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Cet hommage à feu Abed, en ce dit 40ème jour, lui est adressé en personne, si l’on peut dire. En conséquence, c’est essentiellement libéré des flots de soucis politiques ou philosophiques absolument subalternes que je voudrais évoquer notre regretté défunt et souligner, ici, l’importance colossale de sa contribution à l’évolution de la presse écrite. Celle-ci, me semble-t-il, est bien plus considérable, qu’une oeuvre écrite. Abed Al Jabri a accompli une petite révolution tranquille. Il a tourné le dos à la prose nonchalante ou purement littéraire qui savait instruire sans apprendre à informer et à communiquer. En homme moderne, il a visé l’avenir et par suite, l’accès du plus grand nombre à l’information. Il serait trop long de démontrer dans le détail la démarche de Jabri. Le fait est qu’il a été très vite séduit par la manière directe et moderne de penser et d’écrire. Séduit par la langue dite arabe de presse, devenue la langue des médias, voire leur principal idiome, notre défunt a de même été sensible à l’exigence de clarté qu’elle impose. Il a été également subjugué par les qualités qui embellissaient le métier de journaliste de la presse écrite selon la logique de la simplicité et de la limpidité de la langue dans laquelle on écrit les messages usuels et les informations destinées à la connaissance du grand public.
A cet égard, on doit se rappeler que jusqu’au moment où El Jabri est entré dans la carrière, ceux qui écrivaient étaient pour la plupart des hommes de lettres qui intervenaient dans la presse à propos de certaines questions d’ordre général. Nous les connaissons bien : ce sont de grands talents qui écrivaient dans les journaux mais qui n’étaient pas des journalistes. La révolution accomplie par Al Jabri a consisté à adopter pour la première fois un langage de presse qui se trouvait convenir à son propre tempérament et aux nécessités de la nécessaire professionnalisation du secteur, à l’époque. La réalité est toute simple : il a inventé l’arabe de presse avec sa logique, son vocabulaire et ses diverses règles qui obéissent non seulement aux exigences de l’écriture mais de plus aux impératifs dits de la communication.
Sur ce plan, nous avons une coupure « épistémologique » entre les débuts de la presse marocaine et de sa forme actuelle. La presse marocaine, maladroite dans ses premiers débuts à Tanger, se cherchant encore pendant la période du protectorat avec des plumes rassemblées autour de cénacles et de revues animés par des hommes de culture et généralement d’envergure, a affirmé sa modernité grâce à Al Jabri.
Il a su, avec maestria, se débarrasser de tout ce qui échappait à la logique de l’information la plus usuelle du terme pour se consacrer exclusivement au projet d’écrire dans une langue claire et accessible à tous. Non pas pour refaire l’expérience des Lumières mais plutôt dans une perspective moderne du droit à l’information pour tous. Al Jabri a véritablement émancipé la presse d’expression arabe. Al Jabri était, malgré la charge colossale de travail chaque jour abattue, un être disponible et avenant. Le travail était sa véritable joie, le secret de sa puissante et sereine présence. Il n’écrivait pas. Il obéissait à un instinct, une confiance naturelle et irrésistible, à une manière de force qui vous rappelle gentiment que l’écriture est davantage un talent, un don ! Un don inné chez Al Jabri. Je me souviens encore d’une discussion à ce sujet avec feu Magdi Wahba me disant sa fierté lorsqu’il lisait des écrivains comme Al Jabri et Laroui. La facilité avec laquelle Al Jabri écrivait était une prose sans fard ni fioritures. Mais, disons-le : une prose pour ainsi dire consciente et engagée dans son temps et pour le meilleur et le reste. Souvenons-nous que son reproche à Ibn Khaldoun est que ce génie n’a pas eu l’idée fondamentale de l’avenir comme si le temps n’était qu’un phénomène bi- dimensionnel ! Or, nous vivons l’avenir ou bien, comme diraient certains amis de Al Jabri, être c’est être de son temps, ce qui présuppose de notre part à la fois des attentes et des possibilités diverses, plus ou moins authentiquement exploitées.
En fait, c’est le mérite d’Al Jabri d’avoir choisi une voie que d’autres suivront mais qu’il fut sans doute le premier à ouvrir. Aussi notre regretté a-t-il assumé son choix dans la logique des médias et de la presse nouvelle. Ce qui lui permit d’écrire pour tout le monde. S’il a répandu un intérêt culturel ou prêché Averroès en Asie Mineure, qui pourrait lui en vouloir ? On ne peut que l’en louer. Depuis Ibn-Khaldoun, nous n’avons pas eu de contact culturel entre l’est et l’ouest arabo-musulmans aussi concret et efficace. Il a, tout seul, fait davantage que les diplomaties ordinaires. La réussite d’Al Jabri est sur ce plan porteuse de leçons pour le bon usage que l’on peut faire des intellectuels les plus avisés et de leur culture si précieuse à la compréhension mutuelle arabo-arabe ; sans oublier l’effet de ce genre d’action pour notre propre développement culturel. Il en résulte qu’il ne faut pas chercher l’originalité de notre regretté Abed El Jabri non seulement dans sa philosophie, mais également voire surtout dans sa puissance d’intégrer, cette véritable et authentique tour de Babel qu’est la langue qu’il sut apprivoiser pour servir la modernité communicationnelle . Il n’aurait pas eu une vision aussi ample s’il n’était pas un homme sensible à la culture.
A cet égard il faut savoir, en premier lieu, que Figuig où il est né n’est pas une oasis comme les autres. Elle garde dans sa mémoire le souvenir du juif Amon et Grec Doul Karnain ou Alexandre « bicorne de Macédoine ». Les historiens parlent à ce propos et à juste titre de marques d’une vieille civilisation…d’origine orientale par l’intermédiaire de l’Egypte. De plus, l’histoire de sa famille n’est pas étrangère à sa vocation. Cette dernière a occupé une place de prédilection dans cet important réseau de Zaouïas toujours soucieuses de « science », de connaissance et d’éducation. L’une des zaouïas les plus importantes en livres et manuscrits n’était-elle pas celle des Jabri ? Certes. Malheureusement, elle a été pillée, comme tant d’autres dans la région, ce qui n’a pas empêché de récupérer le fameux Moustafad. Al- Jabri, qui a grandi dans un climat d’une telle richesse culturelle a, durant toute sa vie, transmis avec générosité cette clarté d’esprit à laquelle il tenait tant. Clarté d’esprit acquise, également, dans les écoles, libres et brillantes, créées par le nationalisme des patriotes de Figuig. Ces écoles dont la pédagogie pratique permettait aux élèves de s’exprimer sans difficultés, sans avoir à apprendre les mille vers de la grammaire versifiée qu’imposait, alors, une éducation scolastique aussi lourde qu’inefficace. Dans ces écoles conçues par les nationalistes de Figuig, la langue arabe a été décomplexée grâce à l’accès direct à un enseignement assuré par des hommes aussi prestigieux que feu Abdeslam Wazzani. Il a été alors imposé aux étudiants de parler une langue châtiée et de façon aussi claire que les exemples en vigueur de la nouvelle grammaire égyptienne dite «la grammaire claire». Ceci pour tenter de cerner cette immense question « qui est Abed El Jabri ? ». Question pour laquelle il faudrait mobiliser bien des circonstances pour en faire vraiment le tour.
Ce fameux été 65 durant lequel nous avons travaillé ensemble, Al-Jabri terminait sa thèse toujours avec ce soin si particulier de ne pas surcharger son style par la conceptualisation spécifique propre à la philosophie et sa logique. Je garde en mémoire dans cette imprimerie où nous travaillions ensemble, ces instants fulgurants de joie laborieuse, sa facilité heureuse de triompher de toutes les complexités dans l’utilisation du style communicatif propre à la presse d’aujourd’hui afin de permettre, au mieux, la diffusion de l’information et de la circulation des idées. Sur ce plan, il aura été un maître efficace et discret qui sut opposer à un siècle difficile un front de courage et d’honneur.
*Ancien Ministre Membre de l’Académie
du Royaume du Maroc