Dans ses peintures comme dans ses écritures, Haji déclare une vive hostilité contre le pseudo-traditionalisme, en donnant libre cours à ses sentiments raisonnés et indépendants de sa propre individualité, et ce en dehors de tout système et sans parti-pris. Cette déclaration radicale et pourtant mesurée définit clairement son credo plastique : art de lucidité, de sincérité, impliquant l'examen critique et le rejet systématique d'une «approche statique et stéréotypée».
Avec la mémoire du phénix, l'intensité expressive s'assure avec certitude: sa peinture narrative est identifiée de fait à la peinture de genre, puisque «la peinture est un art essentiellement concret et ne peut consister que dans la représentation de choses réelles et existantes», comme disait Courbet. Cette brèche ouverte par la mémoire du phénix est suivie par des tableaux, qui s'intéressent aux scènes de la vie autobiographique donnant corps aux états d'âme.
Autour de ces œuvres maîtresses, plusieurs centaines de scènes se composent comme un poème de la nature. Aussi variés que les motifs dont ils s'inspirent, des « remises » en cause des paradoxes et des crises du sens se développent loin de toute concession à l'envie de plaire et de vendre.
Ses unités plastiques sont conditionnées par l'acte expressionniste de renouer avec les aspects les plus transparents de son romantisme tragique, mais proclament surtout sa dette à l'égard de poètes maudits et de militants avant-gardistes. Son univers visuel éloquent oriente la peinture poétisée vers la recherche d'une langue qui soit « de l'âme pour l'âme », résumant ainsi parfums, sons, couleurs, pensées, sensations et blessures.
Le symbolisme selon cet artiste polyvalent est une mise en symbiose entre des formes capables à la fois d'évoquer une réalité militante vécue et d'inviter le récepteur avisé à un véritable déchiffrement : d'abord voué à créer des impressions - notamment par l'harmonie picturale - un souci de rigueur l'infléchira bientôt vers la recherche d'un langage personnalisé.
L'artiste se mêle aux forces de la nature humaine et agit comme témoin de l'histoire. Il est convaincu que l'art peut capter le sens créatif des états d'âme et c'est pour cela qu'il rejette l'abstraction absolue. Concrètement, Haji se laisse influencer au début, comme un grand nombre d'artistes peintres, par la figuration classique et sa loi optique sur les contrastes simultanés. En même temps, il a tenu à pénétrer dans les domaines de l'inconscient et de la perception analytique et critique.
Sur sa haute solitude au sens existentiel du terme, Jacqueline Ribet, artiste peintre, a écrit : « Une sensation de chaleur humaine dans les peintures de Said Haji. Les couleurs sont chatoyantes, avec une technique variée. Ce qui attitre mon attention dans ce travail c'est le thème très engagé qui témoigne d'une période obscure vécue par l'artiste. D'ailleurs, les séquelles de cette période de métamorphose intellectuelle se dégagent facilement de son apparente timidité et de son calme énigmatique. Il n' y a pas de doute : cet homme a vécu longtemps seul devant ses toiles. »
De son côté, Georges Lapassade, anthropologue, a confié aux passionnés d'art onirique : « Non loin du rêve, les sujets prennent vie du côté intérieur de l'être tandis que la réalité s'y reflète, portant dissimulée derrière les voiles de l'imaginaire. Non loin de la théâtralité, le dialogue entre l'imaginaire et le réel se pare d'une réflexion sur notre perception de l'existence humaine et de la réalité».
L'art de Said Haji tranche par sa vigueur sur les artifices et les compromis. Il rend enfin compte d'une part grandissante de la peinture de figures, des scènes humaines et des entités iconographiques des différents courants symbolistes. Le style s'efface derrière la primauté du sujet, appelé à d'incessants bouleversements et débordements.
L'art comme devoir de mémoire
Sur l'univers symbolique de Said Haji, Abderrahman Benhamza, poète et critique d'art, nous révèle : «Voici une oeuvre plastique que nous pouvons qualifier volontiers de symbolique, dans le sens où ce sont les "idées", partant le ou les thèmes qui inspirent les formes et leur dictent leur signification. Bien sûr, Saïd Haji n'est pas un peintre du signe comme on l'entend habituellement, au Maroc du moins, chez nombre de nos artistes dont le représentant majeur reste Ahmed Cherkaoui. Il ne fréquente pas non plus les préoccupations communautaires de l'abstraction telle qu'elle fut professée (et continue de l'être ailleurs) par l'Ecole de Casablanca dans les années 60 et 70, une abstraction alors soucieuse d'identité et rebelle à ce qui était taxé de folklorisme et de naïvisme; une abstraction d'avant-garde cela va sans dire, allant de pair, à l'époque, avec des prêches gorgés de littérature socialisante et de militantisme forcené. Aujourd'hui, une avant-garde devenue horloge décalée, exsangue de toute vitalité et peau de chagrin, n'empêche qu'elle fut quand même bonne mère nourricière, pour certains!
La peinture de Saïd Haji se souvient pourtant de cet enthousiasme innovateur, qui phagocytait et obnubilait l'espace plastique marocain, appelant à cor et à cri au rejet dynamique de tout héritage colonial, de toute obédience faite au pouvoir établi, lequel maintenait et défendait, par la complicité interposée de la bourgeoisie, la sensibilité vermoulue et le confort vénéneux.
Elle s'en souvient à travers des évocations atmosphériques aux dominantes chromatiques chaudes et aux traits incisifs, des contrastes d'une vigueur expressionniste, un choix paradigmatique de motifs sciemment limités et formant le canevas d'une "histoire" autobiographique et narrative, limités disions-nous, ces motifs, comme le seraient alors les clés d'une énigme, ou d'un lieu hermétiquement clos qui serait le cas échéant l'espace carcéral.
Haji raconte donc, par la voix de ses personnages affichant désespoir, solitude, souffrance; à travers ses masques et ses silhouettes, métaphores échotiques d'une vie spoliée; ses colombes tantôt volant dans le noir de ciels fantasmés, tantôt préludant des possibilités de liberté qui ne laissent pas de sous-entendre d'indicibles cauchemars; à travers ses fils de fer barbelés qui en disent long sur la réalité d'un inconscient collectif pavé de gouttes de sang tues, de doléances et de revendications indéfiniment refoulés; enfin à travers le portrait historique d'un Che, symbole universel de ces lendemains qui ne chantent plus.