-
À Sète, Mustapha Jmahri explique l’identité maritime d’El-Jadida
-
Journée culturelle bissau-guinéenne au Théâtre Mohammed V : Bonnes performances du groupe «Netos de Bandim» et de l'artiste musicien Binham Quimor
-
La diversité culturelle du Maroc célébrée au Village de la Francophonie à Paris
-
"Le plus grand mariage du monde", un spectacle célébrant les traditions marocaines le 7 décembre prochain à Casablanca
Dans son dernier recueil de nouvelles Les Chrysanthèmes du désert, Mokhtar Chaoui dresse le portrait sans concession des espaces urbains et ruraux du Maroc. Le fil rouge qui traverse l’œuvre se trouve dans ces fleurs connotées, que l’on amène dans les cimetières. La nouvelle « Sidi Valentin » évoque un homme façonné malgré lui par tous les codes sociaux de la virilité masculine.
Ce dernier est incapable d’exprimer ses sentiments amoureux à l’égard de sa femme : « Faire l’amour à ma femme, je ne sais pas ce que c’est. Ce que je fais, ou plutôt faisais, c’est l’enfourcher et baver en elle mes frustrations puis m’endormir sans même m’essuyer ». Le jour de la Saint-Valentin, cet homme décide d’offrir des chrysanthèmes à son épouse et les embûches qu’il rencontre lors du trajet entre le marchand de fleurs et son domicile montrent que sa vie sociale n’est rien d’autre qu’une prison l’empêchant de comprendre ce qu’aimer veut dire.
Les onze textes du recueil aborde cette problématique. Ils sont marqués à la fois par l’humour de l’auteur, par la place que la sexualité occupe dans la société marocaine et par une certaine noirceur, un côté sombre exalté à travers le style littéraire. Mokhtar Chaoui est un peu à l’opposé de Mamoun Lahbabi, un autre écrivain important du champ littéraire marocain, qui cherche avant tout à mettre en avant ce qui peut être sauvé dans la société. Avec Mokhtar Chaoui, on sent que rien ne peut être sauvé. Ni la beauté, ni l’amour, ni les fleurs. Rien ne peut être sauvé, sauf par l’entremise de l'art. D'après l'auteur, seul l'art permet de rester optimiste et de croire en la perpétuation des valeurs humanistes. Par contre, c’est l’innocence qui est souillée, pervertie, abimée, comme on le voit dans les nouvelles « Les chrysanthèmes du désert », évoquant le viol d’une jeune fille par son époux, un vieux marocain résidant à l’étranger, ou bien « La femme du doyen ».
Dans ce texte, ce sont quatre étudiantes qui font un concours pour voir laquelle parviendra à coucher avec les professeurs de la faculté. Ce récit est bien entendu à prendre au second degré. Comme dans Permettez-moi Madame de vous répudier, Mokhtar Chaoui joue à désacraliser le monde universitaire, en présentant ces hommes de savoir tous plus machos les uns que les autres. Ces derniers peuvent se permettre de se comporter de manière indécente uniquement parce qu’ils occupent une position institutionnelle et qu’ils détiennent – pour reprendre la formule de Bourdieu – un capital symbolique grâce à leur titre d’universitaire. Ils vont être pris à leur propre jeu par des étudiantes capables de dépasser leurs maîtres dans les jeux du hasard et de la perversité. Comme le dit la nouvelle, il y a des scientifiques, des scientifric et des scientifilles.
Le regard de Mokhtar Chaoui est peut-être désenchanté mais jamais pessimiste. Il en est de même dans le dernier roman de Moha Souag, Nos plus beaux jours. L’œuvre évoque le périple d’un journaliste de Casa qui part en train à Marrakech pour interviewer El Haja Halouma, une célèbre cheikhat des années 70/80. Dans le compartiment, il fait la connaissance de Mouna, une danseuse qui se rend aussi dans la ville ocre. En relisant ses notes biographiques sur la cheikhat, il se rappelle avec amertume certains moments de sa propre existence, notamment lorsqu’il a dû annuler son projet de mariage avec l’amour de sa vie sous prétexte qu’il ne faisait pas partie des classes aisées.
Le journaliste a aussi un regard sombre sur cette théocratisation extrémiste de la société marocaine, teintée d’ignorance et de mépris, ou bien à l’égard de son journal qui retire de la publication finale certains de ses propos car ils ont peur « des réactions incontrôlées de certains milieux hostiles aux changements du code du statut social de la femme marocaine ». La référence implicite au film de Lahcen Zinoune Femme écrite n’est pas anodine. Elle rappelle que la place des femmes, des arts et la sensualité fait partie de l’histoire du monde arabe. Plus le train avance vers Marrakech, plus on sent les personnes avancer vers leur destin.
Les souvenirs du passé et l’accélération du temps présent s’enchevêtrent, fusionnent et montrent la grandeur des deux femmes du récit, à travers la musicalité du style de Moha Souag qui puise autant dans les chansons de Abdelhalim Hafez que dans les films égyptiens avec Farid El Atrache. Haja Halima incarne cette sensibilité artistique qui essaie de faire éclore l’art dans les années de plomb. Semblable à cette épouse décrite dans La femme du soldat, un autre roman de Moha Souag, elle a été brimée, enfermée, brutalisée par les hommes mais elle a eu la force de rompre avec l’aliénation patriarcale et a construit elle-même sa carrière artistique, en chantant et en dansant dans une troupe. Mouna incarne cette féminité marocaine du temps présent, attachée à ses racines culturelles mais renouvelant elle-même la tradition, en assumant son métier de danseuse et son corps aux yeux d’une société encore puritaine sur de nombreux points.
Mouna est une romantique, une passionnée mais elle n’a aucun état d’âme à l’égard du patriarcat et du moralisme. Si la littérature reste une production fictionnelle, il n’en demeure pas moins qu’elle a un rapport et un regard sur la vie. Et celui que nous font partager ces deux écrivains est de toute beauté…
* Enseignant chercheur
CRESC/EGE Rabat