plus puissantes comme l’arabe, le français et l’espagnol. C’est ainsi que la littérature orale amazighe, qui constitue un patrimoine porteur de la singularité du peuple amazigh, est largement féminine de par ses genres (contes, chants, etc.), et surtout de par les sujets qu’elle traite (amour, courtoisie, mariage, folie, nature, haine, etc.) lors des différents rites qui ponctuent la vie de la communauté amazighe traditionnelle.
La littérature orale amazighe, support de l’expression identitaire, était, comme le montre un immense répertoire, une littérature forte, variée et riche. Mais à cause des conditions de vie de plus en plus difficiles des Amazighs et le dénigrement de cette littérature,  la créativité dans les différents genres de la prose amazighe, n’a pas beaucoup évolué. Ce qui n’a pas empêché cet héritage de constituer un réservoir intarissable où puisent les auteurs marocains et même étrangers.
L’absence d’une histoire de la poésie amazighe constitue en soi un obstacle qui rend difficile toute tentative de typologie d’une pratique poétique qui se caractérise par la diversité et la pluralité. En effet, cette absence d’une histoire de la poésie amazighe, met le chercheur dans une position délicate quant à l’appréhension de toutes les pratiques poétiques, ce qui nous pousse, à plus de prudence et de réserve.

La poésie orale
traditionnelle

C’est la poésie chantée en duel d’Ahidous, celle chantée à toutes les occasions: mariages, enterrements, circoncisions, mais aussi celle composée et déclamée par tout un chacun lors d’un voyage ou d’un travail (izli, tamawayte). C’est encore la poésie des imdiazn, ces poètes professionnels ou artistes de la parole qui constituent une véritable caste et dont le rôle était central et demeure encore important dans une société où tout était collectif jusqu’à l’apparition du capitalisme occidental au début du siècle dernier. C’est une poésie recherchée pour son esthétique, mais aussi et surtout pour sa portée moralisatrice, politique ou historique. C’est une poésie qui aborde tous les thèmes de la vie : la justice, l’égalité, l’hospitalité, l’équité, la générosité, la solitude, la passion, la folie, mais aussi la bravoure, le courage, l’amour et la mort, comme cela a déjà été signalé par Michel Peyron dans Issaffen ghbanin (Rivières profondes): elle est le fruit d’une « intellectualité rurale».
La poésie va de izli, pluriel izlan, haïku chanté à deux vers, à tayffart ou tamdiazt, long poème qui peut atteindre des centaines de vers comme c’est le cas chez  Bouazza N Moussa, en passant par une panoplie de chants comme tamawayte, un chant incantatoire, une longue mélodie très prisée  pour les sensations fortes qu’elle procure. La poésie amazighe, en tant qu’art du langage, fonctionne comme toute poésie et tire sa spécificité de la culture et de la civilisation amazighes, plusieurs fois millénaires. Dans ce sens, cette poésie est le reflet de l’homme amazigh, de sa cosmogonie, de ses attentes et angoisses, qu’elle exprime et suggère à travers ses rythmes, ses images, ses harmonies musicales, ses chorégraphies et sa gestualité.
 Mais cette poésie se ressent également des mutations qu’a connues et connaît la société amazighe, si bien qu’on peut distinguer deux types de poésie qui correspondent à deux périodes: une poésie traditionnelle liée au chant et donc à l’oralité et qui compte encore aujourd’hui des dizaines de poètes; une poésie moderne écrite qui émerge dans une dynamique sociale et culturelle caractérisée par des changements rapides de la société. Cette nouvelle poésie n’établit nullement une frontière imperméable avec l’oralité, car si certaines productions présentent une certaine rupture avec la tradition orale, d’autres constituent une continuité par rapport à cette dernière, dans la mesure où elles puisent dans ce patrimoine et en respectent les règles.
La poésie dans la culture orale vise trois objectifs: elle est didactique, sociale et artistique. D’une part, l’harmonie qu’engendre l’agencement des rythmes et des sonorités musicales facilite la mémorisation et résout ainsi le problème de la mémoire et de la conservation du savoir et de sa transmission. D’autre part, la poésie contribue à la socialisation et à l’intégration des individus dans le groupe par l’intermédiaire d’une vision commune des choses et du monde. Enfin, elle répond à un besoin commun à tous les êtres humains: le besoin esthétique, car chaque peuple ressent la nécessité de se reconnaître comme beau à travers ses œuvres d’art (ici la tradition orale).

Le poète traditionnel
Amdiaz, le poète traditionnel, avait et a toujours un pouvoir réel et était écouté dans la société amazighe. Sa poésie est nettement marquée par son milieu  social. Mais, dans le type tayffart, le patriotisme,  la liberté, le courage,  la résistance, la cohésion du groupe, mais aussi la rupture et la nostalgie pour un monde ancien magnifié apparaissent comme des thèmes récurrents de ces dernières décennies, eu égard à une mémoire collective hantée par les résistances continuelles à l’envahisseur; à tel point que la poésie amazighe peut être considérée comme une poésie de la résistance. Tayffart ou tamdiazt, d’essence mystique et politique  est une spécificité du Moyen Atlas, spécificité dont l’amdiaz nous présente lui-même les fonctions dans la société amazighe traditionnelle.
Dans le poème traditionnel sont posés les problèmes de la parole et de son art face ou en opposition aux doctes de la religion islamique qui commencent à concurrencer le pouvoir des poètes, un pouvoir et des devoirs inhérents à cet art et de sa mémoire.  Avant d’exercer le pouvoir de la parole, le poète justifie ce pouvoir. Cette parole est orale, amazighe, une parole différente de celle des doctes qui est écrite, donc figée et surtout exogène, donc inaccessible au grand public.
Dans la société amazighe, la notion d’analphabétisme est une notion exogène, dénuée de sens local. C’est ce qui explique que le poète amazigh se compare  sans réserve aucune aux lettrés : «Nous sommes pareils aux doctes, seule notre langue est différente », dit un poète qui   se méfie et méprise même  ces doctes car ils introduisent un savoir et des valeurs étrangères au groupe, ce qui risque de le déstabiliser.
Comme un aâlim, un savant religieux, qui s’appuiera sur les livres, ou un universitaire qui s’appuiera sur une thèse pour justifier sa compétence, le poète amazigh, chaque fois qu’il prend la parole, rappellera donc son droit à cette parole considérée comme sacrée dans le contexte culturel et social où elle se produit. Dans ce contexte, il n’est pas donné à n’importe qui de devenir poète ; il n’est pas facile d’accéder à ce statut qui nécessite un parcours initiatique doublé d’un long apprentissage pratique, qui font du poète  un intellectuel de la société amazighe traditionnelle.
C’est une poésie dite « dans » et non « pour » le public, ce qui lui confère une présence réelle dans la société à travers ighimi n imdiazn (les prestations des poètes), ahidous, la danse collective amazighe où s’entremêlent duels poétiques, chants et danses. Parce qu’il ne s’agit pas de rapports de force et de pouvoir, la poésie prend souvent la forme de dialogue entre poètes. Intimement liée à la société amazighe rurale traditionnelle, avec ses mythes et ses rites, la poésie amazighe tire sa spécificité d’une cosmogonie paysanne et d’une histoire millénaire transmises par la communication orale.
Certains poèmes s’imposent par leur force esthétique et leur message poétique. Ils sont relayés de bouche à oreille et de génération en génération, de contrée en contrée, et arrivent même à dépasser le cadre de la région. C’est le cas de poètes comme Tawgrat Oult Aissa, Bouazza N Moussa, Ihinagen… Dans ce sens, le poète amazigh traditionnel, homme ou femme, accompagne les événements de son groupe, y participe même, les immortalise à travers des poèmes épiques.
La femme a marqué cette poésie par son apport et son empreinte. Selon Michaël Peyron,  les «  cérémonies relevaient principalement de la compétence des femmes, à l’image de la célèbre poétesse aveugle d’Aghbala, Tawqrat n-Ayt Sukhman. L’esprit vif, la langue bien pendue, elles promenaient un regard peu amène sur le comportement masculin, chantant la gloire des preux, tout en accablant les pleutres. A tel point que ceux qui avaient démérité, frappés d’opprobre collectif, ne vivaient plus que dans l’attente d’une reprise des hostilités, qui leur permettrait de se racheter aux yeux des leurs »
Si la bénédiction d’un saint est un préalable important pour devenir poète, cette bénédiction est insuffisante car une formation auprès des poètes confirmés est nécessaire. Pour accéder à la caste des poètes, le parcours est long, semé d’examens où le public a son mot à dire, car la poésie amazighe n’est pas toujours dite « pour », mais souvent « dans » le public, surtout lors des joutes poétiques où l’improvisation est un critère fondamental dans l’évaluation de la compétence des poètes et leur hiérarchisation. Petit à petit, le jeune poète prend sa place dans la hiérarchie des poètes. L’audience de certains d’entre eux dépasse parfois  la tribu, la région et parfois même le pays.
La culture orale amazighe entoure la poésie d’une éthique que tout vrai poète ne peut transgresser. Cette éthique trouve sa raison d’être dans la croyance profonde que la parole est un don divin et que ce don en tant que pouvoir n’est accordé qu’à certains élus, assorti de conditions et obligations. Le poète est donc conscient de ce que son autorité lui impose en même temps des devoirs à l’égard de Dieu, de sa communauté, de l’humanité en général. Parmi ces devoirs: prodiguer sagesse et savoir (comme s’il récitait le Coran); veiller au respect des valeurs morales et dénoncer toute dérive; informer le groupe dans sa langue; dire la vérité; défendre le groupe contre tout danger;  conserver les informations dans sa mémoire et les transmettre aux générations suivantes.
De ces obligations, découlent donc plusieurs fonctions pour amdiaz dans la société amazighe: il est la conscience vivante du groupe, le gardien de ses valeurs morales et spirituelles, son protecteur, son journaliste, son historien et sa « bibliothèque » où sont conservées toutes les informations les plus importantes, surtout celles qui concernent les événements qui ont marqué l’histoire du groupe. Ce sont ces fonctions qui ont amené les poètes amazighs à privilégier le réel et même l’action en temps de crise dans leur démarche.

* Docteur en littérature comparée


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