Nasser-Edine Boucheqif : Ce qu’il faut réformer aujourd’hui, ce n’est pas la Constitution mais les mentalités


Propos recueillis par Abdelali Khallad
Samedi 20 Avril 2013

Nasser-Edine Boucheqif : Ce qu’il faut réformer  aujourd’hui, ce n’est pas la Constitution mais les mentalités
Poète, essayiste, dramaturge
et peintre, Nasser-Edine
Boucheqif est fondateur
et directeur du Centre
international de création
culturel et artistique
transdisciplinaire (C.I.C.C.A.T) à  Paris
en 1993. Il est également
fondateur
et directeur des éditions
Polyglotte-C.I.C.C.AT,
 fondateur des Rencontres
 internationales des créateurs euro-arabes et  membre de l’Union des poètes français.
Il a obtenu le Prix
d’interprétation  au Festival national du théâtre au  Maroc en  1980, le prix Tristan Tzara et la médaille des arts et de la culture  à Gabes en  1993; une distinction qu’il a refusée en signe de protestation contre l’emprisonnement
d’intellectuels tunisiens.
Avec 11 recueils poétiques,
9 pièces théâtrales, ainsi que d’autres publications
et participations à l’échelle mondiale, Nasser-Edine
Boucheqif est né à Oujda
le 4 septembre 1956. Il fuit souvant la poésie pour
embrasser le théâtre
qui dévoile ses multiples
talents littéraires
et artistiques.
Nous l’avons contacté
et réalisé cet entretien.


 Bon nombre de Marocains ont pu se frayer un chemin dans la littérature au sein des pays d’accueil. Est-ce qu'on peut considérer qu'il est plus évident de réaliser un tel parcours à l'étranger qu'en pays d'origine ?

Nasser-Edine Boucheqif : Cela dépend de votre capacité d’adaptation, de création et de dynamisme. Mais il n’est évident pour personne de se frayer un chemin dans le domaine de la création de manière générale, que ce soit au Maroc, en France ou ailleurs. Cela dit, si vous avez une œuvre, elle s’imposera dans la durée. Me concernant, c’est au Maroc que j’ai frayé mon chemin d’artiste d’abord par un travail quotidien au sein d’un groupe de théâtre jusqu’à obtenir une « reconnaissance» qui s’est traduite par un prix d’interprétation en 1980. Je ne parle de ce prix que d’un point de vue symbolique en lequel je n’ai jamais cru une seconde. Quant au parcours, il dépend du souffle de chacun, de la résistance à la facilité et à l’éphémère qui submergent la planète et qui font sur leur passage beaucoup de dégâts dans le milieu des artistes, des intellectuels et autres sensibles à l’artificialité.

Comment approchez-vous la thématique de la migration dans vos œuvres littéraires?

J’ai écrit dans les années 80 un certain nombre de poèmes de circonstance que j’avais publiés dans divers journaux et revues. Mais c’est dans deux pièces de théâtre (Les Hôtes du feu et Séances au pays des Sept Lunes) que j’ai abordé cette thématique difficile qu’est la question des migrations. Mais il est question d’un regard qui reste subjectif vu la complexité des problèmes liés à l’immigration. De manière générale, je ne cherche pas à traiter de la thématique de la migration dans mon écriture et ne me sens pas spécialement représentatif du phénomène de l’immigration et des migrations.

Comment évaluez-vous le statut des intellectuels migrants dans les pays d’accueil ?

Cela dépend du parcours intellectuel de chacun, de son éthique et de son rapport au monde. Il y a celui qui garde ses distances vis-à-vis des idéologies et celui qui épouse le premier discours venu pour des questions d’intérêts stratégique, économique, de célébrité….
Il y a de tout dans la diaspora : les opportunistes, les authentiques, les silencieux, les résistants…On ne peut trancher sur la question du statut de l’intellectuel vu la diversité des intellectuels en terres d’accueil.
Mais les intellectuels ne sont pas plus importants que l’ouvrier qui cultive sa salade dans un champ. Ils sont confrontés comme  le commun des mortels aux mêmes problèmes de travail, de logement ou de liberté d’expression au-delà de leurs statuts respectifs. Une chose est claire, le statut des intellectuels arabes a changé après la chute du Mur de Berlin, les émeutes de Los Angeles et particulièrement après les attentats qui ont frappé l’imaginaire de la planète le 11 septembre 2001 et où l’intellectuel arabe tout court est identifié au musulman (de préférence avec un profil de terroriste antioccidental).

Vous vous distinguez par une prolixité au niveau de la production littéraire en poésie comme au théâtre. Quel est le genre littéraire qui vous donne plus de possibilité d’expression et de créativité ?

Je me considère comme un créateur transdisciplinaire et m’intéresse à l’art et à la littérature dans leur ensemble. Je passe de l’écriture poétique à l’écriture théâtrale, ou de la peinture à l’essai ou encore de la mise en scène à la traduction, etc. Cela me permet de passer d’un genre à l’autre sans sombrer dans un processus répétitif qui  crée la redondance. Je n’ai pas de préférence pour telle ou telle pratique artistique ou littéraire. J’aime les œuvres qui se nourrissent à la fois de poésie, de philosophie, de peinture, de politique, d’esthétique…de la vie en somme. Toutes ces disciplines sont indissociables, se complètent et participent à la construction d’une œuvre.
L’homme a commencé par sentir avant de comprendre. Durant des siècles, il a gravé des signes sur la pierre et la roche et s’est identifié à la bête qu’il chassait pour se nourrir. Ce sont ces scènes-là de chasse, qu’il a mimées, dansées et accompagnées de ses chants pour célébrer ses moments de joie ou de crainte, ce sont ces rites qui, au fil du temps, ont été transmis par l’homme qui se sont diversifiés, enrichis par d’autres apports qui ont donné naissance à la poésie, à la danse, au chant, à la pensée, lesquelles sont devenues aujourd’hui des disciplines à part entière. Ce n’est que récemment que nous avons commencé à découvrir la spécificité de chaque discipline et il est de l’intérêt du poète, de l’artiste de comprendre l’ensemble pour donner à écouter ou à voir une œuvre équilibrée, totale.

Les mutations politiques au Maroc vues d'ailleurs, est-ce que vous pensez objectivement que l'esprit réformiste de la Constitution de 2011 commence à se concrétiser dans le réel marocain ?

Vous me posez une question politique compliquée. Pour tout vous dire, je déteste la politique car je trouve qu’elle s’incruste déjà beaucoup dans mon écriture poétique et théâtrale. Mais pour réagir sincèrement à votre question, ce qu’il faut réformer aujourd’hui, ce n’est pas la Constitution mais les mentalités. Je vous retourne la question: qu’attendez-vous et qu’entendez-vous par cet ailleurs? Qu’on vous dise que la Constitution fonctionne bien ou qu’elle est inadaptée? Que  l’esprit réformiste comme vous dites se concrétise sur le terrain ou qu’il a échoué? Je veux dire, pourquoi attendre toujours de cet ailleurs des réponses sur une réalité que seuls les Marocains de l’intérieur vivent en direct? Ce que je peux constater, et ça reste très subjectif : le Maroc des années 1970 à 2000 est bel et bien révolu. Aujourd’hui, le Maroc a affaire à une nouvelle génération qui rêve de voir le Maroc avancer non pas avec des discours mais avec des actes dans tous les domaines : le travail, la santé, le loisir, les droits de l’Homme, la justice, l’enseignement, l’art et la culture et régler les problèmes liés au chômage, à la corruption, à l’exil…. Et puis, les réformes se font sur le long terme, on n’obtient pas de résultats sur deux ou dix ans. Vous savez mieux que moi que le Maroc reste par certains côtés encore féodal,  et il faut continuer les réformes en profondeur sans heurter la sensibilité des uns et des autres afin que le changement s’opère concrètement, en douceur et sans violence. Il faut lutter contre la corruption qui ternit l’image du Maroc.


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