40ème jour du décès de Mohamed Abed El Jabri : L’hommage de l’Académicien Mohammed Allal Sinaceur et les souvenirs de Issam El Jabri

Presse écrite : l’avant et l’après Abed Al Jabri


Par Mohammed Allal Sinaceur*
Mardi 8 Juin 2010

40ème jour du décès de Mohamed Abed El Jabri : L’hommage de l’Académicien Mohammed Allal Sinaceur et les souvenirs de Issam El Jabri
J’ai connu notre ami Abed Al Jabri, pendant les vacances de l’été 1965. Ces   vacances furent transformées,  pour nous,  Al Jabri et moi-même,  en une  saison d’intense activité. Nous devions, au moment où les autres étudiants et   fonctionnaires profitaient de la prodigalité exubérante de la vie estivale, assurer le  fonctionnement  normal  des  journaux de  l’UNFP.  Nous  étions ravis de  le faire.  Nous devions  travailler sous la supervision de  feu  Si Abderrahim  Bouabid, une personnalité forte, non  seulement figure de proue du  nationalisme marocain, mais un excellent  patron par la clarté d’esprit et la fermeté de la  pensée.  Bref,  ce fut, pour  moi,  surtout  l’occasion d’un véritable apprentissage  avec, de  plus,  une expérience  humaine  très enrichissante  grâce  à  Abed, toujours proche, accessible à tout moment, diligent  et sûr en tout.  
Cet hommage à feu Abed, en ce  dit  40ème jour, lui est adressé en  personne, si l’on peut dire.  En conséquence, c’est essentiellement  libéré  des flots  de soucis politiques ou philosophiques absolument subalternes que je voudrais  évoquer  notre regretté défunt et souligner, ici, l’importance colossale de sa contribution à l’évolution de la presse écrite. Celle-ci, me semble-t-il, est bien plus considérable, qu’une oeuvre  écrite. Abed Al Jabri a  accompli  une  petite  révolution  tranquille. Il a tourné le  dos à la  prose  nonchalante  ou  purement   littéraire   qui   savait   instruire sans apprendre à informer et à communiquer. En homme moderne, il  a visé  l’avenir  et par  suite,  l’accès du  plus  grand nombre à  l’information. Il serait trop long de démontrer dans le détail la démarche de Jabri.  Le  fait est qu’il a  été  très vite  séduit par la manière directe et  moderne de  penser et  d’écrire. Séduit  par la langue dite arabe de  presse,  devenue la langue des médias, voire leur principal idiome, notre défunt a de même été  sensible à l’exigence de clarté qu’elle  impose.   Il  a  été également subjugué par les qualités qui embellissaient  le métier de journaliste de la presse écrite selon la logique de la simplicité et de la limpidité de la langue dans laquelle on écrit les messages usuels et les informations destinées à la connaissance du grand public.
A cet égard, on doit se rappeler que jusqu’au moment où El Jabri   est entré dans la carrière, ceux qui écrivaient étaient pour la plupart des hommes de lettres qui intervenaient dans la presse à propos de certaines questions d’ordre général. Nous les connaissons bien : ce sont de grands talents qui écrivaient dans les journaux mais qui n’étaient pas des journalistes. La révolution accomplie par Al Jabri a consisté à adopter pour la première fois un langage de presse qui se trouvait convenir à son propre tempérament et aux nécessités de la nécessaire professionnalisation du secteur, à l’époque. La réalité est toute simple : il a inventé l’arabe de presse avec sa logique, son vocabulaire et ses diverses règles qui obéissent non seulement aux exigences de l’écriture mais de plus aux impératifs dits de  la  communication.
Sur ce plan, nous  avons une coupure « épistémologique » entre les débuts de la presse marocaine et de sa forme actuelle. La presse marocaine,  maladroite dans ses premiers  débuts  à Tanger, se cherchant encore pendant  la période du protectorat avec des plumes rassemblées  autour  de cénacles  et  de  revues animés par des hommes de culture et généralement d’envergure, a affirmé sa modernité grâce à Al Jabri.
 Il  a su, avec maestria, se débarrasser de tout ce qui échappait à la logique de l’information la plus usuelle du terme pour se consacrer exclusivement au projet  d’écrire dans une langue claire et accessible à tous. Non pas pour refaire l’expérience des Lumières mais  plutôt  dans une perspective moderne du droit à l’information pour tous. Al Jabri a véritablement émancipé la presse d’expression arabe. Al Jabri était, malgré la charge colossale de  travail  chaque jour abattue, un être disponible et avenant. Le travail  était sa véritable  joie, le secret de sa puissante et sereine présence. Il n’écrivait pas. Il obéissait à  un instinct, une confiance  naturelle et  irrésistible, à une manière de force qui vous rappelle gentiment que l’écriture est davantage un talent, un don !  Un  don inné chez Al Jabri. Je me souviens encore d’une  discussion à ce sujet avec feu  Magdi Wahba me disant sa fierté lorsqu’il lisait des écrivains  comme Al  Jabri  et  Laroui. La  facilité  avec laquelle  Al Jabri écrivait était une prose sans fard ni fioritures.  Mais, disons-le : une prose pour ainsi dire consciente et engagée dans son  temps et pour  le meilleur et  le reste. Souvenons-nous que  son  reproche à Ibn Khaldoun est que ce  génie n’a  pas eu l’idée  fondamentale de l’avenir   comme  si le  temps n’était qu’un  phénomène  bi- dimensionnel !  Or,  nous   vivons l’avenir ou bien, comme  diraient certains amis  de  Al  Jabri, être  c’est  être de son temps,  ce qui  présuppose  de  notre  part à la fois  des  attentes et des  possibilités diverses, plus ou moins  authentiquement exploitées.
En fait,  c’est le mérite d’Al Jabri d’avoir choisi une voie que d’autres suivront mais qu’il  fut  sans doute le premier à  ouvrir. Aussi notre  regretté a-t-il            assumé son choix dans la logique des médias et de la presse nouvelle.  Ce qui lui permit d’écrire  pour tout le monde. S’il a répandu un  intérêt culturel ou  prêché    Averroès  en  Asie Mineure, qui pourrait lui en vouloir ?   On ne peut que l’en   louer. Depuis  Ibn-Khaldoun, nous n’avons pas eu de contact culturel  entre l’est et l’ouest arabo-musulmans aussi concret et efficace. Il a, tout seul, fait davantage que les diplomaties ordinaires.  La réussite  d’Al Jabri est  sur ce  plan  porteuse  de leçons  pour  le bon usage que l’on  peut faire des intellectuels les plus avisés et de leur culture si  précieuse  à la  compréhension  mutuelle arabo-arabe ; sans oublier l’effet de ce genre d’action pour notre propre développement culturel.  Il  en  résulte qu’il ne faut pas chercher l’originalité de  notre regretté Abed El Jabri  non seulement dans sa  philosophie,  mais également voire surtout dans sa puissance d’intégrer, cette véritable et  authentique tour de Babel qu’est la langue qu’il sut apprivoiser  pour servir la  modernité   communicationnelle . Il n’aurait pas eu   une vision aussi ample s’il n’était pas un homme sensible à la culture.
A cet égard il faut savoir, en premier lieu,  que Figuig où il est né  n’est pas une oasis comme les autres. Elle garde dans sa mémoire le souvenir du juif Amon et  Grec Doul Karnain ou Alexandre « bicorne de Macédoine ». Les historiens parlent à ce propos et à juste titre de marques d’une vieille civilisation…d’origine orientale par l’intermédiaire de l’Egypte. De plus, l’histoire de sa famille  n’est pas étrangère à sa vocation. Cette dernière a occupé une place de prédilection dans cet important réseau de Zaouïas toujours soucieuses de « science », de connaissance et d’éducation. L’une des zaouïas les plus importantes en livres et manuscrits n’était-elle pas celle des Jabri ? Certes. Malheureusement, elle a été pillée, comme tant d’autres dans la région, ce qui n’a pas empêché de récupérer le fameux Moustafad. Al- Jabri, qui a grandi dans un climat d’une telle richesse culturelle a, durant toute sa vie, transmis avec générosité cette clarté d’esprit à laquelle il tenait tant. Clarté d’esprit acquise, également, dans les écoles, libres et brillantes, créées par le nationalisme des patriotes de Figuig. Ces écoles dont la pédagogie pratique permettait aux élèves de s’exprimer sans difficultés, sans avoir à apprendre les mille vers de la grammaire versifiée qu’imposait, alors, une éducation scolastique aussi lourde qu’inefficace. Dans ces écoles conçues par les nationalistes de Figuig, la langue arabe a été décomplexée grâce à l’accès direct à un enseignement assuré par des  hommes aussi prestigieux que  feu Abdeslam  Wazzani. Il a été alors imposé aux étudiants de parler une langue châtiée et de façon aussi claire que les exemples en vigueur de la nouvelle grammaire égyptienne dite «la grammaire  claire». Ceci pour tenter de cerner cette immense question  « qui est Abed El Jabri ? ». Question pour laquelle il faudrait mobiliser bien des circonstances  pour en faire vraiment  le tour.
Ce fameux été 65 durant lequel nous avons travaillé ensemble, Al-Jabri terminait sa thèse toujours avec ce soin si particulier de ne pas surcharger son  style par la conceptualisation spécifique propre à la philosophie et sa logique.    Je garde en mémoire dans cette imprimerie où nous travaillions ensemble, ces instants fulgurants de joie laborieuse, sa facilité heureuse de triompher de toutes les complexités dans l’utilisation du style communicatif propre à la presse d’aujourd’hui afin de permettre, au mieux, la diffusion de l’information et de la circulation des idées. Sur ce plan, il aura été un maître efficace et discret qui sut opposer à un siècle difficile un front de courage et d’honneur.

*Ancien Ministre Membre de l’Académie
du Royaume du Maroc



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