Abdelhadi Khaïrat reconstitue le film des événements


Libé
Samedi 19 Juin 2010

Les émeutes du 20 juin 1981, isolées de leur contexte politique ambiant, n’auraient pas constitué un événement à proprement parler. L’Etat avait totalement et délibérément marginalisé le mouvement national et les partis politiques en général, optant pour une politique de l’amalgame en créant des partis administratifs et donnant des ordres pour se ranger derrière eux, tant et si bien qu’un seul parti administratif avait récolté, en un temps record, la majorité des sièges lors des élections législatives. Dans ce contexte empreint de tensions politiques et sociales, aiguillonnées par les flambées répétitives des prix des produits de base, notamment le pain, l’huile, le beurre et le sucre, éclate la grève générale de 1979 qui a été couronnée d’un grand succès. En contrepartie l’Etat a pris une sacrée revanche sur les syndicalistes en licenciant d’un seul coup près de 2000 cadres, actifs dans les secteurs notamment de l’Enseignement et de la Santé, ainsi que dans ceux des Phosphates, des collectivités locales et de la Poste. Ce sont ces cadres qui encadraient l’action syndicale au Maroc. En prenant pour cible ces cadres militants, c’est en effet la tête du corps syndical qui était visée par le pouvoir. Tous les moyens étaient bons pour y parvenir, l’Etat ayant usé et abusé du pouvoir. Dans cet esprit, souligne Abdelhadi Khaïrat, alors secrétaire général de la Jeunesse ittihadie et l’un des acteurs principaux du champ syndical et social, la Confédération démocratique du travail (CDT) avait demandé à voir le ministre de l’Intérieur. A ce stade, une entrevue était prévue au siège du même ministère. Le secrétaire général de la CDT, Noubir Amaoui, s’est en effet présenté au siège du ministère. Sauf qu’il n’a été reçu par personne, ce qui lui a donné, et pas vraiment à tort, le sentiment qu’on voulait l’humilier. Au fait, c’était tout le milieu syndical qui était concerné par cette humiliation. C’est cette goutte qui a fait déborder le vase, pour reprendre une expression consacrée. Ce point y était pour beaucoup dans la prise de la décision de la grève du 20 juin 1981. Devant cette situation, Noubir Amaoui n’a pas eu l’embarras du choix. Il quitte le ministère de l’Intérieur et se rend directement chez Abderrahim Bouabid pour lui faire part de l’histoire de sa longue et néanmoins infructueuse attente au siège du même ministère. « Pourquoi n’as-tu pas immédiatement quitté après que tu te sois aperçu qu’il n’y avait personne pour se porter à ton accueil? », lui a dit le leader socialiste regretté. « Vous êtes forts uniquement dans le chahut au milieu de vos sièges », lui reproche Abderrahim Bouabid, sur le ton de la réprimande. A ce moment, la décision de la grève est scellée. Et c’est Abderrahim Bouabid qui l’avait prise, témoigne Abdelhadi Khaïrat, membre du Bureau politique de l’USFP. Cette donnée, ajoute M. Khaïrat, je l’ai vérifiée après avoir écrit un article que je voulais publier sur les colonnes du journal « Al Moharrir » au sujet de la crise sociale qui plombait le pays. A ce moment, j’ai envoyé l’article par fax au siège de la CDT, à Derb Omar, à Casablanca. J’ai alors pris contact avec Noubir Amaoui et il m’a répondu que l’article serait utilisé sous forme de communiqué d’appel à la grève. J’étais alors au siège du parti à Rabat. Passé ce moment, j’ai rencontré mon camarade Mohamed Lahbabi qui m’a révélé l’intention de Noubir Amaoui. Grande fut ma surprise d’apprendre par M. Lahbabi que la décision de la grève avait été prise par Abderrahim Bouabid, en présence de Noubir Amaoui. A cet instant, j’ai pris langue avec Mohamed Achaâri et Mohamed El Khou. Nous avions introduit quelques modifications dans l’article. Parmi les présents, figurait également Ahmed Adardour. Conscients des risques que présentait la décision de la grève et de la sensibilité du moment, nous avions appelé le regretté Saïd Jaddaoui pour nous prendre des photos souvenirs. Nous nous attendions à ce que nos sièges soient fermés et nous avions le sentiment que les autorités allaient mener une violente campagne de répression. En contrepartie, toutes les instances du parti s’étaient mobilisées pour réussir la mise en œuvre de la décision de la grève, militants et presse ittihadie. Le communiqué sera édité par les sections du parti. A Rabat par exemple, pas moins de 200.000 exemplaires avaient été édités par l’imprimerie Kawtar. On apprendra que le propriétaire de cette imprimerie avait été enlevé. Le ministre de l’Intérieur avait alors évoqué le communiqué lors d’une conférence de presse. Dans la foulée de ces événements, les manifestations avaient commencé dans les grandes villes. Les commerces avaient dû fermer, les moyens de transport tourner au ralenti. L’armée, forces auxiliaires, ainsi que des éléments de la gendarmerie seront appelés en renfort, après que les agents de la police aient été débordés, notamment dans les villes de Fès, Casablanca, Tanger, Rabat, Salé … Abderrahim Bouabid, se rappelle Abdelhadi Khaïrat, s’était rendu à Paris pour se faire opérer d’un œil. Les événements avaient alors échappé à tout contrôle. Les organes de presse internationaux en feront leurs grosses manchettes. Radio France Inter avait réalisé une interview avec Abderrahim Bouabid au sujet de ces événements, lui demandant si le Roi du Maroc était responsable de ce qui s’est passé. Le regretté Bouabid lui a répondu que le défunt Roi était un chef d’Etat et, du coup, il était responsable de ce qui est arrivé. Le Roi avait alors prononcé un discours avant de s’envoler vers Naïrobi où il devait participer à un sommet africain. Il a dit que ces événements ne pouvaient provenir que d’un peuple vivant. En même temps, il a fait allusion aux « traîtres » qui parlaient à l’extérieur du pays. Abderrahim Bouabid est alors rentré. A Naïrobi, le Maroc avait accepté l’idée du référendum autour du Sahara. A. Bouabid a réagi en exprimant, au nom de l’USFP, le rejet de l’option du référendum. Ce point était le seul sur lequel il n’y avait pas de consensus. Une vague d’arrestations a été déclenchée parmi les dirigeants du parti, dont Abderrahim Bouabid, Mohamed Mansour, Mohamed Lahbabi, Mohamed Elyazghi, Mohamed Lahbib Fourkani. MM. Mansour et Fourkani écoperont de deux ans de prison avec sursis, tandis qu’une peine de deux ans de prison ferme sera infligée à A Bouabid, M. Lahbabi et M. Elyazghi. Ces derniers seront incarcérés à la prison Laâlou avant d’être transférés vers le bagne de Missour. Dans ce contexte, il sera procédé à l’arrestation d’un grand nombre de syndicalistes, notamment sur l’axe Rabat-Casablanca. Parmi les victimes de cette vague, figuraient Noubir Amaoui, Lemrani, Lebzaoui, Chennaf, Mohamed Karam, Mustapha Cherkaoui (alors membre du bureau politique chargé de la presse du parti), le SG du Syndicat des petits et moyens commerçants Moulay Moustaghfir, Abdelhadi Khaïrat, Tayeb Mounchid, Mohamed Achaâri, Abdelkbir Malki, le tout ajouté à un nombre important de cadres syndicaux et de membres du bureau de la section locale du parti à Rabat.     


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