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Rachid Alaoui
est un socio-économiste, expert en questions
relatives à l’intégration et aux discriminations en France.
Membre de la
section Emploi du CESER (Conseil
économique, social
et environnemental)
de la région
Champagne-Ardenne,
il milite dans le milieu
associatif issu
de l’immigration. Il est également président
de l’Association Agora les 2 Rives.
Libé : Pourquoi vous avez choisi le thème de «Diaspora marocaine» pour le dernier numéro de la revue Hommes et Migration dont vous avez assuré la coordination?
Rachid Alaoui : En 2003, j’ai coordonné un numéro de la revue Hommes et Migrations portant sur “Les Marocains de France et d’Europe”. A l’époque, quasiment personne ne parlait de diaspora marocaine. 10 ans après, le mot «diaspora» est en vogue ; il est entré dans le lexique journalistique, politique et institutionnel. Il est utilisé dès qu’il s’agit de rendre compte de toute forme de lien existant entre des Marocains résidant à l’étranger et leur pays d’origine. On ne compte plus le nombre de fois où nous voyons apparaître le mot dans les titres d’articles de presse et les intitulés de rencontres et de colloques : “Les écrivains de la diaspora”, “Les compétences de la diaspora”, “Entrepreneuriat et diaspora’’ ; tout ou presque peut faire partie de la diaspora. J’ai voulu savoir ce qui a changé en 10 ans dans la présence des Marocains à l’étranger pour qu’ils soient qualifiés de diaspora. C’est la raison de ce travail.
Pourquoi le mot «diaspora» est un concept qui fait beaucoup de polémique au Maroc alors qu’on utilise souvent «les Marocains du monde» ou «les Marocains résidant à l’étranger»?
La sémantique utilisée pour nommer les Marocains résidant à l’extérieur du Maroc et leurs descendants a évolué dans le temps. Dans la décennie 1960-1970, ils étaient qualifiés de travailleurs marocains à l’étranger (TME). C’est la dimension économique qui primait, l’exportation de la main-d’œuvre peu qualifiée était devenue une spécialité de l’économie marocaine. Avec la politique du regroupement familial et l’installation définitive dans les pays d’accueil, les Marocains de l’étranger sont définis par le lieu de résidence et appelés dès les années 1980, résidents marocains à l’étranger ou RME. A partir des années 90, les autorités marocaines prennent conscience du processus irréversible d’enracinement des Marocains dans les sociétés d’accueil, changent d’approche et mettent l’accent sur la consolidation des liens identitaires avec le pays d’origine, d’où la nouvelle désignation MRE (Marocains résidant à l’étranger). Autour de cette appellation officielle gravitent d’autres désignations comme : Communauté marocaine à l’étranger (CME), Marocains du monde (MDM) et depuis peu la notion de diaspora fait irruption dans certains discours officiels. Par ailleurs, je relève que les mêmes responsables officiels usent du mot diaspora sans en définir le sens, la portée et les limites ; en arabe, ils utilisent le mot “Al Jalia” dont la traduction en français est le mot “communauté” plutôt que diaspora!. Les mots utilisés pour décrire la réalité ne sont jamais neutres, ils traduisent des représentations et des modèles d’action différents.
Après avoir souligné les interrogations que soulève la notion de diaspora et dressé à grands traits un panorama sur la migration marocaine, peut-on qualifier les Marocains de l’extérieur de diaspora? Et si oui sur quoi se fonde-t-on?
Si toute diaspora résulte d’une migration, toute migration internationale n’aboutit pas forcément à une diaspora. Celle-ci n’advient que lorsque des conditions appropriées ont été réunies.
Dix ans sont passés entre les deux numéros que vous avez coordonnés, quel changement avez vous remarqué ? Quelle évolution a connue cette migration marocaine?
Il y a une consolidation des profondes mutations à l’œuvre depuis plus de deux décennies, à savoir sa féminisation, son rajeunissement (70% ont moins de 45 ans dont 20% sont nés à l’étranger) et son vieillissement. La migration marocaine est de plus en plus structurelle (toutes les régions du Maroc sont concernées), pérenne, mondialisée, établie dans plus de 100 pays, dans les cinq continents dont la majorité en Europe, (80% se répartissent entre la France, l’Espagne, l’Italie, la Belgique et l’Allemagne) et diversifiée avec de nouveaux profils d’immigrants. On observe également une hétérogénéisation sociale avec l’émergence d’une classe moyenne, (ingénieurs, financiers, commerciaux, médecins cadres administratifs, entrepreneurs …). Ainsi, les données de l’OCDE relatives aux résidents d’origine marocaine dans ses pays membres estiment à 16,4% le pourcentage de Marocains disposant de bac+6 (*Rapport de l’OCDE 2012). On observe également un fort taux de naturalisation; les Marocains connaissent le taux de naturalisation le plus élevé d’Europe. Ceux ayant la double nationalité (franco-marocaine) représentent 42% des MRE de France. Cette communauté est porteuse d’une pluralité d’appartenance et d’identité. Cette question a ravivé le débat sur la question de la double allégeance et les problèmes (de loyauté) que cela pose tant dans le pays d’origine que dans les pays d’accueil.
Dans le cadre de ces mutations, deux problématiques méritent qu’on leur accorde un intérêt particulier : les jeunes issus de l’immigration marocaine pour qui l’ascendance marocaine constitue également un marqueur identitaire, plus prégnant encore pour ceux qui rentrent régulièrement au Maroc avec une double présence que les réseaux sociaux ne cessent de nourrir et de renforcer.
La deuxième problématique est celle du troisième âge et des migrants vieillissants
Par ailleurs, le Maroc devenu un pays de transit et d‘immigration, continue à alimenter les flux migratoires vers les pays de l’OCDE. Avec 110 mille migrants en 2011, soit 2,1% du total des entrées enregistrées en 2011 dans les pays de l’OCDE, le Maroc se positionne à la 9ème place et la propension à émigrer demeure forte : 42% des Marocains disent envisager d’émigrer.
Vous avez dit que le Maroc est devenu un pays d’immigration. Comment expliquez-vous ce nouveau phénomène?
Vous avez dit que le Maroc est devenu un pays d’immigration. Comment expliquez-vous ce nouveau phénomène?
Oui. Le Maroc tout en restant un pays pourvoyeur de main-d’oeuvre, avec une forte propension à émigrer, est devenu à son tour un pays de transit et d’accueil d’immigration principalement des Subsahariens et dans une moindre mesure des immigrés originaires du pourtour méditerranéen et de l’Asie. Ce phénomène s’explique d’une part par la proximité géographique de l’Europe. L’Espagne se situe à seulement 14 kilomètres de la côte marocaine, et les enclaves occupées de Sebta et Mellilia sur la côte septentrionale du Maroc représentent littéralement «l’Europe en Afrique». Ces deux enclaves subissent une forte pression migratoire comme le montre le dernier assaut daté du lundi 17 février où une cinquantaine d’immigrants subsahariens sont parvenus à entrer à Mellilia, lors d’un assaut contre la frontière grillagée lancé par environ 200 clandestins selon les autorités locales. Sebta, n’est pas non plus à l’abri où au moins 14 migrants sont morts le 6 février (un drame qui a déclenché une vive polémique en Espagne sur l’action de la Guardia civil).
De ce fait, ces migrants en provenance de l’Afrique subsaharienne transitant par le Maroc avec l’espoir de rejoindre l’Europe, sont confrontés à une surveillance accrue aux frontières externes et aux mesures restrictives dans tous les pays de l’espace Schengen et se trouvent contraints de rester au Maroc pour une période relativement longue, voire pour certains de s’y installer et d’essayer de s’insérer dans la vie sociale et économique.
D’autre part, sous l’effet conjugué de la crise que connaissent certains pays européens et du dynamisme économique que connaissent certaines régions du Maroc (le Nord par exemple) grâce à des projets économiques structurants (Tanger-Med, Usine Renault, zones franches, TGV...), le Royaume attire de plus en plus d’Espagnols et de Français non seulement comme investisseurs mais comme candidats au travail, fuyant le chômage et à la recherche de meilleures conditions de vie professionnelle et personnelle.
Les pouvoirs publics se sont donc trouvés face à une situation à laquelle ils n’étaient pas préparés, d’où la prise de conscience de la nécessité de passer de réponses partielles et parcellaires et parfois incohérentes à l’élaboration d’une politique globale, concertée, cohérente et adaptée aux nouvelles réalités.
En effet, le Maroc doit inventer son propre modèle d’accueil et d’intégration des migrants sur son territoire qui n’est ni le modèle anglo-saxon fondé sur la reconnaissance des minorités ethniques et cultivant les différences, voire parfois le différencialisme, ni le modèle républicain, universaliste abstrait et réfractaire à la prise en considération des différences et des particularités des migrants, car ces deux modèles connaissent un épuisement et ont montré leurs limites comme le montre la crise d’intégration dans les pays ayant pratiqué ces deux modèles.
Vous soulevez la question de la troisième génération dans le pays d‘accueil et la première génération, les Chibanis. Est-ce que cela va changer l’image de cette émigration marocaine à l’étranger, à savoir d’un côté les jeunes et de l’autre les vieux?
Je pense que l’immigration marocaine se conjugue au pluriel et pas au singulier. La communauté marocaine est variée dans sa composition démographique et sociologique, hétérogène dans ses espaces d’installation, diverse dans ses parcours et trajectoires d’intégration et dans ses rapports aussi bien aux sociétés des pays d’accueil (devenus pour beaucoup des pays d’enracinement) qu’au pays d’origine. Par la force des choses, un processus de différenciation et de segmentation s’opère sur le long terme, ce qui n’empêche pas que parmi les multiples appartenances, le lien avec le pays d’origine demeure à des degrés divers structurant. Ce lien peut également s’étioler ou se consolider en fonction (entre autres) de la politique publique (de l’Etat marocain) à destination de la communauté marocaine. Toutes ces mutations profondes opérées dans la communauté marocaine changent sa physionomie ; par contre, les perceptions de l’opinion nationale comme de certains acteurs institutionnels peuvent être en décalage avec cette nouvelle réalité.
Pouvez-vous nous expliquer le constat que vous venez de faire?
Certains acteurs institutionnels ont une perception globalisante, uniformisante des Marocains de l’extérieur alors que la situation des Marocains à l’étranger diffère d’un pays d’accueil à l’autre. A titre d’exemple, la population marocaine qui réside dans le Golfe arabique est dans une situation problématique : ses droits humains, économiques et sociaux sont moins respectés que dans les pays européens. Les Marocains sont soumis à des contraintes particulières comme le système de la kafala et objets de multiples discriminations.
Comment voyez-vous l’avenir de la communauté marocaine à l’étranger et l’évolution de son rapport avec le pays d’origine, en relation avec le débat national actuellement sur la représentativité de 10% des Marocains à travers le monde ?
A mon avis, les mutations à l’œuvre depuis plus de deux décennies vont continuer à se consolider, à savoir la féminisation, le rajeunissement, l’élévation du niveau d’instruction, la qualification, les naturalisations, le vieillissement avec un accroissement des personnes âgées et les problèmes particuliers pour certains, comme la précarité financière, les difficultés d’accès aux droits sociaux, de santé et de logement. La question de la portabilité des droits notamment, constitue un problème majeur pour des femmes veuves qui se trouvent privées de leurs droits à cause des difficultés administratives. Les politiques publiques doivent accorder un intérêt particulier à ces mutations dans le cadre d’une stratégie concertée.
Quant à la question de la représentativité, le problème est celui de sa mesure : de quels instruments de mesure dispose-t-on? Dans l’état actuel des choses, on manque de données objectives et actualisées aussi bien sur le plan quantitatif que qualitatif.
Il y a la représentativité numérique : elle se tranche par le vote. C’est la manière la plus incontestable mais elle n’est pas la seule.
Sur le plan des acteurs associatifs, on peut relever trois types d’acteurs :
1/ Il y a un mouvement associatif composite qui s’occupe des aspects cultuels et accessoirement culturels. Ce mouvement est relativement bien structuré, très étendu, enraciné à des degrés divers et variés dans la communauté. Il s’est imposé dans une certaine mesure comme interlocuteur des collectivités territoriales et des autorités publiques pour négocier les revendications relatives aux lieux de culte.
2/ On peut noter également la présence des associations œuvrant dans le champ socio-culturel et civique (la défense des droits, l’accompagnement dans les démarches administratives, l’organisation de manifestations culturelles… ). Ces associations dans leur majorité disposent de peu de ressources humaines et financières et survivent grâce au bénévolat et à la solidarité des adhérents.
3/ Des ONG de développement :
Ce troisième type d’acteurs connaît une dynamique notable. Ce sont des organisations ayant pour objectifs la conduite de projets de développement au Maroc (valorisation des produits agricoles, artisanaux et touristiques, amélioration de l’accès de la population aux services publics : eau, électricité, assainissement, école, santé, transport, etc).
La participation dans la vie publique et politique interne du Maroc, consacrée par les articles 16, 17, 18 et 163 de la nouvelle Constitution (approuvée en juillet 2011) est portée principalement par un autre type d’associations civiques qui se distinguent par une présence médiatique lors de mobilisations sporadiques mais dont l’enracinement au sein de la communauté marocaine reste à démontrer.
En conclusion, je crois que sur la question de la représentativité comme les autres problématiques concernant les Marocains établis à l’étranger, nous avons besoin d’un diagnostic partagé, coproduit par les institutions chargées des Marocains résidant à l’étranger et les compétences présentes dans les pays d’accueil. Ce diagnostic doit permettre de décliner la communauté dans sa diversité, de la décrire dans la complexité de ses situations, de mettre en évidence sa multiplicité et son caractère composite. A partir de ce diagnostic, nous pouvons avoir un débat citoyen informé, loin des sentiers battus et de la langue de bois. Le Maroc sera l’invité d’honneur de l’Institut du monde arabe à partir du mois de septembre 2014. C’est peut être l’occasion de mettre en lumière cette autre dimension du Maroc contemporain.