La gouvernance, la prévision et les chiffres


Par Rédouane Taouil *
Vendredi 7 Mars 2014

La gouvernance, la prévision et les chiffres
La querelle sur les prévisions de la croissance économique, exhibée à longueur de colonnes et d’ondes, ne saurait être vue comme un simple fait divers de la scène politique. Elle recèle d’éminents enjeux de la conduite de la politique économique de sorte qu’elle n’est pas à minorer en la réduisant à des échanges sommaires d’accusations mutuelles sur des erreurs de prévision, voire des falsifications. A y regarder de plus près, cette querelle est révélatrice de crampes mentales qui tiennent à des présuppositions fallacieuses sur la prévision macroéconomique, l’usage des chiffres et les modalités de gouvernance correspondantes. D’une part, ces présuppositions ignorent que la prévision repose nécessairement sur un cadre d’analyse  qui spécifie les mécanismes de croissance et de fluctuations conjoncturelles, et assure le traitement des observations et des données. D’autre part, les chiffres mobilisés dans l’espace public participent d’une gouvernance qui s’adosse à des jugements de valeur et des normes qui façonnent le comportement de l’économie et de la société.
 
La prévision 
comme construction
Il est largement reconnu que  la prévision se définit comme une construction hypothétique portant sur le comportement futur de la production, du niveau général des prix, du chômage ou des finances publiques. Comme telle, elle s’ancre dans une grille d’analyse constituée d’hypothèses et d’énoncés concernant les relations entre les grandeurs économiques qui intègrent des données quantitatives en les mettant en cohérence. L'analyse des faits requiert  un système de classement et de sélection destiné à les définir, les expliquer, les mesurer et les prévoir. Un fait économique par excellence, la croissance, n’est en rien une collection de données passibles de l’observation immédiate. Comme le souligne, non sans ironie, Henri Poincaré: «Les faits parlent d’eux-mêmes ! Le malheur si on les interroge, ils ne parlent même pas ». Ainsi, l’examen des évolutions de long terme de la production, suppose non seulement une définition de l’activité de produire,  des procédés d’évaluation, mais aussi des hypothèses sur les configurations des marchés, sur l’horizon temporel, sur le niveau général des prix,…. Qu’il s’agisse de la production, de l’emploi ou du chômage, un fait n’est intelligible qu’inséré dans une représentation théorique dont le vocabulaire et les énoncés généraux sont censés fournir les propositions analytiques et établir des prévisions. Cette primauté de la théorie contient trois implications majeures quant aux conditions de validité de toutes affirmations en économie. D’abord, si un énoncé tel  que «  le chat de ma tante est sur le tapis » ou « Rabat est la capitale du Maroc », peut, sans équivoque, être déclaré vrai ou faux, Il ne saurait en être de même pour des phénomènes économiques dont la complexité requiert d’emblée le recours à l’abstraction. Ainsi que le note Joseph Schumpeter, "les évènements sociaux constituent un tout. Ils forment un grand courant où la main ordonnatrice du chercheur extrait de vive force des faits économiques.
Qualifier un fait économique, c'est déjà une abstraction, la première des nombreuses abstractions que les nécessités techniques imposent à notre pensée". Dans ce contexte, on ne saurait appliquer le critère de vérité en confrontant une représentation mentale et la réalité extérieure, car il s’agit de registres qui ne sont pas de même nature. Dès lors, dire que telle  ou telle affirmation sur la croissance est contredite par la réalité est littéralement dépourvu de signification. De même qu’attribuer le label de vérité à sa prévision de la croissance n’est au plus qu’un compliment qu’on se fait à soi-même. Ensuite, il est tout à fait naturel que des prévisions de croissance soient divergentes. Une telle divergence reflète, à l’évidence, la sensibilité des conclusions tant aux hypothèses sur l’évolution de telle ou telle grandeur, au mode de traitement des données qu’au modèle explicatif.  Enfin, il n’y a pas de critère permettant de départager  des prévisions concurrentes en déclarant la supériorité de l’une par rapport aux autres.
 
Les usages des chiffres
En ce sens, l’invocation des prévisions du FMI est un pur argument d’autorité tant il  participe d’une rhétorique qui considère que la caution et le satisfecit de cette institution internationale  doivent primer dans le débat public. En premier lieu, il n’existe pas de faits bruts ou de données sur lesquelles l’observation peut s’appuyer  pour comparer ces prévisions. En second lieu, la croissance ne donne pas lieu à une même représentation théorique selon le facteur essentiel censé déterminer l’évolution de la production (l’investissement physique ou le capital humain, ou l’infrastructure ou les innovations). Il va de soi que ces différences se reflètent dans les prévisions.
La construction des prévisions s’appuie sur une représentation quantitative à l’aide de modèles qui mettent en jeu des liaisons entre des grandeurs jugées fondamentales dans l’appréciation du comportement d’ensemble de l’économie. De ce fait, la quantification est une pièce maîtresse des dispositifs de gouvernance. L’exercice de la politique économique au moyen d’indicateurs foncièrement normatifs institue une gouvernance par le nombre comme en témoignent les règles de déficit public à 3%, du taux d’endettement public à 60% ou d’inflation à 2%. Loin d’être neutres, ces critères quantitatifs véhiculent des jugements de valeur qui tiennent l’inflation et le déficit budgétaire pour des maux qui sapent la stabilité macroéconomique placée au rang de condition sine qua non  à  la croissance. Ainsi la stabilité des prix, la maîtrise du déficit public et de l’endettement public sont considérées comme des contraintes qui s’imposent aux choix des autorités monétaires et budgétaires et, par conséquent, à l’activité de prévision des performances de l’économie. 
Dans ce contexte, le chiffre s’érige en objectif des actions de ces autorités, lesquelles visent à ancrer des croyances et produire des comportements privés qui confortent la poursuite de cet objectif. Pour autant, les pouvoirs politiques mobilisent le chiffre comme stratagème de persuasion. Ainsi, les seuils de 3% de déficit et de 2% d’inflation servent de caution à un double titre : ils sont présentés à la fois comme des normes issues des recommandations de l’expertise macroéconomique et comme des faits qui s’imposent au titre d’évidences irrécusables suscitant l’adhésion spontanée. Pareil usage d’indicateurs est la marque d’une gouvernance centrée sur le chiffre comme mesure de la performance. Comme l’écrit Albert Ogien, à propos des politiques budgétaires restrictives, l’objet devient, non l’évaluation des missions d’intérêt général des dépenses publiques que sont éduquer, soigner, etc., mais la mise en chiffre de la réalité sous les apparences d’une objectivité parée de neutralité scientifique. Dans le même temps, les chiffres sont promus comme des faits que la rhétorique qualifie à l’envi de  têtus, alors qu’ils sont le produit de la combinaison d’outils théoriques et scientifiques.
A s’interroger sur des règles quantitatives des politiques monétaires et budgétaires, on constate d’emblée qu’elles sont les mêmes que celles de l’Europe de Maastricht. Le décideur public n’hésite pas, au demeurant, à user de la persuasion par l’exemple en répétant que le Maroc fait siens les critères européens. Ce faisant, il se trahit en avouant, à son insu, le caractère purement arbitraire des règles de politique économique. Les chiffres de 3% de déficit et de 2% d’inflation, ne possédant ni fondement théorique, ni pertinence empirique, ont une vocation de contrôle qui consiste à définir des règles de comportement que le décideur public impose selon des critères prédéfinis. Dans ces conditions, ils commandent la formulation des objectifs, la définition des instruments et des dispositifs de la politique attestant ainsi comment la gouvernance par le nombre participe à la transformation à la réalité. Cette gouvernance en fonction de règles intangibles occasionne un double déficit démocratique : outre que ces règles échappent au débat démocratique, leur mise en œuvre se traduit par des coûts en termes de  croissance d’emploi et de bien-être social.
« Il est un endroit – écrit Balzac- où (…) les idées, les croyances sont chiffrées ». Cette assertion est manifestement plus  pertinente aujourd’hui qu’au temps de l’auteur de « La condition humaine ». L’emprise croissante du quantitatif n’est pas sans poser  la question des enjeux démocratiques en matière de conception et de mise en œuvre des politiques  économiques et,partant, de l’articulation entre les fonctions de l’expertise et celles du décideur public. Eu égard au déficit démocratique de la gouvernance à l’œuvre, cette articulation nécessite d’être revue.L’orientation de la politique économique doit être le résultat de délibérations démocratiques au sein d’instances élues qui s’attachent  à définir le bien-être social en termes d’emploi, de croissance, de justice sociale. Les dilemmes ne peuvent être résolus  qu'à travers des procédures de  choix collectifs  fondées sur la participation et le dialogue.
La politique économique contient une technicité qui sollicite certes l’appel à l’expertise. Cet appel  doit être cependant organisé dans le cadre de conseils composés de personnalités indépendantes du pouvoir politique et  d’inspirations diverses. Ces conseils ne doivent avoir en aucun cas en charge  la définition du régime de la politique économique à suivre, mais analyser les conséquences de  différentes options en prenant en compte notamment la coordination entre les mesures budgétaires et l’exercice de la politique monétaire.  L’extension de la démocratie passe par l’arrachement de la gouvernance à la suprématie du chiffre.
 
* Professeur agrégé 
des universités 


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